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Chapitre 5.5 : "Défendre la forêt, poumon de la planète"
La Tendance CLAIRE a décidé d’ "appeler à voter pour Jean-Luc Mélenchon tout en menant bataille contre les impasses réformistes de son programme" (https://tendanceclaire.org/article.php?id=1705). C’est pourquoi nous proposons une analyse critique du programme de l’Union populaire.
Billets précédents :
Chapitre 1.1, Chapitre 1.2, Chapitre 1.3, Chapitre 1.4, Chapitre 1.5, Chapitre 1.6
Chapitres 2.1 et 2.2, Chapitre 2.3, Chapitre 2.4, Chapitre 2.5, Chapitre 2.6
Chapitre 3.1, Chapitre 3.2, Chapitre 3.3, Chapitre 3.4
Chapitre 4.1, Chapitre 4.2, Chapitre 4.3, Chapitre 4.4, Chapitre 4.5
Chapitre 5.1, Chapitre 5.2, Chapitre 5.3, Chapitre 5.4
5. 5) « Défendre la forêt, poumon de la planète »... mais en appliquant la même stratégie au bois qu’aux autres branches de l’agriculture !
Le programme AEC a raison de consacrer un point entier à la défense des forêts, trop souvent négligée : « La forêt est un allié climatique et écologique. Pour qu’elle le reste, il faut s’opposer à l’industrialisation et à la marchandisation de la forêt. Nous devons aussi protéger ceux qui s’en occupent au quotidien, tels les agents de l’Office national des forêts (ONF). Le développement d’une filière bois française soutenable et créatrice d’emplois est possible. » Il y a cependant une contradiction dans cette introduction : comment peut-on « s’opposer à l’industrialisation et à la marchandisation de la forêt », tout en prônant le « développement d’une filière bois française » ? En fait, l’exploitation industrielle (c’est-à-dire à grande échelle) de la forêt ne pose en fait pas de problème si elle est respectueuse des droits et conditions de travail des salarié-e-s et des impératifs d’écologie et de renouvellement, si elle est destinée au marché local (pour qu’on n’ait pas besoin d’importer du bois et qu’on ne pollue pas en l’exportant) et si elle permet d’utiliser du bois, matériau écologiquement soutenable, pour fabriquer des maisons, des meubles, du papier et du bois de chauffage. Au contraire, la forêt française est aujourd’hui sous-exploitée, d’autant plus qu’elle ne cesse de s’étendre, alors qu’elle pourrait fournir beaucoup plus de bois et d’autres produits de sylviculture : ce serait utile pour la consommation et cela pourrait permettre en outre un meilleur entretien, dans l’intérêt de l’écologie et de la biodiversité. La question est plutôt de savoir si cette exploitation nécessaire de la forêt doit être privée ou publique. Mais il faut d’abord distinguer la question de la propriété des domaines et celle de leur exploitation.
En ce qui concerne la propriété des domaines, le fait est que la majorité de la forêt française (74%) est privée, appartenant à 3,5 millions de propriétaires petits, moyens ou grands. En l’état, il ne serait certes pas raisonnable politiquement de préconiser l’expropriation de tous, car la plupart ne sont ni des gros propriétaires fonciers (2/3 possèdent moins d’un hectare de forêt), ni des capitalistes (la grande majorité ne vendent même pas leur bois). Mais il n’en faudrait pas moins exproprier les grandes propriétés privées et les intégrer dans les forêts domaniales (propriétés de l’État), ce que le programme AEC ne propose évidemment pas. Cela n’empêcherait d’ailleurs pas, pour ce qui concerne les autres domaines privés, d’« augmenter la part des forêts publiques notamment par la création d’un droit de préemption publique avec des budgets suffisants et la réquisition des parcelles abandonnées ».
En ce qui concerne l’exploitation des forêts, surtout par l’industrie du bois, il faut partir du constat qu’il y a pour l’essentiel soit des propriétaires qui justement, faute de moyens ou de temps, n’exploitent pas les leurs (ce qui constitue un immense gâchis de ressources et va souvent de pair avec un manque d’entretien préjudiciable à l’écologie), soit des propriétaires qui les exploitent ou les font exploiter, et qui profitent du manque de réglementation écologique, tout en se tournant vers les clients les plus rentables, notamment vers l’exportation, qui est en soi peu rationnelle du point de vue de la satisfaction des besoins et très polluante. Pour des raisons de compromis politique, tout comme dans l’agriculture, il serait sans doute raisonnable de laisser les petits et moyens exploitants continuer d’exploiter leurs forêts, tout en imposant des normes strictes sur le plan écologique, mais aussi social : en particulier, il est crucial d’« améliorer les conditions de travail des forestiers : interdire le travail détaché, augmenter les salaires des forestiers, préserver le droit à la retraite anticipée ».
Cela pose au premier chef la question de la défense et de l’extension de l’ONF (Office national des forêts), établissement public industriel et commercial qui gère aujourd’hui les forêts publiques, domaniales (étatiques) ou communales, soit 27% de la forêt dans l’hexagone (à laquelle s’ajoutent les forêts d’outre-mer). L’ONF assure non seulement l’entretien et la préservation des forêts publiques, mais aussi leur exploitation par la production et la commercialisation du bois. Or, depuis plus de 20 ans, il n’a cessé de subir de la part des gouvernements successifs des baisses d’effectifs, des pressions productivistes (conduisant à des dizaines de suicides) et une privatisation larvée à travers la création de filières participant à des entreprises privées (y compris Total : sur ces questions, on peut écoute l’émission de France inter « Secrets d’info » du 12 octobre 2019 : « Industrialisation, sécheresse, souffrance au travail : la forêt française en crise », https://www.franceinter.fr/emissions/secrets-d-info/secrets-d-info-12-octobre-2019). Alors que les forêts privées et communales sont souvent sous-exploitées, les forêts domaniales sont de plus en plus considérées pressurées par l’État, aux dépens des impératifs écologiques. Le programme AEC a donc raison de vouloir « augmenter les moyens humains et financiers de l’Office national des forêts et stopper sa privatisation pour lui permettre d’assurer ses missions y compris d’accueil du public » (quant à ce dernier point, il faut en effet organiser un tourisme contrôlé et respectueux de la biodiversité, notamment par l’extension des domaines aménagés dans ce but, avec plus de chemins balisés, de parcours sportifs, d’informations éducatives pour les promeneur/se-s, etc.) ; c’est une condition si l’on veut « favoriser la diversification en essences et en âges pour des forêts résilientes au changement climatique », « laisser au niveau national 25% de la surface de la forêt française en libre évolution » et « renforcer les moyens humains et matériels de lutte contre les feux de forêt ».
Quant à la production du bois par l’ONF, il serait possible de mieux la réguler dans les forêts domaniales en s’appuyant sur les compétences et le contrôle des salarié-e-s, tout en la développant dans les forêts communales et, par des contrats, dans les forêts privées, qui seraient ainsi intégrées dans les programmes d’exploitation, d’entretien et de renouvellement naturel. C’est ainsi qu’on pourrait mettre en œuvre les mesures du programme AEC : « interdire les coupes rases sauf en cas d’impasse sanitaire avérée » (« mesure clé »), « encadrer l’usage du bois dans la production d’énergie et favoriser son usage durable dans la construction », « reconstruire tout le secteur de la transformation du bois avec l’objectif de diversifier les essences et de développer les circuits courts, en mettant en place une formation professionnelle publique ». En même temps, on pourrait alors vraiment « inciter à la création de coopératives de petits producteurs et au groupement de la gestion de parcelles forestières privées », en partenariat avec l’ONF qui pourrait structurer des débouchés sûrs, locaux et correctement rémunérateurs – alors qu’actuellement beaucoup de menuiseries et d’autres entreprises privées du bois se tournent vers l’exportation, au moment même où des entreprises importent des meubles en bois fabriqués au bout du monde, ce qui est évidemment irrationnel du point de vue des besoins sociaux et des exigences écologiques.
Quant aux exportations et importations de bois, il faudrait, comme pour les autres secteurs, que l’État ait le monopole du commerce extérieur. Sinon, les promesses d’« encadrer » celui-ci resteront largement vaines. Le programme AEC veut ainsi « rétablir des scieries et encadrer les exportations de bois », mais si on laisse les entreprises privées décider librement d’exporter ou non leur bois, l’« encadrement » ne sera qu’une mesure cosmétique sur le plan écologique – et la concurrence internationale continuera de faire pression à la baisse sur les salaires et les conditions de travail des travailleurs du secteur. C’est ainsi également qu’on pourra concrètement « rompre avec les accords commerciaux participant de l’augmentation de la déforestation importée », « assurer une traçabilité complète des importations afin de bannir de la commande publique celles liées à la déforestation et contraindre les entreprises à exclure ces produits de leurs approvisionnements » et « accroître la coopération internationale afin de lutter contre les pratiques illégales qui détruisent les forêts (trafic de bois, orpaillage et mines) ». En un mot, ce qui vaut pour les autres branches de l’agriculture vaut de toute évidence pour le bois : alors que le capitalisme scie celle sur laquelle il est assis, seul un programme révolutionnaire pourra bien asseoir l’embranchement vers la « bifurcation écologique »...