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Lip, les patrons de gauche et l’autogestion

Il y avait déjà des films, des livres, une pièce de théâtre... et depuis mars 2014, on peut aussi (re)découvrir la lutte des travailleur-se-s de Lip en BD. Les auteurs se sont beaucoup documentés, et l'immersion dans cette usine de montres et les familles de travailleur-se-s qui en vivent fonctionne bien. Ce qui permet d'utiliser ce livre en exemple pour illustrer de nombreux enseignements de la lutte des classes.

Le début des « plans sociaux »

Les raisons de se pencher sur cette lutte qui a marqué l'après 68 et le début des années 1970 ne manquent pas. Tout d'abord parce qu'il s'agit d'une réaction à un plan massif de licenciements, comme nous en avons connu de nombreux depuis. Les similitudes sont parfois frappantes. Comme les syndicats de PSA Aulnay, les Lip découvrent les plans de la direction un peu par erreur, sous la forme de notes dans le sac d’un des administrateurs : « allègement du personnel horlogerie », « 480 à dégager »...

« On fabrique, on vend, on se paie »

Ce qui fait en revanche la particularité de Lip, c'est la présence localement d'une unité syndicale entre la CGT et une CFDT très radicale, et surtout d'une tradition de démocratie directe forgée depuis Mai 68.(1) Grâce à cette expérience précieuse, les Lip établissent directement une grève active, des discussions quotidiennes en assemblées générales, et libèrent une formidable énergie collective, débordant de loin le carcan de la légalité capitaliste.

Et notamment la fameuse autogestion de la production de montres, qui a été emblématique et qui a popularisé la lutte bien au-delà de la région. De nombreux soutiens achetaient fièrement des « montres Lip autogérées », en plus de venir manifester avec eux.

Entre répression et émancipation

Mais à travers ce récit, on peut tirer de nombreux autres enseignements. Par exemple, la répression : les CRS s'empressent de faire un commando pour libérer le patron séquestré... puis plus tard ils attaquent l'usine pour déloger les grévistes et récupérer le stock de montres. Les effets de cette répression ne sont pas automatiques, entre démoralisation et radicalisation. Beaucoup d'autres salarié-e-s en lutte ont depuis fait et refait cette expérience du vrai visage de l'État et de sa police.

Cette BD illustre aussi à quel point la solidarité ouvrière peut rapidement transformer la conscience de ceux et celles qui luttent. En termes de conscience de classe bien sûr, mais aussi plus largement. Les auteurs ont par exemple utilisé les deux personnages principaux – fictifs – pour décrire comment l'émancipation par la lutte peut aussi venir heurter la domination masculine, jusque dans le couple. Ce qui est loin d'être anecdotique, dans une usine où les ouvrières spécialisées étaient majoritaires.

Deux taches sur le livre

Les seuls points noirs de la BD sont le début et la fin : Jean-Luc Mélenchon a écrit la préface, et (effet miroir ?) la postface est de Claude Neuschwander, le « patron de gauche » qui a repris Lip de 1974 à 1976.

L'enseignement de Lip, c'est la force que peuvent avoir les travailleurs unis (ces « héros ordinaires ») prenant eux-mêmes les décisions. La politique de celui qui vante la révolution par les urnes n'a rien à voir, et se retrouve souvent opposée, au nom du respect des « lois républicaines ». De façon assez cynique, Mélenchon se met en avant, « moi j'étais étudiant à Besançon à l'époque », « moi j'ai aidé à sauver un ex Lip quand j'étais ministre de Jospin »... Mais il ne parle pas plus d'autogestion dans cette préface que dans sa campagne de 2012.

Quant au « patron de gauche » en question, il avait beau être au Parti socialiste unifié (PSU), et maintenant au PS, il est utile de relever sa vision de l'autogestion :

« Il n'y a pas eu d'autogestion à partir du moment où j'ai été patron. Si je crois à l'autogestion dans le domaine du logement, des associations, des syndicats... dans le domaine des entreprises, surtout des grosses entreprises, je n'y crois pas. [...]

Je n'ai jamais négocié sur une question stratégique. Je considère que c'est le patron seul qui prend une décision stratégique. On m'a souvent dit que j'étais un peu facho là-dessus. Je ne crois pas ! Je crois que la stratégie ne se partage pas, sinon on fait de la bouillie. »(2)

M. Neuschwander, bien qu'il n'ait pas été gêné par la bouillie de la base, a néanmoins fait couler Lip. Après l'avoir repris en 1974, ses actionnaires n'aiment pas le résultat, et le poussent à la démission en 1976.

La faute aux réacs ?

Selon lui, cela n'était pas dû à un problème de rentabilité, mais à un choix délibéré de Giscard et des patrons réactionnaires... Il est tout à fait possible que la volonté de revanche contre la combativité des Lip et la volonté de faire un exemple aient joué un rôle. Mais l'explication est un peu courte. On peinerait à comprendre alors pourquoi la France, l'Europe, le monde entier ont connu des suppressions massives d'emploi à partir de cette période. Le secteur de l'horlogerie en particulier, important à Besançon, était déjà sur une tendance à la centralisation du capital et à la restructuration depuis de nombreuses années.(3)

Prétendre que des capitalistes « progressistes » auraient la solution et qu'avec eux l'exploitation serait plus douce est une chimère. Une chimère qui convient bien aux affaires des patrons de gauche, et notamment à toute une clique de traîtres de Mai 68, comme le journal Libération(4).

La SCOP comme solution ?

Tout ceci étant dit, l'autogestion n'est pas une formule magique qui se suffit à elle-même. Le PSU proposait que les salarié-e-s reprennent Lip en Société coopérative ouvrière de production (SCOP), tandis que ceux-ci refusaient et voulaient un repreneur.

Qui paie s'il faut réaliser de gros investissements pour rebondir, si l'entreprise est en concurrence avec d'autres travailleurs sur-exploités ? Si c'est la SCOP, ce sont les travailleur-se-s. Or justement, les entreprises dont les patrons ne veulent plus sont souvent en difficulté, même si certaines petites SCOP s'en sortent sur certains marchés de niche. La tyrannie du système s'impose à travers le pouvoir des grands groupes et des États à leur service, mais aussi partout à travers la concurrence sur le marché.

La SCOP en elle-même est une forme légale, inoffensive et impuissante. Les Lip, qui étaient méfiants dès le départ, en ont fait l'expérience : après 1976, ils se sont résignés à se se morceler en différentes petites SCOP. Souvent en gardant des objectifs subversifs, comme l'édition du « Chomageopoly », mais chaque SCOP connaissant ses difficultés.(5)

Et depuis l'éclatement de la crise, les projets de SCOP refleurissent (Sea France, Fralib...), apparaissant souvent comme seule alternative aux licenciements quand aucun repreneur n'est en vue. Le mur du pouvoir des patrons est toujours là (comme le montre le refus du groupe Unilever de céder la marque Eléphant à la SCOP) comme la tyrannie du marché :

« Dans un contexte de guerre économique, il va falloir que les salariés sociétaires relèvent sacrément leurs manches, prévient un responsable d'un fonds d'investissement dans l'économie sociale. Et qu'ils acceptent des sacrifices. » Il donne l'exemple d'une SCOP dont le chiffre d'affaires a baissé de 30 % depuis 2008. « Pour abaisser la masse salariale, s'est posé le choix de diminuer les salaires ou les effectifs. »(6)

On pourrait se dire que ce genre de choix est au moins décidé démocratiquement. Mais rien n'est moins garanti. Car dans la pénurie, l'élan émancipateur a vite fait de se briser, les fonctions (trésorier, cadre...) de perdurer, et les hiérarchies de se recréer. De nombreuses SCOP connaissent ces problèmes. Et lorsque les syndicats accèdent directement à la direction des nouvelles coopératives, le phénomène de bureaucratisation déjà présent dans l'entreprise privée ne fait que faciliter la rechute dans une forme plus classique d'entreprise.

Se battre pour une SCOP ou pour la nationalisation ?

On ne reprochera bien sûr pas à des salarié-e-s acculés de se replier sur une SCOP. Si c'est la seule option disponible à un moment donné, elle peut être un point d'appui, bien meilleur qu'accepter la liquidation des emplois. Mais la meilleure stratégie est de se battre pour que l’État exproprie le capitaliste et nationalise l’entreprise sous contrôle des travailleurs/ses. C’est la seule solution pour espérer maintenir les emplois dans la durée (même si l’entreprise n’est pas rentable). En outre, il faut aussi se battre pour « sortir » l’entreprise nationalisée du marché, en garantissant des prix et des débouchés à la production. Il est évident que cela nécessiterait un rapport de force très élevé. Ce rapport de force ne peut être obtenu que par des luttes qui s'étendent, qui se rencontrent et se renforcent. Il ne s’agit pas de véhiculer des illusions sur le rôle de l’État bourgeois qui pourrait de lui-même se placer du côté des travailleurs face aux capitalistes. Il s’agit de contraindre l’État à intervenir et de le placer sous surveillance des travailleurs. Cet axe de mobilisation a aussi le mérite de constituer un pont vers la véritable solution que nous préconisons : l’expropriation des grands groupes capitalistes pour que les travailleurs puissent diriger la production en rupture avec la logique du profit. Si les expropriations partielles dans le cadre du capitalisme préparent le terrain, il faudra une révolution, c’est-à-dire le conquête du pouvoir politique par les travailleurs/ses, pour disposer des leviers pour transformer en profondeur les rapports de propriété et de production.

Cette stratégie exige de se placer sur le terrain de la lutte de classe, de la confrontation entre deux classes antagonistes qui poursuivent des objectifs incompatibles. C'est précisément ce terrain ce qu'essaient toujours d'éviter les bureaucrates à la tête des syndicats, de peur de perdre leurs entrées pour les salons confortables de l'Élysée ou du MEDEF. Du temps des Lip, la CGT confédérale disait « c'est une lutte locale » (sous-entendu, qu'elle le reste surtout !) et la CFDT, malgré son soutien officiel et ses grandes phrases d'alors sur l'autogestion, ne faisait rien de concret pour que le conflit sorte de Besançon. Lors du congrès CFDT de 1973, le secrétaire général Edmond Maire s’inquiétait de la montée du « basisme » et du « gauchisme » dans le syndicat.

L'important pour nous est de pousser à la généralisation et à la coordination des luttes pour renverser le pouvoir économique et politique des capitalistes. Dans ce sens, il est important de combattre les idéologies coopérativistes et réformistes, et d’articuler le combat pour l’autogestion dans l’entreprise avec le combat pour le pouvoir des travailleurs/ses à l’échelle de la société.


(1) Lire une interview de Charles Piaget, dirigeant CFDT à Lip : https://npa2009.org/node/39403

(2) http://leblog2roubaix.com/claude-neuschwander-conversations/

(3) http://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_l'horlogerie_à_Besançon

(4) http://www.liberation.fr/culture/2014/04/24/lip-strip-pour-les-ouvriers-horlogers_1003814

(5) http://genepi.blog.lemonde.fr/files/2012/10/6.1_Les-SCOP-de-LIP_Piaget-Burgy.pdf

(6) http://www.lemonde.fr/economie/article/2013/06/18/cooperatives-et-syndicats-un-mariage-de-raison-pour-lutter-contre-les-restructurations_3432214_3234.html

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