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Les discrètes agapes des membres du club Quadrilatère

Lien publiée le 26 octobre 2013

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

(Le Monde) La dernière fois qu'ils se sont retrouvés, c'était mi-septembre au ministère du travail. Au menu du dîner : la situation économique et sociale, la réforme des retraites et celle de la formation professionnelle. Autour de la table, uniquement des spécialistes de haut niveau du social : des directeurs des ressources humaines (DRH) de grands groupes, des syndicalistes de premier rang, des hauts fonctionnaires et quelques journalistes. Un petit club informel qui se réunit discrètement depuis un peu plus de vingt ans et auquel ses membres, issus de quatre milieux différents, ont donné un nom qui sonne comme une évidence : Quadrilatère.

Les participants ont changé, en deux décennies, mais le rituel, lui, est resté immuable : un dîner à Paris environ tous les deux mois, au cours duquel on parle de social. Tous ceux qui participent ou qui ont participé aux agapes jurent qu'il ne s'agit pas d'un lieu de pouvoir, mais, à l'extérieur, leurs réunions en catimini fontjaser« C'est un lieu où se fabrique la connivence », persifle une avocate, qui roule sa bosse depuis des années aux côtés de syndicalistes.

Au commencement de cette aventure, il y a le groupe de presse Liaisons, connu de tous ceux qui s'intéressent au monde du travail, en particulier grâce au mensuel qu'il édite, Liaisons sociales magazine. La marque de fabrique de ce titreest de « prôner la négociation collective plutôt que l'affrontement, d'accorder de l'attention aux interlocuteurs syndicaux dans les entreprises », explique un membre de la rédaction. Un positionnement à « équidistance », résume-t-il.

L'idée de lancer Quadrilatère germe en 1992 dans l'esprit de deux journalistes, Christophe Boulay et Frédéric Lemaître, qui travaillent alors pour une lettre du groupe Liaisons spécialisée sur le social. Les deux hommes ont un épais carnet d'adresses et rencontrent une multitude de personnalités dans l'univers de l'entreprise, les ministères sociaux et les syndicats.

Lire sur les autres clubs : Le dialogue social se joue aussi dans des clubs

Le premier dîner se tient en 1992 dans un restaurant de la place de la République, à Paris. Qui était là ? Les souvenirs d'un des organisateurs sont incertains. Mais une chose paraît sûre : l'exercice s'installe dans la durée et attire des « têtes de gondole », selon la formule d'un syndicaliste. Au cours des années 1990, on retrouve Jean-René Masson, alors considéré comme le numéro deux de la CFDT, et Michel Huc, responsable de la fédération métallurgie de FO. Jean-Christophe Le Duigou, qui sera longtemps membre du bureau confédéral de la CGT, rejoint la confrérie.

Côté entreprises, il y a « du lourd » : les DRH ou responsables des affaires sociales du Crédit lyonnais, de Rhône-Poulenc, du GAN, de la BNP, de Renault.… « On a toujours essayé de ne pas avoir deux boîtes directement concurrentes »,relate l'un des animateurs de ces soirées. Les PDG ne viennent jamais – ou presque.

Quant aux grands commis de l'Etat, ils se recrutent à l'Elysée, à Matignon et, surtout, dans les administrations centrales : Olivier Dutheillet de Lamothe (qui ira, plus tard, au Conseil constitutionnel), Dominique Balmary, qui a travaillé quelques années à la Compagnie générale d'électricité et occupé d'éminentes fonctions au ministère du travail, etc.

L'une des règles, non écrites, est que les participants quittent le club quand ils sortent du champ du social ou abandonnent leurs responsabilités. Les désignations s'effectuent par cooptation. « Il n'y a pas de droit d'entrée, ce n'est pas une association de loi 1901 », souligne un journaliste. Aujourd'hui, on relève la présence de Stéphane Lardy (FO), Marcel Grignard (CFDT), Michel Yahiel (conseiller social de François Hollande), Jean-François Pilliard (Union des industries et des métiers de la métallurgie, UIMM, et vice-président du Medef) et des cadres d'Areva, GDF-Suez, la SNCF….

AUCUNE CITATION

Ce petit cercle s'astreint à un devoir d'étanchéité : ce qui se dit en son sein ne doit pas sortir. Aucun compte rendu écrit, et les journalistes présents ne doivent utiliserles éléments « que pour le background ». Sous-entendu : aucune citation. « La consigne a toujours été respectée », assure un participant. « Les gens peuvent s'exprimer sans être fliqués par qui que ce soit », précise l'un de ses « pairs ».

Quel est l'intérêt de ces réunions ? Les protagonistes « viennent intuitu personae et non en tant que représentants désignés par leur entreprise, leur administration ou leur organisation », répond Denis Boissard, qui joue un rôle-clé dans l'organisation et l'animation des débats. Pour cet ancien journaliste au groupe Liaisons, enrôlé à l'UIMM comme chef de projet, « le but est de mieux comprendreles positionnements des uns et des autres »« C'est un moyen d'échanger sur la conjoncture de chaque secteur et sur la lecture que les gens ont des réformes,complète un haut fonctionnaire. Ce n'est pas un groupe de pression, il ne s'y décide rien. » « L'aspect dîner est plutôt positif, parce que ça n'avait pas le caractère d'une réunion », abonde M. Le Duigou (CGT), qui a quitté le club dans les années 2000. « C'est un élément utile d'influence sur les journalistes et les hauts fonctionnaires, parachève un haut responsable de la CFDT. Nous testons ainsi nos idées. »

Preuve que ces rencontres sont prises au sérieux, et jusqu'au plus haut sommet de l'Etat, le conseiller social de M. Hollande et le directeur de cabinet du ministre du travail, Michel Sapin, veillent à ce qu'au moins un des deux soit présent. Personne, dans cette assemblée, n'a la prétention d'influencer les politiques publiques, mais quelques-uns espèrent que les idées échangées feront leur chemin : « Je suis assez attaché au fait que les hauts fonctionnaires comprennent comment l'économie fonctionne », affirme un ancien participant, qui est passé dans des cabinets ministériels avant de se faire embaucher par un industriel. Des cadres de grands groupes ont parfois essayé de distiller « des messages aux syndicats et aux hauts fonctionnaires », rapporte un journaliste.

Quand ce n'est pas au ministère du travail, les repas ont lieu soit au restaurant, soit dans une entreprise, soit à l'UIMM, « mais jamais chez les syndicats, parce qu'ils n'ont pas les moyens et parce qu'ils préfèrent éviter », soutient un grand commis de l'Etat. Ce mode de fonctionnement, fondé sur la confidentialité, sème le trouble chez les syndicats. « Cela n'a jamais été validé par les instances,rouspète une figure de la CGT. “Ils” ne parlent pas de la pluie et du beau temps : il y a une forme de collusion entre représentants du plus haut niveau du pouvoir, ce n'est pas très sain. » A la CFDT, le choix du représentant se fait aussi de manière très discrète. « On débriefe le dîner autour de la machine à café, jamais dans les instances officielles », explique un ancien cadre de la confédération.

"PAS SECRET, PAS PUBLIC"

En octobre 2012, alors qu'il était candidat à la succession de Bernard Thibault à la tête de la CGT, Thierry Lepaon avait été accusé par certains de ses « camarades » de « rencontrer incognito des patrons, sans aucun mandat de l'organisation »« J'ai été invité deux fois, avait répondu le mis en cause, dans les colonnes deLibérationHeureusement que les patrons rencontrent des syndicalistes, et vice-versa. » Sollicité par Le Monde, M. Lepaon ne souhaite plus évoquer cet épisode.

Du temps où il participait à ces dîners, M. Le Duigou explique que « [sa] venue se faisait en accord avec la confédération »« Ce n'était pas secret même si ce n'était pas public », souligne-t-il. « Il existe plein de petits clubs comme Quadrilatère, argumente M. Boissard. Des fantasmes se développent car tout ce qui est un peu confidentiel suscite des rumeurs, mais honnêtement ce n'est pas justifié. L'idée est de réunir des acteurs qui comptent dans la sphère sociale, pour qu'ils s'expriment librement, et ça marche bien parce que c'est discret. »

La polémique autour de M. Lepaon « m'a surpris », déclare un journaliste deLiaisons sociales magazine. Que l'on reproche au syndicaliste son appartenance à Quadrilatère le « dépasse ». Et de conclure : « On n'est plus à la lutte des classes, il y a un temps pour le conflit et un temps pour la négociation. »

Durant une brève période, « l'affaire Lepaon » et la lumière qu'elle a jetée sur eux a inquiété des membres de Quadrilatère. Mais la vie du club a vite repris son cours normal.