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Quand les rouges sont à l’affiche : "Les Rouges" de P. Fautrier

Lien publiée le 27 avril 2014

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

(Mediapart) « Et le rouge toujours reste en fond », écrivait Chris Marker. Deux livres disent, sur un mode bien plus revigorant que nostalgique, l’histoire et l’intimité des combats politiques de ceux que l’on oublie toujours. Aujourd’hui, Les Rouges de Pascale Fautrier, saga familiale et politique emportée, qui s’ouvre sur Antoine le Jacobin et s’achève avec JC, alias Kostas. À savoir, Cambadélis, homme aimé.

 © DR

Roman-vrai, roman-fleuve, roman-manif ? Premier roman en tout cas, format géant. Le livre de Pascale Fautrier, Les Rouges, est une ambitieuse saga familiale, huit générations, une fresque du rassemblement où la généalogie se conjugue avec les révoltes, l’engagement, l’intime avec l’Histoire, le local avec le monde, la politique avec l’amour.

« En moi, ça résiste à tout, la “conscience de gauche”, notre foi devenue aussi indéchiffrable que les signes maçons dans la pierre de la basilique. » La basilique, c’est celle de Vézelay, et il s’agit bien, au travers du livre, de foi. Quiconque a gravi un jour la pente du magique endroit, après Romain Rolland, sait de quoi il retourne. Ce que dans le livre Madeleine, la grand-mère aimée, transmet à une autre Madeleine, sa petite-fille. Elle « n’avait pas lu Les Provinciales de Pascal, mais j’en ai découvert, en l’écoutant, l’esprit, avant d’en saisir la lettre : les œuvres des hommes, leur volonté et leur raison calculante ne sont rien si elles ne sont illuminées par la grâce ».

Pascale FautrierPascale Fautrier © Astrid di Collallenza

La promenade rituelle s’achève à Vézelay mais commence tout près, dans le cimetière de Mailly, avec la remontée des tombes. C’est l’histoire de la gauche qui défile. Sont enterrés là Antoine le Jacobin, l’ancêtre, Antoine-Cyprien, le « démo-soc » de 1848, ou encore René Millereau, dit commandant Max, un des chefs de la résistance communiste dans l’Yonne, et enfin le clou de la balade : Zéphyrin Camélinat, historique communard, celui qui a fréquenté Proudhon, Marx et Jaurès, « sa famille depuis toujours liée à la nôtre ».

Les tombes donnent presque le plan du roman : « Ceux qui ont façonné l’histoire de France sans y avoir accès », disait François Mitterrand dans son discours d’investiture de 1981, cité en exergue. Mailly-la-Ville ce sont des paysans, des artisans, une forge, un café, une arrière-salle, des vignes. C’est aussi, avec Migennes, le cœur géographique des épopées politiques qui se jouent. Se souvient-on de l’insurrection de 1848, ici, du soulèvement à Saint-Sauveur-en-Puisaye tout proche, plus célèbre pour avoir vu grandir Colette ? De la féroce répression, « première grande fracture de la gauche », « entre les prolétaires et la République » ?

C’est un prisme, un léger changement de perspective qui soudain de l’Histoire remet à neuf les épisodes connus. La concentration géographique et humaine ne réduit pas l’horizon, elle l’augmente : en cela, un roman. Allez voir – le livre de Pascale Fautrier suscite ce genre de curiosités – le site du paisible, désormais, village de Mailly : certes, Zéphyrin Camélinat, le communard, y figure parmi les « personnalités » du lieu. Mais sous l’onglet histoire locale bilingue anglais-français, pas une ligne sur les paysans rouges, prochainement ouvriers si souvent, sur les rares livres lus et relus, les passions en clair-obscur, le courage cher payé, les déterminantes solidarités, avec douze heures de travail dans les dents. Ce que retracent, en creux, les recherches de Pascale Fautrier dans les archives policières.

Zéphyrin Camélinat reviendra à Mailly chaque fois que possible, mais le destin de ce bronzier de grand talent – Haussmann fit appel à lui pour l’Opéra – est national, occasion d’entrer dans le salon du vieux Proudhon qui l’impressionne, ou pendant l’exil londonien, d’être invité à dîner par Karl Marx, qui l’impressionne aussi. L’ancien responsable de la Monnaie vivra assez longtemps pour fréquenter aussi le café du Croissant avec Jaurès (« l’insurrection optimiste »), adhérer à la SFIO, s’enthousiasmer pour la troisième internationale bolchevique en laquelle il voit une Commune aboutie, être le candidat à la présidentielle du Parti communiste en 1924… À sa mort, en 1932, le cimetière de Mailly-la-Ville verra défiler Cachin, André Marty, les Vaillant-Couturier ou les Thorez (et Doriot).

Aux revendications (journée de huit heures, interdiction du travail des enfants), aux luttes qui peuvent affamer, se mêlent intimement les débats, propriété, république ou soulèvement (ou les deux), centralisme, et si le jeune Camélinat est curieux de Proudhon, l’inverse est vrai. De même, face à un patronat alors si aisément identifiable, national, on est passionnément internationaliste. Mailly est un terroir inscrit dans le monde.

Staline au grenier

Avec l’arrivée à Mailly du Morvandiau Camille, rouge de cœur et gai luron qui vient de flamber un héritage inattendu en bals, motos et flots de Cuir de Russie s’ouvre le second volet des Rouges, ponctué, comme tout le livre, d’incises et de brèves discussions entre la narratrice et un certain JC.

Camille a épousé Madeleine, la couturière. Il y a léger déplacement, de Mailly, qui va devenir village semi-déserté faute de travail, à Migennes, en plein essor ferroviaire : les villes voisines de Joigny et Auxerre ont craint fumées, charbon, bruit et cheminots. Migennes deviendra donc la plaque tournante ferroviaire et militante, un bastion rouge. Jusqu’à la rupture, Camille et Madeleine seront de tous les combats. Ils seront aussi de toutes les illusions. Même si le portrait de Staline envoyé d’URSS atterrit dans le grenier parce qu’il est vraiment trop moche (et que l’on commence à dire des choses), le soulèvement hongrois de 1956 n’est qu’un avatar de la réaction ; Camille construit sa maison avec les camarades, plante les roses pâles qu’aime Madeleine, se dépense sans compter en réunions et actions, et ne comprendra rien, à propos de son ami René Millereau.

 © Jan Saudek

René, ami proche, venu de Mailly lui aussi, on le connaissait sous le nom de commandant Max dans la Résistance, lorsqu’il dirigeait l’un des maquis de l’Yonne. Peu prolixe sur la période, comme la plupart de ceux pour lesquels les amis torturés et déportés sont encore très présents. René, sommé à la stalinienne de rompre avec son frère (un policier qu’il ne voit jamais), refuse net, question de principe, et se voit écarté de toute responsabilité. Et puis, le Parti des fusillés fait le tri parmi ses résistants : ils peuvent être gênants. On le notera dans la famille, avec tristesse, « depuis qu’il n’est plus permanent au Parti, René est détruit » ; il en mourra. Mais l’avenir est radieux dans la rumeur des trains, l’enthousiasme trop fort, il faudra quelques années, encore, pour que Camille et Madeleine, eux aussi, refusent net de rompre. Avec leur propre fils...

Bernard – père de la narratrice qu’avec un peu de cruauté elle surnomme souvent Bébé – a pourtant bien commencé. Le plus jeune vendeur de l’Humanité du pays, un étudiant brillant aux traits nets, une vraie publicité pour l’homme nouveau, le premier – ascenseur social alors en état de marche – à accéder au supérieur. Oh, il votera bien l’exclusion du camarade Robert Simon, un type qui lit L’Aveu et pose des questions dérangeantes, mais n’en commencera pas moins à s’interroger, interrogation grandement accélérée par l’invasion de la Tchécoslovaquie ou le rejet des fichus gauchistes. Histoires connues, là encore, mais qui devient autre, entre les chaises Henri-II du salon, l’omniprésente fraternité, les silences de Francis, le frère aîné qui se tait sur son service en Algérie, les lapins du dimanche en fond de jardin.

Bernard, le plus jeune vendeur de l'Humanité du paysBernard, le plus jeune vendeur de l'Humanité du pays © archives personnelles Bernard Foutrier

En 1970, tôt marié, vite père, Bernard le jeune communiste modèle passe en procès interne. « On vole mes lettres (où il exprimait ses doutes à un ami – ndlr), on m’accuse d’un complot grotesque et je dois faire des excuses en m’auto-accusant d’être un malade mental. » À la soviétique, versant brejnevien. Lâchage de proches, qui pensent désormais en termes de carrière (ah, devenir maire, député). Madeleine et Camille rompent avec le Parti après envoi d’un pâle apparatchik pour régler « le cas Bernard » : cela s’écrit en une phrase, c’est trente-cinq ans de vie, la décomposition de l’avenir radieux et du Parti. Bernard ne se remet pas de l’injustice, âme politique errante et soutien des dissidents.

« Est-ce qu’enfin le grand moment approche ? Est-ce que les temps d’autrefois et ceux qui ne sont pas encore arrivés vont se mêler ? Est-ce qu’enfin Madeleine va assister à la naissance de la République, la Bonne, la Vraie, la Sociale, les assemblées populaires, les votes à main levée, les engueulades fraternelles...  » Elle a 17 ans, et elle est place de la Bastille le 10 mai 1981. Madeleine junior est en rupture d’études, virée du lycée, elle n’a pas encore lu Jaurès, Althusser et même Staline (depuis, si, d’où de nombreuses incises philosophiques). Avant de devenir adolescente rebelle abonnée aux jobs temporaires, elle fut, des années durant, l’enfant allongée sur la peau de mouton dont on oublie l’existence. Amours diverses et orageuses des parents, coup de blues des mêmes, Tchèque en exil ou Grec réfugié, déménagements, maelström des années 70 : c’est auprès de la machine à coudre de Madeleine senior, dans la maison de Migennes où les convictions sont simples, et le quotidien aussi, qu’elle s’enracine. Les récits de la grand-mère dans le grand désordre familial disent le rêve obstiné. Groseilliers, cousins, presque rien, un tout. Une cohérence subtile, et tendre. Les parents sont bien trop occupés à vivre leur vie.

Femmes en pot de fleurs

« Un air de punkette », mais une punkette qui aspire au structuré, à l’engagement total. Tandis que Bernard le père se reconstruit en historien de l’identité communiste et sculpteur, Madeleine entre à l’OCI lambertiste, qui devient illico le PCI.

Ainsi arrive le troisième volet, le plus personnel et le plus intime. Pour ceux qui ne fréquentèrent pas, on apprend certainement beaucoup sur l’OCI/PCI, groupe politique qui n’a jamais péché par excès de transparence. Devenue Lisa – pseudonyme militant oblige –, Madeleine s’implique beaucoup. Elle va s’éloigner pourtant, malgré une affectation à la cellule spectacle qui compte dans ses rangs Alain Corneau, Nadine Trintignant, Bernard Murat ou Pierre Arditi. Corentin Quideau y établit un audacieux parallèle entre l’extension de la révolution mondiale et la politique du commerce extérieur chez Cartier qu’il dirige. Tirant un sévère bilan de son engagement : « Au passage, Madeleine se demande si elle n’a pas adhéré au PCI précisément parce que les lambertistes sont des staliniens qui s’ignorent : même ouvriérisme, même faux accent faubourien pour les anciens vrais prolos et les tout à fait faux se payant une tranche d’exotisme social, comme Gautier, même haine affichée des pédés et des gauchistes. Le statut des femmes y est pire encore : rares, elles sont cantonnées pour la plupart au rôle de pot de fleurs que s’échangent les mâles dominants. La rigidité doctrinaire est encore plus caricaturale. »

Et de conclure – écho de l’histoire du père dans celle de la fille, par une citation de Karl Marx, à propos des répétitions de l’histoire : « La première fois c’est une tragédie, la seconde fois, c’est une farce. » Elle s’en va, mais pas seule.

Jean-Christophe CambadélisJean-Christophe Cambadélis © DR

Tout au long du livre se poursuit une ferme discussion entre la narratrice et un certain JC. JC, on le comprend vite, est devenu député PS. Il est le « jeune homme brun, aux yeux noirs fendus en amande, le visage adolescent » entrevu à la tribune, place de la Bastille, le 10 mai 81. Il est aussi – avant départ fracassant du PCI, et ralliement au PS, direction de l’UNEF-ID, soutien à Dominique Strauss Kahn – un responsable du PCI. Difficile – affaire de la MNEF comprise dont Pascale Fautrier donne une version peut-être pertinente mais peu étayée – de ne pas reconnaître Jean-Christophe Cambadélis. Ce qui s’amorce là, versant plus intime du livre – sur les marches de l’escalier d’un local où elle occupe un emploi assez fictif, ce sont vingt ans de liaison, de ruptures, de retrouvailles, de discussions passionnées. C’est un back street à la fois amoureux (mariages et enfants du côté du monsieur) et politique (elle est en somme l'incarnation d’une conscience de gauche, la rêveuse entêtée d’une république réellement socialiste héritée de Jaurès).

Le constat, à Migennes-la-rouge, fer de lance du combat syndicaliste devenu centre ferroviaire mineur depuis la construction du TGV, ville fauchée où l’école en préfabriqué flambe parfois, où désormais les HLM des cheminots sont alloués aux nouveaux venus d’ailleurs, est rude mais pas désabusé. Dans le jardin de Madeleine disparue mué en aimable zone verte, la famille se retrouve parfois. D’un côté ceux qui connaissent toujours l’usine, ou de fragiles équilibres économiques ; de l’autre le père remarié, enfants et filles, études supérieures, « bobo » dit quelqu’un à propos de Madeleine, qui a soutenu une thèse et écrit des livres. On s’aime mais on ne vit plus les mêmes choses, le ciment politique s’est effrité. Même si le fond de l’air reste rouge, qu’on vote FDG. Mais dans les pavillons alentour, plus personne ne vient toquer aux portes pour vendre les journaux ou simplement discuter, chacun chez soi. On habite des rues qui portent des noms de résistants ou de syndicalistes, mais leur histoire s’estompe.

Pendant des années, pensant à ce livre, Pascale Fautrier a noté. Ses recherches comme ses conversations avec JC. Dont celle-ci, avec celui qui est maintenant premier secrétaire du Parti socialiste.

« Moi, disait JC, je rêvais plutôt à une vaste recomposition de toute la gauche, socialistes, communistes et extrême gauche comprise, dans un grand parti organique sur le modèle de l’UNEF ID, que je dirigerais bien sûr.

— Reformer le parti des Rouges, disait Madeleine.

JC souriais à cette idée : elle est son unique désir, son obsession, le seul "destin" qu’il ait jamais convoité. » 

La mémoire des amoureuses est impitoyable.

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Les Rouges, de Pascale Fautrier, 549 pages, éditions du Seuil, 23 € Extrait ici.

 Prochain article : Plus noir dans la nuit, de Dominique Simonnot.

La boîte noire :

Depuis 2010, Pascale Fautrier tient un blog sur Mediapart. Dans Les Rouges, dernière partie, elle relate son propre itinéraire politique, dont son appartenance à l’OCI  lambertiste devenue PCI en 1981, et cite bien des noms familiers des lecteurs du journal (et pas seulement !), à des titres divers. C’est intéressant, parfois surprenant ou drôle, parfois tragique. Mais le livre lui-même, contenu et ambition, est si éloigné du name dropping que j’ai choisi de ne pas m’y attarder : il est ici davantage question de peuple que de people. À une exception près, puisqu’il s’agit d’un personnage essentiel, très identifiable, à la fois rudoyé et aimé, qui, sous les initiales JC, traverse l’ensemble du livre, et marque profondément la vie de la narratrice. JC, alias Kostas, à savoir Jean-Christophe Cambadélis, désormais à la tête du PS : suite parfaitement logique, d’ailleurs, de ce que l’on peut lire dans le roman.