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Miquel Amorós, Fondements élémentaires de la critique anti-industrielle

Lien publiée le 4 septembre 2014

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http://sniadecki.wordpress.com/2014/09/03/amoros-fondements/

Le propos de cet exposé sera de signaler les lignes de force que suit la critique réelle du capitalisme dans ses phases ultimes, que nous avons qualifiée d’anti-industrielle. La question sociale fut posée au départ à partir de l’exploitation des travailleurs dans les ateliers, les usines et les mines. La critique sociale fut avant tout une critique de la société de classes et de l’État, mais, dans une phase postérieure du capitalisme, la question sociale surgit de la colonisation de la vie et de l’exploitation du territoire. Il faut comprendre que le territoire n’est pas le paysage ni l’« environnement », mais l’unité de l’espace et de l’histoire, du lieu et de l’habitant, de la géographie et de la culture. La critique sociale évolua en critique de la société de masse et de l’idée de progrès. Loin de repousser la critique antérieure, qui correspondait à un type de capitalisme ayant périclité, elle l’amplifiait et la prolongeait, englobant des faits nouveaux comme le consumérisme, la pollution, l’autonomie de la technoscience et le totalitarisme d’apparence démocratique. La critique anti-industrielle ne nie donc pas la lutte des classes, mais la conserve et la dépasse ; plus, la lutte des classes ne peut exister dans les temps qui courent autrement que sous la forme de lutte anti-industrielle. Dorénavant, celui qui parle de lutte des classes sans se référer expressément à la vie quotidienne et au territoire a dans la bouche un cadavre.

Nous pouvons suivre, entre les années 30 et 90 du siècle passé, l’apparition historique des premiers éléments de critique anti-industrielle, en commençant par la critique de la bureaucratie. La bureaucratie est le résultat de la complexité du processus productif, de la nécessité du contrôle de la population et de l’hypertrophie de l’Etat, dont les organisations « ouvrières » sont un appendice. A un niveau déterminé de développement, celui où propriété et gestion se séparent, et où ceux qui exécutent les ordres restent totalement subordonnés à ceux qui coordonnent et décident, les strates supérieures de la bureaucratie qui opèrent dans les différentes sphères de la vie sociale – la culture, la politique, l’administration, l’économie – sont réellement la classe dominante. La société capitaliste bureaucratisée demeure divisée entre gestionnaires et exécutants, ou, mieux, entre dirigeants et dirigés. Une telle division nous ramène à une autre antérieure, celle qui oppose travail manuel et travail intellectuel, base du développement bureaucratique. Le travail manuel perd sa créativité et son autonomie à cause du système industriel qui, en favorisant la standardisation, la parcellisation et la spécialisation, le réduit à une pure activité mécanique contrôlée par une hiérarchie bureaucratique. Le bénéficiaire de la mécanisation n’est pas seulement le capitaliste ; c’est la machine elle-même. Par l’organisation du travail et de la vie sociale qu’elle implique, celui qui est affecté en premier lieu est le travailleur, mais c’est toute la population qui sera soumise aux exigences de la machine. L’usine, la machine et la bureaucratie sont les véritables piliers de l’oppression capitaliste. La critique de la bureaucratie et de la machine complète la critique de l’État et du travail salarié, et introduit la critique de la technologie.

Le développement unilatéral de la technologie, orienté vers le rendement et le contrôle, sert la soumission, et pas la liberté. Une existence modelée par des technocrates sur des normes industrielles est une sorte de vie d’esclave. La science et la technique évoluent sous le signe de la domination, qui est domination de la nature et de l’être humain. Mais une critique de la science et de la technologie ne signifie pas un refus de la connaissance rationnelle et du métabolisme avec la nature. Il s’agit du refus d’un type de science et d’un type de technologie qui engendrent pouvoir et soumission. Et acceptation de celles qui n’altèrent pas les conditions de reproduction d’une société égalitaire et libre. Celles qui obéissent aux nécessités d’une vie rurale et urbaine équilibrée, à la mesure des besoins et désirs humains. Au nom de la Raison. Mais si elle avance sous la tutelle de la connaissance instrumentalisée, cette même Raison, soumise aux impératifs de pouvoir, s’autodétruit. La foi dans l’amélioration de la condition humaine à travers la connaissance scientifique, l’innovation technique et l’expansion économique, en d’autres termes, la foi dans le progrès, reste en question. La critique de la science, de la technologie et du système industriel est une critique du progrès. Et de la même façon, c’est une critique des idéologies scientistes et progressistes ; en premier lieu, de l’idéologie ouvriériste, tant dans sa version réformiste que dans sa version révolutionnaire, basée sur l’appropriation, au nom du prolétariat, du système industriel bourgeois et de sa technologie.

Le capital ne consiste pas seulement en argent, moyens de production, ou savoir accumulé ; c’est le pôle actif d’un rapport social à travers lequel il engendre des bénéfices sur l’exploitation du travail salarié. Quand ce rapport cesse de se limiter à la production et concerne tous les aspects de la vie des individus, l’exploitation capitaliste change qualitativement et le conflit social s’étend à la vie quotidienne, maintenant dominée par le véhicule privé et la frénésie de consommation, encadrée par une architecture misérable. A la critique du travail s’ajoutent celle de la société de consommation et celle de l’urbanisme, et par-dessus toutes celle de la vie quotidienne qui en découle, auparavant ébauchée sous la forme d’une critique de la morale sexuelle bourgeoise et sur la revendication des droits des femmes. La construction d’un style de vie libre doit déraciner de la vie la logique aliénante de la marchandise. La méthode pour ce faire, l’autogestion, doit être mise en œuvre contre la logique capitaliste, car à défaut il ne s’agirait de rien de plus que l’autogestion de l’aliénation. La tâche des futurs organismes communautaires, que certains identifièrent dans les années soixante avec les Conseils Ouvriers et d’autres avec les communes libres, ne peut donc consister dans la gestion de l’existant, mais dans sa transformation révolutionnaire. La souveraineté réelle des individus émancipés ne signifie en rien l’« humanisation » du travail ou la « démocratisation » de la consommation, mais la suppression des deux et son remplacement par un nouveau type d’activité unitaire libérée des entraves.

La crise écologique disqualifia au sein de la critique de la vie quotidienne l’optimisme envers la technologie, la croyance en un possible usage libérateur de celle-ci, et condamna l’ouvriérisme, la foi en un rôle émancipateur du prolétariat industriel et le caractère potentiellement révolutionnaire des conflits du travail. Des phénomènes comme la pollution, les pluies acides, la consommation de combustibles fossiles, l’usage d’additifs chimiques et de pesticides, l’énorme accumulation d’ordures, etc. démontrèrent que le règne de la marchandise non seulement condamnait la majorité de la population à l’esclavage salarié et à l’aliénation consumériste, mais en outre menaçait sa santé et mettait en péril la vie sur Terre. La lutte contre le capital n’est donc pas simplement une lutte pour une vie libre, mais une lutte pour la survie et une défense du territoire. L’abolition du travail et de la consommation ne peuvent s’effectuer de l’intérieur, à travers une prétendue radicalisation des conflits pour le salaire et l’emploi, vu que ce qui presse c’est le démantèlement complet de la production, qui s’est muée en quelque chose d’empoisonné et d’inutilisable. Son « autogestion » est plus qu’aliénante, toxique. La crise écologique révèle donc les limites de la croissance productive et urbaine, la condition sine qua non de l’accumulation capitaliste actuelle, quand le développement économique s’est transformé en l’objectif unique de la politique.

Le développementisme (le développement comme remède aux problèmes sociaux) rencontra sa première entrave dans ladite « crise du pétrole », devant laquelle « le marché » et l’Etat réagirent en construisant des centrales nucléaires. Les dangers que la production d’énergie nucléaire comportait pour des parties importantes de la population et surtout la militarisation sociale qu’elle entraînait déclenchèrent une forte opposition. De l’unification de la critique de la vie quotidienne et de la critique écologique, spécialement de son versant antinucléaire, naît dans le courant des années 1980 la critique anti-industrielle. L’anti-développementisme tente de fondre les éléments critiques précédents : sa négation du capitalisme est à la fois antiétatique, antipolitique, anti-scientiste, antiprogressiste et anti-industriel.

Les nouveaux fronts de lutte ouverts, englobés sous le concept de « nuisance », étaient difficiles à défendre, car la fin du cycle fordiste du capital, caractérisé par la déroute du mouvement ouvrier traditionnel, l’industrialisation de la culture et le début de la mondialisation entraînaient un affaissement de la conscience et un essor de l’écologisme neutre. En réduisant les problèmes à des questions environnementales et économiques et en ignorant la critique sociale antérieure, les écologistes aspiraient à se convertir en intermédiaires du marché de la dégradation, tout en fixant avec l’État les bornes de tolérance des nuisances. En effet, les écologistes assumeront bientôt le rôle d’assesseurs politiques et entrepreneuriaux. Mais d’un autre côté, la destruction des milieux ouvriers et la colonisation achevée de la vie quotidienne avaient augmenté en flèche les capacités de la population à supporter l’insupportable. Les classes jadis dangereuses se transformaient en masses domestiquées. L’obscurcissement de la conscience se traduisit rapidement en déclassement, perte d’expérience, asociabilité et ignorance, raison pour laquelle la connaissance de la vérité ne provoqua pas de révolte. Les liens sociaux, dissous par la marchandise, faisaient défaut. La critique anti-industrielle s’amplifiait jusqu’à embrasser l’écologisme et la société massifiée.

Le manque de résistance permit au capitalisme des avancées sans précédent, exacerbant toutes ses contradictions et aggravant le niveau d’habitabilité du monde. La conviction développementiste de la croissance comme objectif primordial de la vie sur la planète débouchait dans un crise biologique. Le réchauffement global, dans un contexte de dégradation universelle, impulsa le capitalisme « vert », basé sur le « développement durable », dont le fruit aura été les organismes transgéniques, les voitures haut de gamme avec moteur à basse consommation, les agro-carburants et les énergies renouvelables industrielles. Les agressions contre le territoire se sont multipliées : autoroutes, trains à grande vitesse, lignes de très haute tension, « fermes » éoliennes et « jardins » solaires, urbanisation illimitée, incinérateurs, cimetières de matières toxiques et radioactives, régulation de bassins hydriques, transvasements, antennes de téléphonie mobile, abandon et transformation de la campagne en banlieue… Il faut ajouter à cela les progrès de l’artificialisation de l’existence (dont les nanotechnologies et la biologie de synthèse sont les points culminant), la prolifération des conduites psychotiques et l’intronisation d’une société panoptique et cryptofasciste comme réponse institutionnelle aux périls de l’anomie. Bien que le principal ennemi du capitalisme soit toujours le capitalisme lui-même et que les menaces les plus sérieuses contre lui proviennent de sa propre nature, une résistance minoritaire est parvenue à se développer grâce à des conflits locaux de diverses natures, principalement contre les grandes infrastructures, et c’est ainsi que la critique anti-industrielle a pu avancer dans différentes directions et sous des appellations diverses, rencontrant, au hasard des catastrophes, des partisans et des propagandistes qui dénonçaient tant les désastres affectant le territoire que la domestication et la résignation de ses habitants, des gens qui comprenaient qu’on ne pouvait remédier à aucun problème en s’embourbant dans la politique, des gens qui ne séparaient pas une agression spécifique de la société qui en était la cause.

La société développementiste est parvenue au seuil au-delà duquel la destruction de l’habitat humain est irréversible, et, par conséquent, le contrôle absolu de la population est obligatoire. La défense d’une vie libre, pour commencer libre de prothèses technologiques, riche de relations, commence par une défense du territoire et une lutte contre tous les conditionnements, qu’ils proviennent du contrôle social, du travail, de la motorisation ou de la consommation. Mais ceci ne concerne que son moment défensif. Sa phase offensive est désurbanisatrice, désindustrialisatrice, ruralisatrice et décentralisatrice. Elle doit rééquilibrer le territoire et désigner le local et le collectif en tête de ses préférences. Il s’agit aussi d’un combat pour la mémoire et pour la vérité, pour la conscience libre et contre la manipulation du désir ; c’est, subsidiairement, une lutte contre les idéologies qui les occultent et les déforment comme le citoyennisme, la décroissance ou celle que l’on trouve dans des manuels pour adolescents vierges dans le genre « l’anarchie en dix leçons faciles » (municipalisme, stirnérisme, bonannisme, etc.).

Le capitalisme dans sa phase actuelle est éminemment destructeur, et, par conséquent, en guerre contre le territoire et les gens qui l’habitent. L’autodéfense est légitime, mais ne constitue qu’un aspect de la lutte autour du territoire. C’est un combat pour l’autonomie dans l’alimentation, le transport, l’enseignement, la santé, le logement ou l’habillement ; se démener pour la solidarité, pour la communauté, pour l’agora et pour l’assemblée ; pour le «comicio », l’ « ayuntamiento » ou le « concejo abierto », autant de noms pour désigner la pratique de la liberté politique dans les époques précapitalistes dans la Péninsule.

La critique anti-industrielle n’arrive pas comme une nouveauté empaquetée à la disposition de qui veut en faire usage. Elle résume et embrasse tous les éléments critiques antérieurs, mais ce n’est pas un phénomène intellectuel, une théorie spéculative sortie de cerveaux privilégiés qui s’adonnent à de longues journées d’étude et de méditation. C’est la réflexion d’une expérience de lutte et d’une pratique quotidienne. Elle est présente un peu partout, sous une forme ou une autre, comme intuition ou comme coutume, comme mentalité ou comme conviction. Elle naît de la pratique et retourne toujours à elle. Elle ne demeure pas dans des livres, des articles, des cercles d’initiés ou des tours d’ivoire ; elle est le fruit tant du débat que de la bagarre. En un mot : elle est fille d’action, c’est son milieu et elle ne peut survivre loin de lui.

Miquel Amorós, Juillet 2010.