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Les rouges sont à l’affiche: les mineurs de 1948 sont toujours là!
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Mediapart) La grande grève des mineurs de 1948 est une histoire qui n’est pas encore achevée en 2014. Ils ne sont plus qu’une poignée à réclamer justice. Dans Plus noir que la nuit, Dominique Simonnot explore les archives parfois saisissantes d’hier… et les courriers ministériels d’aujourd’hui. Mais surtout, elle redonne vie et parole à ces ouvriers dont l’existence a été bousillée par une interminable vengeance sociale.
« Quand je suis remontée dans le train pour Paris, Norbert est resté sur le quai, jusqu’au départ. Et ce soir-là, en regardant s’effacer sa silhouette maigre, j’ai décidé de revenir jusqu’à ce qu’il ait fini de me raconter. » Norbert, c’est Norbert Gilmez, ancien mineur gréviste des Houillères, ancien habitant de la cité des Brebis, ancien condamné, toujours combattant, toujours communiste. 92 ans, intarissable, vous expédiant une lettre de 28 pages, parce qu’il ne se sent pas très en forme pour écrire, en ce moment.
La gare, c’est celle de Bully-les-Mines. Norbert Gilmez parle de « l’épopée des mineurs » (et c’en est une). Il dit aussi que depuis« l’histoire », sa femme Lucienne a vécu en recluse. Que trois générations plus tard, porter son nom peut encore nuire quand on cherche un poste, qu’on poursuit des études. Il dit : « Nous avons eu une petite vie, une moche vie. » Matériellement, c’est certain. La grandeur est ailleurs.
La grande grève des mineurs de 1948 est restée dans les mémoires, votée à 94 %, s’étendant d’Alès à Firminy, de Merlebach à Béthune. Ampleur impressionnante, mais on se souvient surtout aujourd’hui de sa répression. Jules Moch (que tous les vétérans de la grève prononcent Jules Moche), ministre de l’intérieur, socialiste, mobilisa « un contingent de 80 000 hommes de troupe, officiers et sous-officiers », des tanks et des canons pour réduire le mouvement. Six morts, des blessés, arrestations en nombre. Sur les murs des Houillères, on vit pour la première fois le slogan que Mai-68 croira plus tard avoir inventé : CRS = SS. Mais en 1948, les SS, dans les Houillères, on les avait vus de près, et peu de temps auparavant.
Car la grève de 1948, qui faisait d’ailleurs suite à celle de 1947, avait surtout été précédée par une grève à haut risque, héroïque, résistante, en 1941, qui visait à priver l’Allemagne nazie du charbon dont elle avait besoin. 100 000 mineurs du Nord en grève, le 27 mai. Résistance payée cher, là comme ailleurs. Et la plupart de ceux que l’on retrouve engagés en 1948 étaient parmi les résistants.
Du même côté que ce Jules Moch, de la SFIO, qui faisait autrefois discrètement passer des armes vers l’Espagne républicaine, refusait de prêter serment à Pétain, optant immédiatement pour la Résistance. Mais en 1948, comme bien d’autres, il ne parle que de Kominform à propos des grévistes, et se lancera même dans un discours presque délirant à l’Assemblée nationale, mêlant pendant quatre heures une note secrète et probablement imaginaire de Jdanov, des fascistes roumains acheminés secrètement, des arrivées d’or bulgare… Guerre froide, plan Marshall.
Héros en 1945, héros les années suivantes en surproduisant au sortir de la guerre – ah, les belles « gueules noires » émaciées, ah, la« bataille du charbon » gagnée –, voici les mineurs soudain ennemis du « régime républicain » lorsqu’à la pire saison, en hiver, ils lancent la grève. À cela, plusieurs raisons : les avantages chèrement acquis, notamment en ce qui concerne les maladies professionnelles (la silicose tue), les accidents (des morts chaque année), leur sont retirés. La production est revue à la baisse et les salaires avec. N’en déplaise à Robert Lacoste, ministre de l’industrie, qui trouve tout à fait correct « le standing de vie » des mineurs, c’est vite la misère dans les corons, avec une inflation qui fait augmenter le pain de 200 %. Un reporter de L’Aurore, journal peu suspect d’empathie avec la CGT, écrit : « L’allié numéro un du Kominform, c’est le beurre à 950 frs le kilo. »
Tout ceci, bien sûr, figure dans le livre de Dominique Simonnot, qui a épluché comptes-rendus, presse, courriers, archives. Mais elle a fait bien plus, et c’est ce qui fait l’intérêt particulier de Plus noir dans la nuit. Elle a suivi Norbert dans la cité des Brebis – ce qu’il en reste –, histoire de ces maisons, de ces expulsions, aussi, ensuite, histoire des amis, souvent disparus. Bully-les-Mines, Mazingarbe. Le square et l’entrée du puits 6, tout-en-un ou presque. Elle a posé des questions, même celles qui pouvaient fâcher.
La reine de Belgique solidaire
Mais surtout, elle a rencontré les femmes. Simone, Jeanne, Colette… Souvent des veuves, aujourd'hui, alors très présentes dans les combats. En 1941, les femmes de mineurs avaient osé manifester, et la Kommandantur avait fini par leur interdire de sortir de chez elles : elles faisaient reculer les soldats… Il suffit de regarder ci-dessous le film que réalisa Louis Daquin sur la grève pour s’en assurer : elles sont aussi là en 1948. Précisons au passage que Jules Moch, redoutant la diffusion de ce court-métrage dont le commentaire est cosigné par Roger Vailland, innova là aussi en faisant saisir le négatif du film…
Si elles n’ont pas été envoyées en prison en 1948-49, elles se souviennent de tout, dans la cité des Brebis, des retombées de la grève et des solidarités. Des disputes à la maison, des enfants à nourrir et habiller. Elles savent la poussière noire qu’il fallait chaque jour enlever. 1948, ce n’est pas si loin, on n’est plus chez Zola, mais on sort en pantoufles dans la neige, parce qu’on n’a pas de chaussures ; on démonte dix fois les pulls pour en retricoter de nouveaux.
On sait ce que l’on perd, en faisant grève dans les Houillères et leur cité des Brebis, lieu désirable et triomphe du paternalisme. Aux Brebis, on a une maison (souvent petite, qu’on partage, qu’on réclame longtemps, et rien à voir avec les demeures des ingénieurs), on a le chauffage gratuit (bien le moins, au charbon), on a la garderie, la visite médicale, l’hôpital pour les accouchements, le jardin où planter les légumes indispensables, la salle des fêtes. L’école libre et l’école républicaine. Le marché de tout et rien dans la rue, une vie sociale intense. Certes, il y a des surveillants, qui vous caftent en cas de jardin négligé, ou d'absence à la messe. Une journée « nettoyage » de la rue obligatoire et hebdomadaire (en URSS, alors, c’est une journée par an, mais difficile de conclure à la supériorité du balai socialiste).
Le plus dur, pour le héros, n’est peut-être pas l’instant où il se sent prêt au sacrifice de sa vie, mais les longues années qui suivent, « la moche vie », dirait Norbert Gilmez. Avant celles-ci, toutefois, il faut se souvenir de l’extraordinaire mouvement de solidarité, essentiellement cégétiste, mais qui ne fut pas seulement le fait des militants : ainsi, des enfants des mines furent accueillis par des milliers de familles, et nourris, chauffés. Parmi les « familles d’accueil » solidaires, on trouve même la reine de Belgique…
Il faut aussi se souvenir de gens comme le docteur Coucke et sa femme. Lui, médecin des mines, bataillait pour que soit reconnue cette silicose qui tuait et que les médecins appointés minimisaient, trouvant fort gaillards des hommes atteints à 80 %. Elle, quitte à réquisitionner chez les ingénieurs, organisait distributions de vêtements et de chaussures, tenait arbre de Noël avec clown quand tout était sombre.
Ensuite, ce fut plus dur. Jules Moch est resté dans les esprits, mais André Marie, alors ministre de la justice, n’a pas grand-chose à lui envier. Les chefs d’accusation contre les grévistes prenaient l’eau. On les accusa bien d’avoir tiré sur l’armée, mais aussitôt 22 journalistes et photographes attestèrent par écrit du contraire. Des horions échangés, en particulier avec ceux de FO ou de la CFTC ? Bien sûr. Des CRS expédiés une nuit dans un puits de mine ? En effet, mais ils sortirent au matin, et entiers. Et en attendant, à Alès, c’est un coup de canon qui pulvérisa l’Association sportive des jeunes mineurs… Ainsi, les magistrats auraient pu avoir tendance à prononcer des peines avec sursis.
« Les enjeux humains particulièrement forts de ce dossier… »
Mais finalement, justice d’abattage, avocats empêchés, arrestations en nombre, les courtes peines pleuvent pour « entrave à la liberté du travail », ou « entrave au bon fonctionnement des Houillères nationales de Bully-les-Mines ». Excellente ambiance dans la magistrature, qui se voit sommée par circulaires ministérielles d’être ferme. Un procureur réticent suspendu, quelques délations à propos de « la déplorable faiblesse » de collègues magistrats… D’Astier de la Vigerie s’insurge à l’Assemblée : indulgence pour cette collaboration économique qui fonde de jolies fortunes, « répression scandaleuse contre la classe ouvrière ».
« Le résultat connu est que les traîtres s’en tirent bien et que les travailleurs sont impitoyablement frappés », renchérit Kriegel-Valrimont, cependant que L’Huma résume : « Tandis qu’il classe les dossiers des collabos, M. Marie se fait communiquer les noms des magistrats qui ne condamnent pas assez les militants ouvriers. » André Marie démissionne, mais cela ne changera rien à ce qui suivra, après les condamnations, la prison (de quinze jours à trois mois), les licenciements.
Dans la région, les Houillères sont toutes-puissantes, et elles ont la mémoire longue. Une courte histoire, rapportée en quelques lignes dans le livre, résume l’acharnement des autorités. Pendant la guerre, à Harnes, la résistante communiste Émilienne Mopty est arrêtée, torturée, transférée à Cologne pour y être décapitée, à 36 ans. En 1948, on identifie ses restes et son corps est rapatrié pour être enterré dignement au Carré des martyrs. Deux personnes sont absentes lors de la cérémonie. Ses deux fils, communistes eux aussi, alors en prison pour faits de grève, et que l’on n’autorise pas à assister aux obsèques.
Certains, gradés de l’armée après engagement volontaire, furent dégradés après la grève et n’oseront le dire à leurs propres enfants. Certains attendront dix-sept ans le branchement d’eau. Certains seront expulsés de leur maison. Certains se verront affectés dans unblockhaus insalubre comme logement de fonction. Tous seront virés de partout, une demi-journée, une journée de travail maximum, avant que l’on n'intervienne auprès d’entreprises qui dépendent toujours des Houillères. Trouver un toit, le conserver. Ne plus intéresser personne.
Vingt ans plus tard, voir les enfants retoqués ici et là, y compris dans la gendarmerie, en raison du « passé du père ». Et malgré cela, à l’évidence et pour quelques familles, rester debout toujours, et se souvenir davantage des maisons pleines de copains, des solidarités, ou d’un incroyable voyage offert par le Parti, quinze jours de rêve en Albanie entre deux misères.
Avec 1981, une quinzaine d’anciens grévistes reprennent espoir. Les licenciements abusifs, les vies gâchées, les condamnations vont pouvoir, enfin, être reconnus, dédommagés sinon réparés. Georges Carbonnier réunit des éléments, Norbert Gilmez en fait autant. Le marathon judiciaire commence, et les divers courriers – les ministres socialistes, de gouvernement en gouvernement, semblent jouer une gigantesque partie de Mistigri. Travail, Justice, Industrie, tout le monde « examine avec la plus grande attention » et refile au voisin. Le nombre de ministères n’étant pas illimité, il arrive qu’on tourne en rond. Un quart de siècle plus tard – autant dire que nombre d’anciens grévistes sont désormais représentés par leurs épouses ou leurs enfants – c’est, ironie politique, Nicolas Sarkozy qui va trancher en faveur des mineurs.
Que l’on se rassure, Christine Lagarde veille au grain et intervient à plusieurs reprises pour que l’on revoie à la baisse tout dédommagement (jusqu’au ridicule…). Côté judiciaire, cela ne vaut guère mieux, malgré le travail au long cours, acharné, mené jusqu’à sa mort en 2013, par l’avocat Tiennot Grimbach (on le retrouve dans le documentaire, sous l'onglet Prolonger) pour faire reconnaître les licenciements abusifs. Si bien que lorsqu’ils se voient octroyer 30 000 euros de dédommagements, pas un des anciens mineurs n’ose y toucher, de peur d’avoir à les rembourser, puisque la somme allouée en appel était retoquée en Cassation.
Enfin, en 2013, une lettre de Moscovici, ministère de l’économie – « afin de tenir compte des enjeux humains particulièrement forts de ce dossier » – met fin à la question pécuniaire. L’argent, Cassation ou pas, les dix-sept mineurs peuvent le garder. Il en a fallu, du temps, pour que les enjeux humains effleurent l’esprit des ministres socialistes. Quant à la loi « d’amnistie sociale » à l’étude, avec amendement spécial grévistes de 1948 porté par les sénateurs communistes, elle a été enterrée…
2014 : Le Front national triomphe à Hénin-Beaumont, autre lieu de la grève en 1948. À quelques kilomètres de là, Bully-les-Mines et Mazingarbe ont massivement voté à gauche.
Voir également un documentaire sous l'onglet Prolonger de cet article
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Plus noir dans la nuit
de Dominique Simonnot
267 pages, éditions Calmann-Lévy, 17,50 €.