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Extrait de "Les religions sont-elles réactionnaires ?" (de S. Lavignotte)
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Stéphane Lavignotte, Les religions sont-elles réactionnaires, Paris, Textuel, août 2014.
Les religions traversées par les luttes de classe…
La sociologie montre comment – parce que fait social – la religion est extrêmement diverse. Les classes sociales d’implantation des religions ne sont pas le moindre des facteurs de variation, ni le moins important quant à leur potentialité réactionnaire ou révolutionnaire. Engels – plus que Marx – s’y montre particulièrement sensible. Voyant le mouvement ouvrier naissant à son époque, il le compare au christianisme à son origine, le percevant comme le mouvement des opprimés, des esclaves, des affranchis, des pauvres… En contact (et en débat critique parfois virulent) dans le socialisme allemand avec des dirigeants ouvriers revendiquant leur foi, il porte son attention – en lui consacrant un ouvrage – au mouvement de la guerre des paysans au moment de la Réforme protestante luthérienne en Allemagne. Cette révolte paysanne derrière Thomas Münzer tenta de radicaliser la réforme religieuse sur un plan économique et social, avant d’être écrasée dans le sang par les princes allemands soutenus par Luther. Pour Engels, les camps religieux recoupent les classes sociales dans les guerres de religion du XVIè siècle : camp « catholique ou réactionnaire » (les autorités impériales, certains princes, la noblesse, etc.), camp luthérien « bourgeois-réformateur » (noblesse de rang inférieur, bourgeois, certains princes séculiers), camp « révolutionnaire » (plébéiens, paysans) de Münzer. D’autres auteurs – nous y reviendrons – porteront un regard similaire sur tous les mouvements millénaristes de cette époque et d’autres lors desquels les couches opprimées se saisissent d’une espérance religieuse radicale.
Bien plus tard, les sociologues du catholicisme dans la France des années 1950 insisteront sur la diversité des approches de la foi au sein de la bourgeoisie, des classes moyennes ou des milieux populaires. Le monde religieux n’est pas monolithique mais traversé par les antagonismes sociaux. L’intérêt est aussi de cerner les potentiels de transformations sociales (et spirituelles) qu’ils représentent. Cela intéresse Gramsci dans ses écrits de jeunesse. Lui aussi compare mouvement socialiste et premiers chrétiens. Il regarde avec intérêt les évolutions du mouvement catholique au lendemain de la Première Guerre mondiale et notamment l’émergence du Parti popolare italiano et de son courant de gauche implanté chez les paysans du Mezzogiorno. Gramsci voit « la possibilité d’émergence de courants chrétiens de gauche » et construit une « analyse socio-religieuse qui perçoit le monde catholique non comme un bloc monolithique, mais comme un champ politiquement hétérogène, traversé par les conflits sociaux »1. Il pense que les communistes doivent chercher l’alliance avec ce courant. Michael Löwy cite ainsi un extrait des Cahiers de prison : « Toute religion, même la catholique (et spécialement la catholique, précisément par ses efforts de rester “superficiellement” unitaire, pour ne pas se fragmenter en Églises nationales et stratifications sociales) est en réalité une multiplicité de religions et souvent contradictoires : il y a un catholicisme bourgeois et des travailleurs urbains, un catholicisme pour femmes, et un catholicisme pour intellectuels, lui-même divers et disjoint ». Michael Löwy commente : « Gramsci est proche ici d’Engels, et de l’analyse marxiste de la religion sous l’angle de la lutte des classes, à ceci près que le partenaire de Marx considérait que “chaque classe a sa religion”, tandis que le penseur italien pense que la même religion est interprétée de forme différente par les diverses classes et groupes sociaux »2.
Les exemples se sont multipliés depuis ceux étudiés en leur temps par Engels et Gramsci. Du Christianisme social protestant à la fin du XIXè siècle à la naissance de l’Action catholique en milieu populaire avec la Jeunesse ouvrière chrétienne et la Ligue ouvrière chrétienne (future Action catholique ouvrière) dans l’entre-deux-guerres, à la Mission de France pendant la Seconde Guerre mondiale qui donnera naissance au mouvement des prêtres ouvriers, prêtres travaillant dans les usines et s’engageant dans les syndicats et mouvements politiques de gauche. Ces mouvements connaissent souvent la même évolution : au départ une volonté de ré-évangéliser un milieu populaire éloigné de la religion (« nous referons chrétiens nos frères », tel était le slogan initial de la JOC) à un engagement social, spirituel et politique orienté clairement dans une visée de transformation sociale. On pourrait également citer le cas des Églises noires aux États-Unis. D’une base théologique souvent conservatrice (baptiste, méthodiste…), elles évoluent vers des positions progressistes (mouvement des droits civiques, organisation des communautés dans les ghettos noirs des grandes villes, etc.) en défendant les intérêts de classe et de race de leurs membres. Nous reviendrons sur ces exemples dans la troisième partie. Cette question de l’influence de la base de classe sur les mouvements religieux est revenue dans le débat avec les interrogations d’une partie de la gauche sur la politique et l’islam. Le texte « Le prophète et le prolétariat » de Chris Harman, dirigeant de l’organisation trotskiste anglaise SWP, publié initialement en 1994 et remanié depuis, a beaucoup focalisé cette discussion. Pour lui, ceux qui, à gauche, ont considéré les islamistes comme des fascistes, avec lesquels rien de commun n’était possible, se sont trompés. Mais ceux qui ont estimé qu’ils étaient des « progressistes » qu’il ne fallait pas critiquer se sont trompés aussi. Il tente dans ce texte d’analyser la diversité de la base de classe de l’islamisme dans les pays arabes qu’il considère comme écartelée entre les « anciens exploiteurs » (propriétaires traditionnels de la terre, des ateliers, des magasins mis en danger par la modernisation économique), les « nouveaux exploiteurs » et la « nouvelle classe moyenne » (qui ont tiré profit de cette modernisation et notamment des privatisations), enfin l’ « islamisme des pauvres ». Cette diversité rend incertaine son évolution politique, le caractère contradictoire de l’islamisme se manifestant par exemple dans sa manière d’envisager le « retour au Coran » : « il peut l’envisager comme une réforme des “valeurs” de la société présente, c’est-à-dire simplement un retour à des pratiques religieuses, tout en laissant intactes les structures principales de la société. Ou bien il peut être envisagé comme un renversement révolutionnaire de la société »3.
Écrit initialement lors de la première guerre du Golfe puis remanié à l’issue de la seconde (attaque américaine de l’Irak), le texte d’Harman avance que « l’émergence du mouvement anti-impérialiste de masse donne à la gauche une opportunité d’offrir de réelles alternatives à ceux qui se sont tournés vers l’islam politique comme réponse à l’oppression et l’exploitation »4. Au Royaume-Uni, c’est ce qu’a tenté, avec un certain succès électoral et militant, son organisation en s’engageant dans la coalition RESPECT avant que celle-ci n’implose dans des querelles intestines. La mobilisation antiguerre des années 2002-2003 en Grande-Bretagne a réuni de nombreux musulmans – notamment des jeunes – au côté de la gauche radicale. À la différence de ce qu’il se passe en France, la dimension religieuse n’est pas gommée : « Au cours des manifestations, un symbole de l’unité réalisée fut, pour la rupture du jeûne du Ramadan, la distribution de nourriture à tous, musulmans ou non-musulmans »5. Une partie des personnes musulmanes engagées dans la lutte contre la guerre ont ensuite rejoint la coalition politique RESPECT, autour notamment de figures comme le réalisateur Ken Loach ou le député travailliste Georges Galloway, exclu de son parti pour son opposition au soutien du gouvernement de Tony Blair à l’intervention américaine en Irak. Les thématiques s’élargissant à la lutte contre les discriminations, l’écologie, les droits syndicaux, etc. Pour Chris Harman, « la question centrale est que la gauche islamophobe et les islamistes ont tort de voir les musulmans comme un groupe homogène (….). Ceux-ci interprètent la religion de différentes manières (…) et en tirent des conclusions politiques diverses. La responsabilité de la gauche est d’intervenir dans le débat politique en cours parmi des gens qui représentent souvent les secteurs parmi les plus exploités et les plus opprimés des travailleurs. Cela signifie ne pas nous couper d’eux en traitant toute personne qui fréquente la mosquée d’irrémédiablement “arriérée” ou en considérant que toute femme qui porte le voile est instrumentalisée par nos ennemis idéologiques »6.
Si cette approche a pu être fortement critiquée, accusée notamment d’avoir passé une alliance contre-nature pour une percée électorale7, on réalise la différence avec l’approche de la majeure partie de la gauche radicale française. Rappelons les violentes polémiques qui découlèrent de la participation de Tariq Ramadan au Forum social mondial de Saint-Denis en 2003 ou de la désignation d’une jeune femme voilée par le NPA en janvier 2010 pour les élections régionales en Avignon. Ici, la lecture unilatérale du symbole du voile dans le sens d’une oppression des femmes – en refusant d’entendre d’autre façon de le considérer par certaines mêmes qui le portaient – a empêché de réfléchir à la manière dont les questions de classe traversent l’islam et les religions en général.