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Icade: la privatisation rampante d’un acteur du logement social
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Mediapart) La Cour des comptes a établi trois rapports préliminaires sur la gestion d’Icade, filiale immobilière de la Caisse des dépôts, entre 2006 et 2013. Mediapart y a eu accès. Actionnaires interlopes, sociétés dans les paradis fiscaux, montages au détriment de l’investisseur public… Un des rapports revient sur les ténébreuses opérations menées pour aboutir à la privatisation rampante d’Icade.
Pourquoi la Cour des comptes s’est-elle tue pendant toutes ces années ? À quoi sert de constater aujourd’hui les « éléments de dissimulation », « les défauts d’information et de gouvernance », « les manques d’information au marché et aux instances de régulation », alors que les forfaits qui se déroulaient sous ses yeux sont depuis longtemps consommés ? Les questions se bousculent à la lecture des rapports préliminaires de la Cour des comptes sur Icade, une des filiales immobilières de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), auxquels Mediapart a eu accès.
La Cour des comptes a déjà fait un rapport très critique sur la gestion de la Société nationale immobilière (SNI), autre filiale de la CDC spécialisée dans le logement social. Un dossier largement documenté par Laurent Mauduit (lire ici, là ou encore là). Mais celle-ci a également éprouvé le besoin de se pencher spécifiquement sur Icade.
Trois rapports, pas moins – les rapports définitifs devraient être publiés à la rentrée –, ont été nécessaires pour passer en revue la gestion de la société entre 2006 et 2013. Ils détaillent tous les événements qui ont transformé cette filiale de la CDC, spécialisée dans le logement social intermédiaire, en une société foncière cotée en Bourse, échappant à sa tutelle, devenue un promoteur classique pariant sur l'immobilier résidentiel, le tertiaire et l'hospitalier. Ces rapports, auxquels Mediapart a eu accès, confirment largement nos enquêtes publiées depuis 2009.
L’histoire d’Icade ressemble en de nombreux aspects à celle du Crédit local de France, l’ancêtre de Dexia. Au fil des rapports de la Cour des comptes, on y retrouve à nouveau une poignée de hauts fonctionnaires et de dirigeants travaillant à la Caisse des dépôts ou au sein de l’État, oublieux du bien public et qui décident de se servir en organisant une privatisation rampante d’une activité juteuse pour leur seul bénéfice.
Les grandes manœuvres autour d’Icade commencent en 2002. À l’époque, la société immobilière vient juste de racheter les Entrepôts et magasins généraux parisiens (EMGP). La société possède surtout une grande emprise foncière aux portes de Paris, qui fait l’objet de spéculations récurrentes depuis les années 1970. À cheval sur un bout du XIXe arrondissement, Aubervilliers, Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), ces terrains représentent une superficie de 76 hectares.
Selon les estimations, cela se traduit par près d'un million de mètres carrés de droits à construire, soit le tiers de La Défense… De quoi susciter les appétits des promoteurs en tous genres. L’arrivée d’une des filiales de la Caisse des dépôts, grand maître d’ouvrage dans la région parisienne depuis les années 1950, suscite donc un certain soulagement chez les municipalités de Plaine Commune. Toutes veulent y voir le retour du bras armé de la puissance publique, à un moment où l'on commence à parler du Grand Paris (voir le reportage de Carine Fouteau sur ce territoire).
Le président d’Icade, qui a réalisé cette opération, n’aura pas le temps de poursuivre ses projets. Fin décembre 2002, Jacques Chirac, alors président, choisit à la surprise générale de nommer Francis Mayer à la direction générale de la Caisse des dépôts, en remplacement de Daniel Lebègue. Francis Mayer ne connaît guère le monde des collectivités locales : il est spécialiste des finances internationales, animant notamment le Club de Paris. Selon la version officielle, c’est Rafiq Hariri, chef du gouvernement libanais, impressionné par Francis Mayer au moment des discussions sur la restructuration des dettes au Liban et de la stabilisation du système bancaire libanais – sujet sensible pour nombre d’hommes d’affaires qui y ont des comptes –, qui a recommandé le haut fonctionnaire à son ami Jacques Chirac.
À peine atterri à la Caisse des dépôts, Francis Mayer apporte dans ses bagages un proche, Étienne Bertier. Ancien journaliste à Libération, il est devenu un familier d’Edmond Alphandéry qui le nomme conseiller au Trésor en 1993, quand il hérite du maroquin des finances. Lorsqu’il est parachuté en 1995 à la présidence d’EDF, Étienne Bertier le suit et devient secrétaire général du groupe public. Alors qu’Edmond Alphandéry est nommé par la suite président du conseil d’administration de la CNP, groupe d’assurances filiale de la CDC, il recommande son proche collaborateur à Francis Mayer.
Le directeur de la Caisse des dépôts en fait lui aussi l'un de ses proches conseillers, avant de le faire, en 2003, nommer à la présidence d’Icade. Les deux hommes sont d’accord sur sa mission à Icade : il s’agit pour Étienne Bertier d’organiser la séparation des activités immobilières concurrentielles de la CDC. En d’autres termes, de lancer la privatisation d’Icade, selon un plan qui paraît avoir été organisé avec une minutie d’horloger, mais en ayant recours à une cascade d'opérations opaques et complexes afin de dissuader les curieux.
Le rapport de la Cour des comptes commence à ce moment-là. Dès juin 2003, rappelle-t-il, une résolution est présentée lors de l’assemblée générale extraordinaire d’EMGP Icade, – alors seule filiale cotée d’Icade mais qu’elle contrôle à 82 % –, afin d’autoriser l’émissiond’obligations remboursables en actions (ORA) pour lever 53 millions d’euros de capitaux. Cette émission, selon les dirigeants, est destinée à aider au financement de son ambitieux plan de développement.
En avril 2004, la filiale d’Icade lance son opération. Elle se propose de lever 40 millions d’euros par le biais d’une émission obligataire remboursable en actions à partir de 2010. Cela représente une augmentation à venir de 10,3 % du capital. Les titres bénéficient d’un taux de 4,20 %. « Ce taux peut être représenté comme relativement élevé », insiste le rapport, soulignant le peu de risque dans ce type d’opération. « À titre de comparaison, poursuit-il, le taux de l’emprunt tiré par Icade sur BNP Paribas (au même moment) ressortait à 2,7 %. » Pourquoi Icade a-t-il préféré réaliser une opération onéreuse qui amène à terme à une dilution de sa part dans la filiale, plutôt que d’emprunter moins cher ? Ce n’est que la première d’une longue série d’opérations réalisées au détriment des intérêts publics.
Icade, en tant que premier actionnaire d’EMGP, a décidé de souscrire à 87 % à l’émission d’ORA de sa filiale. À ses côtés se retrouve, à hauteur de 12 %, le fonds d’investissement Forum European Realty Income. À lire la description faite de ce fonds, on comprend que les magistrats de la Cour des comptes sont mal à l’aise de le voir côtoyer une filiale de la CDC. Celui-ci tient, il est vrai, de la caricature de la finance offshore : « Ce fonds a été primitivement enregistré à Jersey le 25 mars 2003, puis déplacé aux îles Caïmans. La société de gestion Forum European Realty Invest Management est basée dans l’État du Delaware. Le groupe dispose d’une antenne au Luxembourg (…) », détaille le rapport.
Le mystérieux Francis Gleeson
Mais les enquêteurs de la Cour des comptes ne sont pas au bout de leurs surprises. La filiale d’Icade, EMGP, a à peine bouclé sa première opération qu’un protocole est signé, le 30 août 2004, entre le PDG d’Icade, Étienne Bertier, et la société irlandaise City North, représentée alors par David Shubotan. Ce personnage, qui disparaît par la suite, est alors directeur d’une société de courtage dépendant d’une banque irlandaise et sera plus tard administrateur de fonds chez Goldman Sachs, jusqu’en 2012, précise le rapport.
Dans le cadre de l’accord signé ce 30 août 2004, il est prévu qu’EMGP lancera une nouvelle émission d’ORA qui sera réservée en partie (11 %) à City North. La société irlandaise, présentée comme ayant un grand savoir-faire dans l’administration et la gestion des parcs d’activité, est prête selon l’accord « à faire bénéficier EMGP de son expérience », pour l’aider à imaginer le futur de toute son emprise aux portes de Paris. Enfin, c’est comme cela qu’elle sera présentée au conseil d’administration. Afin de garantir son investissement, City North exige toutefois d’avoir une garantie de rachat (put) accordée par Icade.
Dans son rapport, la Cour des comptes raconte la « grande expérience » de City North. « Cette société de droit irlandais a été créée peu de temps avant la signature du protocole, soit le 29 juillet 2004 », note-t-elle. Son « capital est détenu par un groupe d’investisseurs composé pour l’essentiel des promoteurs du parc d’activité City West », installé près de Dublin (ce parc fera faillite lors de l’éclatement de la bulle immobilière en Irlande, en 2010). « La structure ne permet pas de connaître l’identité effective des détenteurs des ORA », note-t-elle plus loin. « Au moment de la signature, seules 100 actions sur les 20 millions d’actions de City North (…) auraient été souscrites, dont 99 par M. Gleeson », inscrit le rapport. Ce dernier deviendra le seul interlocuteur d’Icade.
Les enquêteurs se posent beaucoup de questions sur ce mystérieux personnage. « Un des éléments manquants de la période contrôlée (2006-2013) est la relation établie alors que M. Bertier était PDG d’Icade avec des investisseurs irlandais représentés à titre principal par F. Gleeson », écrivent-ils en préambule de leur rapport. Intrigués, ils ont cherché à en savoir plus. Leurs découvertes épaississent plus le mystère qu’elles ne l’éclaircissent. Francis Gleeson est un trader, spécialisé dans le négoce de céréales et de produits alimentaires, très lié à Marc Rich mais aussi au “milliardaire rouge” (décédé) Jean-Baptiste Doumeng, dont il a épousé la fille.
Travaillant comme directeur général de Novarco (négoce de céréales de Glencore), puis de la société Marc Rich Invest, créée par Marc Rich après son éviction de Glencore, Francis Gleeson a quitté ce domaine après que la structure a été rachetée dans les années 2000 par le groupe russe Alfa, propriété de l’oligarque russe Mikhaïl Fridman. Francis Gleeson se met alors définitivement à son compte et crée en Irlande la société Gilbro Invest. Celle-ci a plusieurs filiales, certaines à Nicosie, d’autres à Malte, dans les activités les plus variées, touchant au commerce international, mais aucune dans l’immobilier.
Comment un personnage naviguant dans le monde interlope du négoce international se retrouve-t-il associé, alors qu’il n’a aucune référence en ce domaine, à une filiale immobilière de la Caisse des dépôts ? Le rapport de la Cour des comptes ne le dit pas et semble même ne pas vouloir aborder de trop près cette question brûlante. Selon nos informations, Francis Gleeson est entré sur recommandation du directeur général de la Caisse des dépôts d’alors, Francis Mayer, qu’il semble avoir bien connu. Les deux hommes se seraient rencontrés grâce à des connaissances communes travaillant au Liban. Le nom d’Alexandre Djouhri, proche de Dominique de Villepin mais aussi de Claude Guéant, intime jusqu’à récemment d’Henri Proglio, ancien PDG de Veolia et aujourd’hui PDG d’Edf, au point de devenir actionnaire important de Veolia, est évoqué comme étant celui qui aurait permis les premiers contacts.
La recommandation de Francis Mayer semble en tout cas suffisante à Étienne Bertier, PDG d’Icade, pour lui permettre de s’abstraire de toutes les contingences. « Il doit être relevé que ce protocole a été signé par le PDG d’Icade avant toute consultation formelle du conseil d’EMGP, d’Icade, de la Caisse des dépôts auxquels le texte aurait dû être préalablement soumis », note le rapport de la Cour des comptes. Saisi le 1er septembre 2004, deux jours après la signature de l’accord, le comité d’engagement de la Caisse des dépôts émet alors plusieurs réserves. « Il demandait notamment que soit approfondie la recherche sur l’honorabilité et les comptes des investisseurs », relèvent entre autres les enquêteurs, qui s’étonnent aussi que les comités des risques, de la stratégie et d’audit d’Icade n’aient pas été saisis avant la réunion du conseil d’administration de la société.
D’autant que le protocole a été modifié : les acheteurs (City North) souhaitent disposer d’une option de vente (put) sur cinq ans de leurs ORA. En contrepartie, Icade aurait une option d’achat (call) sur dix-huit mois. Ces changements auront leur importance, comme le démontre la suite de l’histoire : ils sont au cœur de la manipulation pour organiser le détournement de richesses d’Icade et sa privatisation rampante. « Ces données étaient de nature à susciter des interrogations multiples, d’abord sur la qualité voire l’identité et les références des investisseurs eux-mêmes, mais aussi sur les éléments de montage, notamment la demande d’une option de vente », souligne le rapport. Avant de poursuivre : « Dans ces conditions, les délibérations et les conclusions du conseil d’administration d’Icade, le 2 septembre 2004, ne laissent pas de surprendre », écrivent les rapporteurs.
Ceux-ci prennent un plaisir cruel à citer des morceaux entiers du procès-verbal de cette réunion. Si certains (Jérôme Gallot notamment, membre de CDC Investissements) s’interrogent sur les motivations financières des investisseurs, d’autres (Dominique Marcel en particulier, autre membre de la direction de la Caisse) assurent « qu’Icade a pu obtenir toutes les assurances sur la surface financière et la qualité des investisseurs », se félicitant au passage « qu’il soit prévu dès maintenant une possibilité de sortie en cas de coopération infructueuse ».
Après un tel soutien, le conseil d’administration d’Icade approuve le protocole et le principe d’une nouvelle levée de fonds de 50 millions d’euros sous forme d’obligations remboursables en actions. Une émission « qui ne s’imposait pas », insiste la Cour des comptes, notant que la filiale d’Icade, EMGP, a déjà tous les financements nécessaires pour son plan d’investissement. Au pire, si la société avait vraiment besoin d’argent, il aurait été préférable d’avoir recours à un crédit bancaire, beaucoup moins cher, écrit en substance le rapport.
10 millions de plus-values en mai, 84 millions en septembre
Le besoin de financer sa filiale n’est manifestement pas la préoccupation qui taraude le plus la présidence d’Icade, à lire la suite du rapport. Le protocole stipulait, rappelle-t-il, qu’Icade céderait à City North une partie des droits préférentiels de souscription au moment de l’émission. Pour cela, City North « aurait dû préalablement trouver elle-même les moyens de régler l’acquisition. Or elle ne disposait manifestement pas de disponibilités propres ni de capacité d’endettement », relève-t-il. Qu’à cela ne tienne ! Icade, qui veut manifestement faire affaire avec ces investisseurs irlandais de « grande expérience », change le protocole : la société se propose d’acheter elle-même les ORA réservées à City North avant de les lui rétrocéder. Et pour lui permettre de trouver un emprunt bancaire, elle accepte certaines modifications juridiques, qui reviennent en fait, selon la Cour des comptes, à ce que Icade soit la garante du prêt face aux banques. Ultime faveur : Icade accepte de rétrocéder à City North les ORA à un prix d’ami. « La plus-value qu’aurait pu obtenir Icade a été minorée », note le rapport.
Dix-huit mois s'écoulent sans que la coopération entre Icade et City North ne porte le moindre fruit, comme l’ont raconté à Mediapart des élus de Plaine Commune (voir les ténébreuses manœuvres autour d’Icade). En mai 2006, l’option d’achat consentie par la société irlandaise à Icade est sur le point d’expirer. Le directeur juridique d’Icade, qui vient juste d’être introduite en Bourse, fait deux notes pour avertir la direction et conseiller le rachat. Celui-ci lui semble raisonnable : 60 millions d’euros pour une émission à l’origine de 50 millions. « La plus-value pour City North aurait été de 10 millions d’euros », note la Cour des comptes.
Mais Francis Gleeson n’est pas du tout d’accord. Il conteste la proposition de rachat et menace d’ouvrir un contentieux contre la direction d’Icade. Lors du conseil d’administration d’Icade, Étienne Bertier ne manque pas d’insister sur ce risque juridique et souligne qu’il serait dommage pour Icade « de se priver d’un partenaire efficace ». Le conseil d’administration se range à l’avis du PDG d’Icade et décide de ne pas exercer l’option d’achat.
« Par un surprenant retournement, quatre mois plus tard, le conseil d’administration d’Icade du 16 septembre 2006 décide de mettre à l’étude le rachat des ORA détenues par City North », écrivent les rapporteurs de la Cour des comptes. Ils ajoutent : « City North se trouve alors en position de force puisque le PDG d’Icade avait sciemment laissé expirer l’option d’achat, il se retrouve dans l’obligation de devoir négocier le prix d’achat. » C’est ce qu’on appelle défendre l’intérêt de la Caisse, sans nul doute.
Tout semble déjà avoir été préparé. Icade a déjà commandé une étude sur le prix de rachat des ORA à la Société générale, étude qui lui a été remise le 4 septembre. La Cour des comptes relève, mais c’est une question d’habitude, que la banque a retenu pour la valorisation des ORA les critères les plus défavorables à Icade, et que son étude indique que « la possibilité offerte aux porteurs d’ORA de remonter au niveau d’Icade constitue une réelle opportunité ». À cette date-là, l’éventualité de céder une partie du capital d’Icade contrôlé par la CDC n’a jamais été évoquée. « La seule explication de cette mention est donc que celle-ci fait implicitement référence à un accord liant Icade, les vendeurs et la CDC, assortissant le rachat des ORA à une promesse de cession ultérieure de titres Icade », insiste le rapport. Pourtant, Icade est déjà une société cotée, donc soumise à un certain nombre d’obligations d’information et de réserve.
La mécanique de privatisation, pourtant, continue sans anicroche. Dès le 19 septembre 2006, le comité d’investissement de la CDC donne un accord de principe à une cession directe de 5 % du capital d’Icade par la Caisse des dépôts aux porteurs d’ORA. Une fois de plus, le rapport souligne l’opacité dans laquelle tout se déroule au détriment des intérêts de la Caisse, sans que cela ne suscite la moindre question dans les différents organes de direction et de gouvernance : le conseil de surveillance de la Caisse des dépôts étant soigneusement tenu dans l’ignorance, comme depuis le début, de toutes ces opérations.
En dépit des faveurs consenties par Icade, Francis Gleeson, le seul représentant connu de City North, conteste à nouveau le prix offert. Alors que la société a acquis les ORA au prix unitaire de 348,7 euros, qu’Icade lui propose de les lui racheter au prix de 916,20 euros,« soit un montant nominal multiplié par 2,72 fois en deux ans », note la Cour des comptes, il juge le prix insuffisant. Marc-Antoine Autheman, administrateur d’Icade, est désigné comme médiateur. En moins de deux jours, un accord est trouvé. Icade s’engage à lui racheter son bloc d’ORA pour 135,2 millions d’euros, soit un prix de 926 euros par titre. « La plus-value pour City North s’élève à 84,3 millions d’euros, alors qu’elle n’aurait été que 10,1 millions d’euros en mai », s’étrangle la Cour des comptes, confirmant ainsi des chiffres que même la direction actuelle d’Icade niait.
Pour faire bonne mesure, au nom de l’égalité de traitement des investisseurs, les mêmes conditions de sortie sont offertes au fonds d’investissement, Forum European Realty investment, souscripteur de la première émission d’ORA en avril 2004. Ainsi la filiale d’Icade, qui a levé auprès de ces investisseurs extérieurs 55 millions d’euros environ, leur reverse-t-elle deux ans plus tard un total de 172 millions d’euros. La direction de la Caisse des dépôts ne lève pas un sourcil.
Le troisième étage du montage se met en place. Dès que l’opération de rachat est réalisée, la Caisse des dépôts décide de céder immédiatement plus de 6 % du capital de sa filiale Icade, ce qui fait tomber sa participation à 64,7 %. Quelque 3 % du capital sont réservés à des investisseurs institutionnels et 3,47 % aux « investisseurs irlandais », toujours représentés par Francis Gleeson.
La société City North a été dissoute dès la vente des ORA. C’est une autre société, Paris North Real Estate, créée le 4 septembre 2006 et détenue officiellement par deux filiales – une à Chypre, l’autre au Luxembourg – de la holding personnelle de Francis Gleeson, Glibro investment, qui se porte acquéreur. Le prix fixé pour les parts cédées par la CDC est de 134 millions d’euros, comparable au prix de rachat des ORA. Mais Paris North Real Estate n’a pas d’argent à nouveau. Elle finance son achat par un crédit souscrit auprès de la banque Palatine, filiale des Caisses d’épargne (voir article de Laurent Mauduit, Opération Bingo).
« Il est surprenant que la Caisse ait privilégié un investisseur opaque », s’étonne à nouveau le rapport, soulignant aussi que les conditions de vente ne sont à nouveau guère favorables à la Caisse.
"Regarder vers l'avenir"
Car deux changements importants sont en préparation pour Icade. La société s’apprête à adopter le statut de société d’investissement immobilier cotée (SIIC), statut fiscal très avantageux qui permet de reverser aux actionnaires toutes les plus-values réalisées par la société en franchise d’impôt. De plus, Icade et la Caisse ont déjà commencé à négocier avec le ministère des finances pour obtenir de pouvoir bénéficier des financements liés au livret A. « Deux conditions requises pour maximiser le produit susceptible d’être attendu pour la vente future du pôle logement », note le rapport de la Cour des comptes.
« Si donc les acheteurs étaient d’une manière ou d’une autre informés que ces deux éléments étaient en passe d’être réunis, alors ils auraient bénéficié d’informations les conduisant à affecter un fort coefficient de probabilité à la hausse du cours qui s’est effectivement concrétisée », jargonne le rapport. En français dans le texte, cela s’appelle un délit d’initiés et est passible d’un emprisonnement de deux ans.
Mais les différents intervenants de cette histoire donnent le sentiment qu'ils se croient intouchables. Le 14 décembre 2006, un nouveau conseil d’administration d’Icade se réunit. Le directeur général de la Caisse des dépôts, Francis Mayer, est décédé cinq jours auparavant. Son successeur, Augustin de Romanet, n’est pas encore désigné. Manifestement, il importe à certains de profiter de cet entre-deux pour expédier quelques affaires urgentes.
Expliquant sa stratégie ambitieuse de développement, son besoin de financement, le PDG d’Icade explique qu’il a besoin d’une augmentation de capital, qu’il faut envisager la privatisation de la société. Dominique Marcel à nouveau lui apporte son soutien. Invoquant les mânes du directeur général de la CDC, il rappelle combien ce projet lui tenait à cœur avant son décès et presse le conseil d’autoriser l’augmentation de capital qui ramènera la participation de la CDC en dessous de la barre des 50 %. Edmond Alphandéry, qui siège aussi au conseil d’Icade – on est entre amis – lui apporte son soutien. Le conseil suit naturellement cet avis. « Il ressort de ces échanges qu’Icade et la Caisse, d’un commun accord, se sont souciés en priorité des actionnaires privés par anticipation d’une ouverture de capital alors prévue à terme », insiste la Cour des comptes.
Tout ne se passera pas exactement comme prévu. À l’été 2007, Étienne Bertier est débarqué de la présidence d’Icade, en conservant toutefois le bénéfice de ses stock-options. Il est remplacé par Serge Grzybowski. Celui-ci, comme le dit la Cour des comptes, mandate avec l’accord de la direction de la Caisse le cabinet Ricol pour réaliser un audit sur les questions de gouvernance et de gestion des risques « au regard de l’historique des opérations menées ». Cette décision illustre, selon la Cour des comptes, le fait que « ces commanditaires nourrissaient des doutes voire des soupçons ».
À plusieurs reprises des administrateurs, relève-t-elle, s’inquiètent de ce rapport et demandent des informations. Finalement, la nouvelle direction d’Icade décide de réserver une communication très restreinte à ce rapport Ricol. Ni les comités d’audit de la société, ni le conseil d’administration d’Icade, encore moins le conseil de surveillance de la Caisse des dépôts n’en auront connaissance. Seul le président du comité d’audit d’Icade, Jacques Calvet, ancien PDG de PSA, en sera destinataire en dehors de la direction d’Icade et de la CDC.
Certains administrateurs d’Icade lui demandent des éclaircissements, lors d’un conseil en juillet 2008. Le rapport de la Cour des comptes retranscrit à nouveau cruellement le procès-verbal de la réunion : « Jacques Calvet suggère de penser à l’avenir de la société plutôt que de se lancer dans une procédure longue et incertaine. Le président et le conseil conviennent de s’en remettre à la sagesse de son avis. »
Ainsi, tout est promptement enterré. Les conditions opaques et sulfureuses dans lesquelles a été réalisée la privatisation rampante d’Icade ne seront jamais vraiment élucidées. Ni la direction d’Icade, encore moins la direction de la Caisse des dépôts n’entameront la moindre démarche pour tenter de faire la lumière sur ce ténébreux dossier. Aucun signalement au titre de l’article 40 ne sera fait auprès des autorités judiciaires. Et Étienne Bertier a pu empocher ses stock-options. Après tout, il ne s’agit que de l’argent public.
2e volet : Fric-frac sur le logement social.