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Réforme ferroviaire: pourquoi ça coince
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Mediapart) Septième journée de grève à la SNCF ce mardi, alors que les députés entament la discussion de la controversée réforme ferroviaire. Que prévoit exactement cette loi ? Que veulent la CGT et Sud ? Pourquoi le conflit dure-t-il ? Analyse d'une réforme qui réorganise l'entreprise et accompagne l'ouverture à la concurrence du rail.
Les députés entament ce mardi 17 juin l'examen de la réforme ferroviaire, sur fond de vive contestation. Depuis une semaine, deux syndicats importants de la SNCF, la CGT et Sud-Rail (53 % des votes aux élections professionnelles de mars 2014), reconduisent la grève pour protester contre cette loi qu'ils jugent dangereuse, pour les cheminots et pour les usagers. La CFDT et l'Unsa (38 % à elles deux), plus modérées, ne s'associent pas au mouvement. Laurent Berger, de la CFDT, dénonce une « mise en scène » et l'Unsa parle de« course à l'échalote » entre CGT et Sud. En face, Manuel Valls et le chef de l'État montrent les muscles et jouent l'opinion, profitant de la relative impopularité des cheminots, volontiers présentés comme rétifs au changement ou arc-boutés sur leurs supposés privilèges.
Dans les médias, le mouvement est surtout analysé par ses conséquences : retards des bacheliers aux épreuves, voyageurs TGV énervés, banlieusards lessivés par des heures de transports de plus. Les causes du conflit paraissent en revanche assez nébuleuses. « Je regrette que cette grève continue car nous n'en voyons pas le sens », a lancé Manuel Valls sur France Info. Pourtant, ce mouvement, dont la durée tient à la détermination d'une partie de la base, en dit long sur le moral des cheminots, leurs inquiétudes, la concurrence infernale dans laquelle évolue la SNCF, immense entreprise publique de 250 000 salariés aux statuts divers.
Ce que prévoit la loi
La réforme ferroviaire que les députés discutent à partir de mardi a été examinée lors du Conseil des ministres du 16 octobre 2013. Elle était souhaitée par le président de la SNCF Guillaume Pepy, nommé par Nicolas Sarkozy mais classé à gauche (il a travaillé avec Martine Aubry). Elle comprend 19 articles et vise, selon le gouvernement, à « moderniser en profondeur l’organisation du système de transport ferroviaire français ». Principale mesure : la réunion au sein d'une seule entreprise de la SNCF, qui exploite le réseau, et de Réseau ferré de France (RFF), qui le gère et l'entretient. Depuis la loi Pons de 1997, les deux entités sont séparées. Une division en partie factice (la SNCF assurait en fait une grande partie des attributions de RFF) qui, selon le gouvernement, « se traduit par des surcoûts et des difficultés à coordonner les travaux et les circulations ferroviaires, préjudiciables à la qualité de service ». La loi vise aussi à endiguer l'endettement du système ferroviaire (plus de 40 milliards d'euros).
Selon le rapporteur de la loi, le député PS Gilles Savary, elle vise par ailleurs clairement à « préparer l'ouverture du système ferroviaire à la concurrence ». Bruxelles souhaite en effet (c'est le « quatrième paquet ferroviaire européen » en cours de discussion) que le marché européen du rail soit totalement ouvert à la concurrence à partir de 2022 dans toute l'Europe – cela dit, les États souhaitent garder des marges de manœuvre importantes pour organiser cette concurrence. Dans cette perspective, la loi pose le principe d'un futur« cadre social harmonisé » entre les cheminots et les salariés des opérateurs privés, existants ou à venir.
RFF-SNCF, ça n'a jamais marché
La séparation entre l'opérateur SNCF et le gestionnaire du réseau date de février 1997. À l'époque, il s'agit surtout pour la France, qui tente alors de se plier aux critères de Maastricht, de masquer dans une structure de "défaisance" la dette déjà colossale du système ferroviaire. Outre les voies ferrées, RFF endosse alors 20 milliards d'euros de passif financier. En dix-sept ans, la dette de l'ensemble du système a plus que doublé, à cause du coût d'entretien d'un immense réseau en très mauvais état (ce qui explique de nombreux retards ou fermetures temporaires de liaisons), ou encore de la construction de nouvelles lignes (quatre nouveaux tronçons à grande vitesse seront inaugurés d'ici 2017 : Paris-Strasbourg, Paris-Bordeaux, Paris-Rennes et Paris-Montpellier ; quant au futur Lyon-Turin, il n'est toujours pas financé, etc.).
La réforme est une tentative de contenir cette dette qui flambe. Guillaume Pepy, le PDG de la SNCF, assure que la réorganisation fera gagner 1,5 milliard d'euros par an en supprimant doublons et chevauchements inefficaces. De quoi stabiliser la dette, mais pas la réduire. Plus prosaïquement, c'est une façon de régler des bisbilles récurrentes entre les deux structures, comme l'a prouvé l'incroyable quiproquo des quais de gare à raboter pour les futurs trains express régionaux (TER).
La loi propose donc de « réunifier » SNCF (rebaptisée SNCF Mobilités) et RFF (devenu SNCF Réseau) au sein d'une même holding, sur le modèle de la Deutsche Bahn allemande – au grand dam de la commission européenne, guère friande de telles structures accusées d'être un frein à la concurrence.
Rien n'assure toutefois que malgré la fusion, trois entreprises seront plus efficaces que deux. « À part multiplier les postes d’encadrement et les heures de réunions entre tout ce petit monde, quelle utilité ? » s'interroge le cheminot Sylvain Boulard dans un post où il explique ses raisons de faire grève. Pour les députés Front de gauche, c'est le risque d'un « éclatement du système ». « Le projet de loi est fait pour pousser encore plus loin le cloisonnement et l'étanchéité entre activités (…) pour préparer la structuration en sociétés privées », craint la CGT. Pour Sud-Rail, le « service public ferroviaire doit être assuré par UNE entreprise publique intégrée, gérante de toute l’exploitation et toute l’infrastructure... ». « Nous savons – nous ne le cachons nullement – que l’ouverture du marché à la concurrence, engagée depuis 2000, sera réalisée à terme, rétorque le rapporteur de la loi Gilles Savary. Nous préparons la SNCF à cet environnement ouvert, dans lequel elle devra se battre en France et, surtout, à l’étranger (…) Loin de démanteler la SNCF, nous conservons toutes ses compétences. »
Les craintes des syndicats : plus de concurrence, plus de compétitivité
« La SNCF va être complètement éclatée et incapable de répondre aux besoins de transport, (…) il y aura des milliers de camions supplémentaires sur les routes, de plus en plus de gares et de lignes fermées », prévient Thierry Nier, secrétaire fédéral de la CGT cheminots. La loi ne prévoit pourtant pas de fermeture de gares ou de réductions de dessertes. Elle ne dit d'ailleurs rien non plus de la façon de redresser l'activité Fret de la SNCF, moribonde.
Mais si une partie des cheminots sont si inquiets, c'est parce que leur environnement quotidien change très vite : le service public se veut désormais ultra-rentable et concurrentiel. « Depuis 1983, la SNCF a perdu 100 000 cheminots, soit un tiers de l’effectif, alors qu’elle transporte 400 millions de voyageurs supplémentaires par an », résume Gilles Savary. La SNCF est devenue un groupe mondial, en compétition dans de nombreux pays du globe pour l'exploitation de dessertes régionales, de réseaux urbains, ou dans le cadre de marchés d'ingénierie.
Elle compte aujourd'hui 250 000 salariés, dont 144 000 seulement ont le statut de cheminot. Les autres sont des contractuels de droit privé (environ 10 000), ou encore salariés du millier de filiales que compte désormais l'entreprise (environ 100 000, employés à des conditions moins avantageuses et avec plus de flexibilité). Parmi ces filiales, certaines sont connues du grand public, comme ID-TGV, voyages-sncf.com ou les autocars low-cost IDBUS, lancés en 2012. D'autres le sont beaucoup moins. Comme VFLI, une filiale qui taille des croupières à l'activité fret de la SNCF, ou Sféris, spécialiste de l'entretien du réseau en concurrence avec l'activité infrastructures de la SNCF (l'actuelle SNCF Infra). D'après la CGT, un tiers des embauches se fait d'ailleurs hors statut cheminot – ce que la direction dément. Selon un cadre cité par Les Échos, les filiales servent à « vider le statut cheminot à la petite cuillère ». Une sorte de dumping interne pour contourner le vieux statut maison afin de faire des économies et gagner en compétitivité.
Dans le même temps, le secteur ne cesse de se libéraliser. Le fret (transport de marchandises) est ouvert à la concurrence depuis 2006. Selon l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF, le gendarme du marché ferroviaire dont la loi muscle d'ailleurs les attributions), les opérateurs privés représentent déjà 32 % du marché (autant qu'en Allemagne, qui a pourtant ouvert ce marché douze ans plus tôt). Fret SNCF, l'opérateur historique, en crise structurelle, est concurrencé par EurocargoRail (filiale de la Deutsche Bahn), Europorte (filiale du groupe Eurotunnel), Colas Rail, ou une filiale de la SNCF comme VLFI.
Les transports internationaux de voyageurs sont ouverts à la concurrence depuis décembre 2009. En pratique, la SNCF les assure tous encore, via des coopérations avec des opérateurs d'autres pays (Eurostar, Thalys, Alleo, Lyria). Depuis décembre 2011, la compagnie privée Thello (Trenitalia/Transdev) propose toutefois des Paris-Venise et des Paris-Rome via Milan.
Les trains express régionaux (TER) sont toujours conduits et entretenus par la SNCF. Mais les régions, autorités organisatrices de transport à travers des délégations de service public, consacrent 6 milliards d'euros par an au ferroviaire et doivent gérer un trafic de plus en plus important. Elles militent pour gérer elles-mêmes leurs transports, et réclament une loi qui leur permettrait de faire appel (à titre expérimental, dans un premier temps) à des opérateurs privés ou à des régies. Certains opérateurs, comme la filiale de trains régionaux de la Deutsche Bahn, les courtisent d'ailleurs activement pour les encourager à sauter le pas.
Sans supprimer le statut particulier des 144 000 cheminots (qui leur garantit notamment l'emploi à vie, une retraite pas encore alignée sur le régime général, la possibilité de partir à 50 ans pour les conducteurs nés avant 1967, des règles de mobilité et d'avancement, etc.), la réforme ferroviaire crée un « cadre social commun à tous les travailleurs de la branche ferroviaire ». Objectif : préparer le terrain à une future négociation entre l'UTP (patronat des transports publics, auquel appartient la SNCF) au sujet d'une convention collective uniqueentre les cheminots, les salariés de la SNCF et ceux des entreprises concurrentes. « L’ensemble des entreprises de la branche ferroviaire seront ainsi soumises à un régime homogène en matière de durée du travail », promet le gouvernement.
Formellement, le statut cheminot (le "RH0001" dans le jargon maison) n'est pas mis en cause. « Ce cadre social harmonisé, c'est la destruction de nos métiers, la remise en cause de nos accords », s'inquiète pourtant la CGT-cheminots, qui craint un détricotage social en cascade.
Le contexte interne
Ces éléments mis à part, le contexte social et syndical de la SNCF explique aussi la durée du mouvement – le plus long depuis la réforme des retraites de 2010.
Dans cette grande entreprise publique où la culture de mobilisation reste ancrée, la grève reste une façon de ressouder les rangs en période d'incertitudes. « La corporation cheminote menacée de délitement par la nature des restructurations permanentes éprouve très régulièrement le besoin de ressouder ses rangs autour de grandes revendications mobilisatrices », explique le chercheur Marnix Dressen. Au risque de provoquer l'incompréhension d'une partie du pays, gênée dans ses déplacements.
Alors que la sécurité à la SNCF est un véritable dogme, les défauts de signalisation et autres problèmes techniques sur le réseau sont par ailleurs perçus par certains cheminots comme le signe d'une crise des valeurs internes. À ce titre, l'accident mortel de Brétigny-sur-Orge (juillet 2013) a pu servir de révélateur. Comme un récent rapport indépendant l'a montré, la SNCF paraît avoir de lourdes responsabilités : de très nombreux boulons servant à retenir le rail étaient défectueux ou manquants. La CGT a vu dans cet accident mortel (un événement rarissime à la SNCF) le signe d'une « déstructuration » de l'entreprise.
Côté syndical, l'éclatement n'aide guère à apaiser le paysage social. L'hégémonie historique de la CGT est un peu plus remise en cause à chaque élection professionnelle (par Sud, mais aussi par l'Unsa en pleine ascension). Ce qui explique ses atermoiements (son leader, Gilbert Garrel, a paru indécis, et la confédération CGT le soutient du bout des lèvres), mais aussi son intransigeance actuelle.
Enfin, le rapport de force créé par le gouvernement (« Il faut savoir terminer un mouvement », a lancé François Hollande, paraphrasant le communiste Maurice Thorez en 1936) entraîne en retour un sursaut de mobilisation dans les assemblées générales. En décembre 1995, les cheminots étaient à la tête du mouvement de contestation du plan Juppé de réforme de la Sécurité sociale. Les temps ont changé mais ils savent que leur capacité de nuisance et de mobilisation inquiète n'importe quel pouvoir.