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“L’attaque de La Salpêtrière” : cas d’école du journalisme de préfecture
“C'est le côté 'parole sacrée' de l’Etat , on ne peut pas, même en tant que média, on ne peut pas ne pas croire ce que dit le ministre”. Voici la “question” posée par le journaliste de France Info, Nicolas Teillard au politologue Bruno Cautrès, suite à la fake-news propagée par le ministre de l’intérieur Monsieur Christophe Castaner et reprise par l’ensemble des grands médias sur “l’attaque de l’hôpital de La Salpêtrière”, version pourtant très vite démentie par des dizaines de témoignages. Cette question résume le rapport que les journalistes entretiennent avec leurs sources institutionnelles. En effet, les journalistes ont tendance à traiter les paroles des institutions et des dirigeants comme des “faits” et non comme du “discours”. Si les médias reprennent les sources officielles sans recul critique, c’est qu’ils prétendent dispenser “objectivement” l’information : “afin de préserver cette image d’objectivité, mais surtout pour se mettre à l’abri de toute accusation de partialité et d’éventuelles poursuites pour diffamation, ils ont besoin de sources qui puissent être données comme a priori au dessus de tout soupçon. C’est aussi une pression de coût : tirer des informations de sources tenues pour crédibles réduits d’autant les frais d’enquêtes ; tandis que les autres informations impliquent de minutieux recoupement et des recherches coûteuses”.1 Mais comme le rappelle Frédéric Lordon, “que le procureur de Pontoise trouve d’abord à dire qu’Adama Traoré est mort de complications infectieuses, ou l’IGPN que le viol de Théo n’en est pas un mais une inadvertance, ceci n’est pas un accident mais la vérité des pouvoirs institués. Et c’est bien dans le rapport de force, contraints par l’opiniâtreté d’une volonté de dévoilement, que les pouvoirs finissent par cracher le morceau, et là seulement.”
Que les grands médias reprennent sans recul critique la parole des dirigeants et des institutions, ce n’est donc pas là une dérive du système médiatique, mais sa vérité. On ne compte plus le nombre de fois où ils ont été pris la main dans le sac à fake-news. Pendant les manifestations contre les violences policières à Bobigny le 11 février 2017, - qui font suite au viol présumé de Théo par un policier -, la préfecture de police publie un communiqué qui affirme : «Des effectifs de police ont dû intervenir pour porter secours à une jeune enfant se trouvant dans un véhicule en feu». Sans vérifier l’info, plusieurs journaux dont Le Parisien titre “Débordements à Bobigny : une fillette de 6 ans sauvée des flammes par les CRS”. C’est en fait un jeune manifestant qui a sorti la fillette de la voiture, menacée par une poubelle en flamme. Face à la viralité du témoignage du jeune homme sur les réseaux sociaux, la préfecture est obligée de rectifier sa version et la presse de rétropédaler. Il s’est passé la même chose avec l’affaire de La Salpêtrière, où les manifestants ont tenté de trouver refuge face aux violences policières et la souricière irrespirable tendue par les forces de l’ordre. Les journalistes des médias dominants n’ayant pas d’esprit de suite, ils n’ont pas été capable d’analyser la situation ni se se poser les bonnes questions : "Pourquoi des gens s’enfuient et cherche refuge y compris dans une salle de réanimation d’hôpital ? Voila la seule question à se poser et sa réponse est évidente: ils fuient comme fuyaient Zyed et Bouna, ils fuient comme fuyait Adama Traoré, ils fuient une police violente et barbare."2
Ce “journalisme de préfecture” s’explique par plusieurs réalités structurelles : la propriété des grands médias par une poignée de grands groupes capitalistes et par l’État capitaliste, la concurrence mimétique, la dépendance aux sources officielles et l’appartenance sociale des journalistes. “Le poids des sources institutionnelles majeures (gouvernement, grandes entreprises) apparaît comme considérable grâce à la professionnalisation (des sources), qui se combine au réflexe spontané des journalistes qui est de se tourner vers les autorités. De nombreux travaux ont mis en évidence le privilège d’autorité — d’« indexation » pour la sociologie américaine — dont disposaient les points de vue officiels, qu’ils s’agisse de ceux des dirigeants politiques [Bennett, 1996], du ministère britannique de l’Intérieur [Schlesinger et Tumber, 1995] ou plus largement des élites sociales”, rappelle Erik Neveu (Sociologie du journalisme). Cela se traduit très concrètement, dans la pratique quotidienne des journalistes, par la reprise de communiqués des institutions, sans avoir recoupé l’information.
Caisse de résonance des éléments de langage
Le langage sécuritaire et policier est aussi souvent repris dans les médias. Employer un terme comme “campements illicites” plutôt que “bidonvilles” c’est valider une approche sécuritaire du fait, plutôt qu’une approche sociale. Il en est de même quand on parle de “fermetures” de camps, de squats, de “reconductions à la frontière” plutôt que “d’expulsions”, de “visites domiciliaires” plutôt que de “perquisitions administratives” - une coquetterie de langage visant à normaliser le recours aux perquisitions administratives dans le cadre de la “loi anti-terroriste” de 20173. Les exemples cités précédemment renferment des représentations de la société et du monde qui n’ont rien de naturelles, et leur utilisation n’est jamais neutre. Derrière ce vocabulaire se cache souvent une volonté de légitimation de la politique gouvernementale et une euphémisation de la violence politique et sociale. Les journalistes ne prennent en général pas le temps de réfléchir à l’idéologie que recouvrent certaines expressions qui, à force de matraquage, apparaissent comme légitimes, voire naturelles. Cette appropriation du langage des dominants et des institutions (judiciaire, politique, économique) par les journalistes ne s’explique pas seulement par adhésion idéologique et par contrainte mais aussi par identification avec les sources officielles et institutionnelles. Dans son enquête sociologique portant sur le service des “info géné” de France 2, Jérôme Berthaud note que “les relations privilégiées qu’entretiennent les reporters des informations générales avec les membres des services d’urgence et des services judiciaires conduisent certains d’entre eux à transposer par mimétisme, dans la rédaction, un jargon professionnel issu de la police (...). Mais les emprunts ne concernent pas seulement le vocabulaire. La hiérarchie des sujets de reportages est également indexée sur l’échelle de classement des services de police et de justice concernés”.
Cette identification est si forte qu’on surprend parfois les journalistes et éditorialistes à embrasser les agissements des forces de l’ordre. Ainsi, invitée sur le plateau de Bfm TV, la directrice adjointe de Libération (propriété de Patrick Drahi, au même titre que Bfm TV), Alexandra Schwartzbrod tire un bilan admiratif du dispositif de maintien de l’ordre mis en place pendant la manifestation du 1er mai 2019 à Paris : “On peut dire que Didier Lallemant, qui est le nouveau préfet de police, a plutôt bien sécurisé le terrain. Le terrain était plutôt bien choisi, avec des grandes avenues, avec assez peu d’endroit où se retrancher. Il y avait quand même un nombre d’hommes considérable sur le terrain. Donc on peut dire que ça a été plutôt bien préparé. Et puis surtout, il y avait moins de black bloc que prévu, on en attendait près de 1500, y’en a eu à moitié moins quasiment (...) En tout cas, l’ensemble (du dispositif policier, ndr) a fait que, globalement, cette manifestation s’est passé moins violemment qu’on ne le craignait”. L’utilisation du “on” pour parler des craintes des services de renseignement et des forces de l’ordre et pour consacrer le bilan du dispositif policier éclaire bien l’intériorisation par les directions éditoriales et les éditorialistes de l’idéologie du maintien de l’ordre et du discours sécuritaire.
Serait-ce pour cette raison que la publication par Le Monde diplomatique d’une carte des lieux de pouvoir à Paris, qui permettait de comprendre le caractère subversif des manifestations des “gilets jaunes” de par leur localisation, a engendré des réactions outrées de la part de nombreux journalistes et éditorialistes, qu’Acrimed a documenté4 ? Ces réactions ont aussi dévoilé le vent de panique qui a traversé la bourgeoisie médiatique face à l’insurrection populaire qui prenait vie sous leurs fenêtres.
Pour aller plus loin :
France Inter : l’impossible mea culpa sur la Pitié-Salpêtrière : https://www.acrimed.org/France-Inter-l-impossible-mea-culpa-sur-la-PitieMédias et violences policières : aux sources du « journalisme de préfecture »: https://www.acrimed.org/Medias-et-violences-policieres-aux-sources-du
La Banlieue du 20h, Jérôme Berthaud, Agone
1La fabrication du consentement, Noam Chomsky et Edward Herman
2https://quartierslibres.wordpress.com/2019/05/02/la-bonne-version/?fbclid=IwAR070Ut4zRfsPBNOYHDG2xBWLDlNn1CXLD9XWbZEg_08gyO6Af1AOblKoag
3La loi anti-terroriste, voté en 2017, a fait entrer dans le droit commun des mesures de l’Etat d’urgence
4Lieux de pouvoir : la carte du Monde diplomatique qui n’a pas plu à l’élite journalistique, Acrimed, 7 janvier 2019