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Après le toyotisme, l’amazonisme
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Le Monde) Le livre avait fait l'effet d'une bombe lors de sa sortie, à l'automne 2013. En Amazonie (Fayard) peignait un portrait peu reluisant des conditions de travail au centre logistique d'Amazon, le mastodonte américain de la vente en ligne, à Montélimar (Drôme). L'auteur, le journaliste Jean-Baptiste Malet, s'était faitembaucher pendant deux semaines en décembre 2012 comme intérimaire pourprêter main-forte aux équipes du centre, qui tournent à plein pendant la période de Noël. Un an après, il évoquait dans son récit des conditions de travail « dignes du XIXe siècle », une surveillance organisée et une course permanente à la productivité.
Avril 2014. Un an et demi après le passage du journaliste infiltré (mais très vite démasqué, assure une employée), le centre logistique ne ressemble pas, à première vue, à l'usine hyper contrôlée et déshumanisée dépeinte dans le livre. Certes, c'est avril, il fait beau, le centre est calme et presque vide tant les espaces sont grands par rapport aux équipes sur place. Loin de la cadence infernale liée aux fêtes de fin d'année, les ouvriers – ou plutôt associates, comme on dit dans le jargon maison – s'arrêtent volontiers pour serrer la main de Stéphane Mugniot, le directeur du site qui conduit la visite.
Celui-ci ne cache pas la pénibilité du travail qui est accompli dans cet endroit – « c'est un métier de logistique, un travail d'usine, explique-t-il, donc forcément répétitif » –, mais le climat sur le site semble nettement plus apaisé ici que dans les centres de Saran (Loiret) ou de Sevrey (Saône-et-Loire), qui connaissent régulièrement des journées d'action syndicale.
RECOURS À L'INTÉRIM
Ouvert en 2010, le centre de Montélimar est l'un des quatre entrepôts français d'Amazon, avec Saran, Sevrey et Douai (Pas-de-Calais). Grand comme « cinq stades de football », le site reçoit, stocke et expédie 800 000 références de produits et emploie environ 500 personnes en période d'activité normale, dont plus de 400 CDI, fait valoir son directeur. En pic d'activité, avant Noël, le site double seseffectifs grâce au recours à l'intérim. Du fait d'un effet de cliquet, qui voit régulièrement des intérimaires pérennisés pour répondre à la progression des commandes, « on s'oriente de plus en plus vers de l'emploi à temps plein et en CDI », assure M. Mugniot.
C'est justement ce recours à l'intérim et la course à la performance que dénoncent Jean-Baptiste Malet et les délégués CGT d'autres sites. A Saran, Sébastien Boissonnet, délégué syndical, évoque la répression, la surveillance permanente, la pression sur les résultats… « Les employés n'ont même pas le droit de parler entre eux », assure-t-il.
A Montélimar, le processus logistique est effectivement poussé à son paroxysme. La forte amplitude entre les effectifs en période basse et période haute s'explique par la hausse vertigineuse des commandes en période de fêtes. Au plus fort de l'activité de 2013, le 9 décembre, 850 000 articles ont été expédiés en 24 heures de tous les centres en France. Une contrainte qui oblige à surveiller et sans cesserepousser les limites de l'efficacité.
MAINTENIR LE NIVEAU DE SERVICE CLIENT
Fiabilité et qualité de la livraison sont en effet des critères-clés dans le commerce en ligne. Il s'agit d'anticiper les fluctuations dans les volumes de commandes, d'une part pour maintenir le niveau de service client, d'autre part pour maîtriser les coûts.
« Si on arrive à gérer la hausse des volumes en période de pic, c'est notamment parce qu'on s'intéresse à la productivité de nos équipes », justifie M. Mugniot. Pas question de nier qu'il existe des contrôles dans l'usine, « on ne va pas s'en cacher». La masse salariale sur le site est importante, explique-t-il encore, « nous avons donc des objectifs de rentabilité », « mais pour nous, un défaut de productivité traduit une anomalie dans le processus ou un besoin, de formation par exemple, que nous devons identifier ».
L'histoire du site n'est pas sans remous, mais les conflits sociaux y ont été rares. Hormis deux grèves, l'une en 2011 portant sur un manque de chauffage, la seconde en 2012 sur un licenciement, le centre semble échapper aux tensions palpables ailleurs. Une déléguée syndicale, qui ne souhaite pas que son nom soit mentionné, reconnaît que le site est une « vitrine » et se dit satisfaite du travail de conciliation mené dans l'entreprise. « Nous ne sommes pas chez les Bisounours, mais si chaque partie travaille avec l'autre, on peut faire avancer les choses, affirme-t-elle. Chaque direction est différente (d'un centre à l'autre), mais ici nous sommes dans le dialogue. Les soucis des salariés sont toujours remontés et il y a toujours un effort de conciliation. » « J'ai déjà fait deux grèves, parce que nous n'avions pas été entendus, j'en ferai d'autres s'il le faut », ajoute-t-elle, pragmatique.
TECHNICITÉ DES PROCESSUS
Propre, claire, aérée, l'usine fonctionne selon une mécanique bien huilée. Les cafétérias sont modernes et bien fournies, l'accueil du site ouvre sur un vaste espace de formation – « pour intégrer au mieux les intérimaires et obtenir une qualité de service homogène » –, les parcours réservés aux chariots ou aux piétons sont clairement balisés… Les pièces, les outils, les processus sont très précisément identifiés et désignés à l'aide de moult anglicismes (stow, picking, tote…) et codes couleur.
On se croirait un peu dans une école maternelle, mais l'associate doit êtrerapidement opérationnel et surtout pouvoir atteindre un certain niveau de polyvalence. But affiché : faire tourner les employés sur les quatre métiers du site, d'une part pour « améliorer la flexibilité des équipes », d'autre part pour « solliciterdifférentes parties du corps » et donc minimiser les troubles musculo-squelettiques inhérents au travail posté. Les shifts (équipes), deux en période basse, trois en période de forte activité, durent sept heures.
La technicité des processus et la sophistication des machines sont stupéfiantes. « Chaque poste de travail est accolé à un ordinateur, qu'il faut savoir manipuler », montre M. Mugniot, pour mettre à mal l'idée qu'il s'agit de travail non qualifié. Les employés chargés du picking (préparer les commandes en allant chercher les objets dans les rayonnages) se déplacent dans l'entrepôt armés d'un chariot et d'une « scannette » qui liste le détail des objets à récupérer, « sans se tromper et en faisant attention aux autres », précise un picker croisé dans une allée.
Là encore, des algorithmes travaillent à « densifier » au maximum les zones de l'entrepôt (par exemple, un produit très demandé est disséminé à plusieurs endroits) afin de réduire les déplacements du picker et, naturellement, améliorerses performances. De la même façon, les articles ne sont pas classés par nature (sur chaque rayon, des jouets côtoient des livres, des clés USB, des articles de cuisine…), mais selon leurs dimensions et la pertinence de leur placement dans l'entrepôt.
Chez Amazon, l'organisation du travail se fait en fonction d'un rétroplanning fixé par la date de livraison garantie au client. Cette contrainte est régulièrement mentionnée par M. Mugniot, car c'est un indicateur de qualité essentiel : « Livrer un 26 décembre, ça n'est pas possible. » Tout est mis en oeuvre pour que la deadlinesoit respectée : des algorithmes identifient le site le plus proche et/ou le plus à même de répondre à la commande du client, d'autres programmes guident lepicker pour que sa préparation de commande soit rapide… Il est même possible pour les employés chargés de réceptionner, déballer et enregistrer les produits livrés à l'entrepôt, de mettre de côté ceux dont leur ordinateur dit qu'ils font partie d'une commande à traiter dans un bref délai.
Ce souci d'éliminer toute action superflue et de constamment s'ajuster aux volumes découle de principes de lean manufacturing dont Stéphane Mugniot se revendique clairement. « Je crois à l'amélioration permanente, et je crois aussi que les équipes sont les mieux placées pour détecter les problèmes et les faireremonter », explique-t-il. Depuis le début de l'année, 27 petits groupes de salariés se sont penchés sur des problèmes identifiés pour y trouver des solutions. Une façon d'impliquer les employés, mais aussi d'adapter les équipes à la croissance de l'activité.