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Décès du mathématicien Grothendieck: un homme remarquable

Lien publiée le 14 novembre 2014

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.liberation.fr/sciences/2014/11/13/alexandre-grothendieck-ou-la-mort-d-un-genie-qui-voulait-se-faire-oublier_1142614

MATHÉMATIQUES

Ce mathématicien hors norme et fondateur de l'écologie radicale est décédé jeudi dans l'Ariège, où il avait choisi de se retirer seul.

Alexandre Grothendieck est mort jeudi matin à l’hôpital de Saint-Girons (Ariège), à l’âge de 86 ans. Un nom trop compliqué à mémoriser et une volonté maintes fois affirmée de s’effacer, d’effacer sa vie et son œuvre, font que cette mort aurait dû passer inaperçue. Mais l’homme est trop grand et le mathématicien trop important pour que cet effacement soit total. A Sivens, les zadistes n’ont sans doute jamais entendu parler de cet homme qui a ouvert une brèche politique, après avoir reconstruit les maths d’après Euclide.

Alexandre Grothendieck en 1970.Né en 1928, à Berlin, d’un père Juif, anarchiste russe, Alexandre Shapiro, et d’une mère socialiste révolutionnaire, Hanka Grothendieck, le petit Alexandre aura eu une vie dont on peine à croire à la réalité tant elle a été incroyable. Quand il a cinq ans, en 1933, Adolf Hitler accède au pouvoir et ses parents quittent l’Allemagne pour venir en France, avant de passer en Espagne pour se battre aux côtés des Républicains espagnols. Lui se retrouve chez un pasteur qui accepte de l’héberger sans réclamer de pension. Six ans plus tard, au printemps 1939, la guerre d’Espagne s’achève, le couple retrouve son fils à Nîmes.

La police ne les laissera pas longtemps ensemble. En octobre le père se retrouve au Vernet d’Ariège. Il y entame son voyage pour Auschwitz où il meurt en août 1942. L’enfant, lui, suit sa mère au camp du Rieucros, près de Mende. C’est là, dans des conditions de vie très difficiles, qu’il découvre qu’il existe un lien stable entre la circonférence du cercle et son diamètre. Il croit d’abord qu’il faut multiplier le diamètre par 3, puisqu’il oublie quelques chiffres après la virgule qui donne ∏. Il admet son erreur, mais puise dans cet épisode une incroyable confiance en lui-même et en sa capacité de trouver.

Son bac, il le passera sans éclat au Collège Cévenol, au Chambon-sur-Lignon, et s’inscrit à la faculté de Montpellier pour passer une licence de mathématiques. Là encore, il ne brille pas particulièrement et doit même repasser un examen d’astronomie. Un professeur est pourtant intrigué par cet étudiant qui lui assure avoir mis au point une méthode pour calculer des volumes complexes. Peu importe la complexité… Le calcul fonctionne, mais elle a déjà un nom : Henri Lebègues a laissé son nom à la méthode en 1902.

Le professeur plus attentif que les autres donne une lettre de recommandation à Alexandre Grothendieck pour qu’il monte à Paris et rencontre les Cartan, père et fils, pontes de l’école française de mathématiques. C’est le fils, Henri, qui décèle des qualités chez ce jeune homme dont il faut canaliser l’énergie. Il le met entre les mains de Laurent Schwartz, mathématicien engagé, et Jean Dieudonné, la rectitude mathématique faite homme. La rencontre commence par une mise au point : on ne refait pas ce qui a été fait. En maths, c’est stupide. L’illumination vient quand ils proposent à leur élève de résoudre 14 questions sur lesquelles ils butent. Il a le choix. En quelques mois, il apporte 14 réponses. Encore quelques mois et il a rédigé l’équivalent de six thèses. Un bon élève mettra 3 ans, 4 ans… 

L'ANTIMILITARISME CHEVILLÉ AU CORPS

 Comment faire rentrer ce garçon dans le cadre de l’administration? Compliqué. Apatride, il ne veut pas prendre la nationalité française. Pas question de faire son service militaire, il garde son passeport Nansen délivré par l’ONU aux réfugiés sans patrie. Ça lui complique la vie, mais il a l’antimilitarisme chevillé au corps. Pas question de céder. Par chance, un industriel Suisse qui se veut mathématicien, Léon Motchane, propose de financer un institut de maths où les chercheurs n’auront d’autres obligations que de chercher. Pas de cours, pas de publications scientifiques.

Alexandre Grothendieck trouve là un abri à sa mesure - ou à sa démesure. Entre la fin des années 50 et le début des années 70, il va s’attacher à rapprocher la capacité à montrer de la géométrie et la puissance de démonstration de l’algèbre. Vous tracez un cercle avec un compas vous faites de la géométrie, vous écrivez x2+y2=1, vous faites de l’algèbre. Et puis, il faut dépasser Euclide pour qui les droites parallèles existent quand dans un monde courbe infiniment grand ou infiniment petit, Thalès et son théorème se trompent. La somme qu’il consacre à ce rapprochement, les "Eléments de géométrie algébrique" (EGA) et les "Séminaires" (SGA), rédigée avec l’aide d’une dizaine d’élèves et de Jean Dieudonné, constitue un point de départ et une cathédrale conceptuelle sur lesquels travaillent aujourd’hui ce qu’il est convenu d’appeler les plus grands géomètres algébristes. Il n’a pas ouvert la voie de l’après-Euclide, mais il se trouve sans contestation possible au côté de Gauss, de Reimann ou d’Evariste Galois.

MÉDAILLE FIELDS EN 1966

Pendant deux décennies il va se retrouver au centre du monde mathématique en ayant une capacité hors du commun à généraliser, à dépasser le cas particulier pour tracer des pistes de recherches sur lesquelles travaillent encore aujourd’hui des centaines de mathématiciens. Impossible de décrire les maths de Grothendieck, quelques images, permettent d’entrevoir une question centrale dans son raisonnement : le point de vue.

Imaginez trente spécialistes décortiquant, centimètre par centimètre, des tableaux dont on sent qu’ils ont des points communs, sans pouvoir l’affirmer avec certitude. Personne ne connaît mieux qu’eux chacune des œuvres, mais personne ne parvient à les mettre d’accord. Que faut-il y voir? Grothendieck, lui, se recule à vingt ou trente mètres quand les spécialistes avaient le nez collé au tableau. Il va changer de point de vue, se mettre à vingt mètres et découvrir que les trente tableaux ont un seul auteur, Claude Monet, et comme modèle unique la cathédrale de Rouen. Il a vu et montré ce que les autres ne voyaient pas.

En 1966, la communauté mathématique le couronne d’une médaille Fields, le prix Nobel des mathématiciens. Les plus grandes universités de la planète lui offrent l’asile, lui choisit de rester à Bures-sur-Yvette (Essonne) à l’abri du domaine du Bois Marie, où se trouve l’IHES. Deux ans plus tard, en 1968, sa vie va basculer. Alors qu’il va à la rencontre des "enragés" qui occupent la fac d’Orsay, il se fait traiter de Mandarin. Il est venu défendre la recherche fondamentale, il repart ébranlé.

Deux ans plus tard, avec d’autres mathématiciens, il imagine la version radicale de l’écologie politique. La rupture avec le monde mathématique ira en s’accentuant. Il quitte le Collège de France en 1972 pour retourner à Montpellier donner des cours à des élèves qui l’adorent ou le détestent. Prendre des coups, découper un grillage ou défoncer une porte pour dénoncer l’empilement de fûts radioactifs par le CEA ne le gêne pas plus que ça. Il aurait été à l’aise à Sivens avec les Zadistes qui ont repris son combat.

20000 PAGES DE NOTES ET DE COURRIER

 En a-t-il fini avec les maths? Nul ne le sait, mais ses élèves assurent qu’il n’a sans doute jamais arrêté. La nuit il ne dormait pas, il travaillait à ses maths. Au début des années 90, il confie 20 000 pages de notes et de courrier à un ami qui va longtemps garder cinq cartons dans un garage avant de les confier à l’université de Montpellier. Ils resteront longtemps rangés dans un cagibi situé au premier étage d’un bâtiment que les services de sécurité veulent voir évacué. Personne n’ose toucher à ce trésor qu’Alexandre Grothendieck voudrait détruire, comme il a systématiquement détruit toute trace de la vie de ses parents avant de vouloir s’effacer lui-même en s’installant dans un village des Pyrénées dont il ne voulait pas que le nom soit dévoilé. Un peu comme s’il n’existait pas. En janvier 2010, il a griffonné un méchant mot dans lequel il indiquait que son œuvre devait disparaître des bibliothèques et qu’il interdisait toute republication.

Il faudra trancher cette question. Sans doute à la manière de Brod, l’ami de Kafka chargé de détruire les inédits de l’auteur de la Métamorphose, et qui n'en a rien fait. Les écrits de Kafka n’appartiennent plus à leur auteur, ils appartiennent à ses lecteurs. L’œuvre d’Alexandre Grothendieck existe grâce à lui, mais aussi aux efforts de ses disciples pour clarifier et rédiger des dizaines de milliers de pages, un travail impossible à mener seul, quelle que soit sa puissance de travail - et la sienne était sans limites.

Depuis un peu plus de vingt ans, il vivait seul, brouillé avec les hommes, tous les hommes et jusqu’à son voisin qui l’aidait à tenir une maison dans laquelle plus personne ne pouvait rentrer. Ses enfants vont pouvoir y pénétrer et préserver peut-être les brouillons merveilleux que leur père a certainement rédigés jusqu’au bout de sa vie pour percer les mystères de cet univers infiniment grand et infiniment petit dans lequel nous vivons.

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http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2014/11/14/le-mathematicien-alexandre-grothendieck-est-mort_4523482_3382.html

Considéré comme le plus grand mathématicien du XXe siècle, Alexandre Grothendieck est mort, jeudi 13 novembre, à l'hôpital de Saint-Girons (Ariège), non loin de Lasserre, le village où il s'était secrètement retiré au début des années 1990, coupant tout contact avec le monde. Il était âgé de 86 ans. Apatride naturalisé français en 1971, également connu pour la radicalité de son engagement pacifiste et écologiste, ce mathématicien singulier et mythique laisse une œuvre scientifique considérable.

Il naît le 28 mars 1928 à Berlin, dans une famille atypique. Sascha Schapiro, son père, est russe de confession juive, photographe et militant anarchiste. Egalement très engagée, Hanka Grothendieck, sa mère, est journaliste. En 1933, Sascha quitte Berlin pour Paris, où il est bientôt rejoint par Hanka. Entre 1934 et 1939, le couple part en Espagne où il s'engage auprès du Front populaire tandis que le petit Alexandre est laissé en Allemagne, à un ami de la famille.

SON PÈRE MEURT À AUSCHWITZ

A la fin de la guerre civile espagnole, au printemps 1939, Alexandre retrouve sesparents dans le sud de la France. Dès octobre 1940, son père est interné au camp du Vernet d'où il ne partira qu'en 1942 vers Auschwitz, où il sera assassiné. Alexandre et sa mère, eux, sont internés ailleurs. « La première année de lycée en France, en 1940, j'étais interné avec ma mère au camp de concentration, à Rieucros près de Mende », raconte-t-il dans Recoltes et Semailles, un texte autobiographique monumental jamais publié, tiré à quelque 200 exemplaires, mais qui circule désormais sur Internet.

« C'était la guerre, et on était des étrangers – des 'indésirables', comme on disait. Mais l'administration du camp fermait un oeil pour les gosses, tout indésirables qu'il soient. On entrait et sortait un peu comme on voulait. J'étais le plus âgé, et le seul àaller au lycée, à quatre ou cinq kilomètres de là, qu'il neige ou qu'il vente, avec des chaussures de fortune qui toujours prenaient l'eau. »

LE MYTHE DES 14 PROBLÈMES DE SCHWARTZ ET DIEUDONNÉ

En 1944, son bac en poche, Alexandre Grothendieck n'a pas encore été identifié par ses professeurs comme le génie qu'il est. Il s'inscrit en maths à l'université deMontpellier puis, à l'orée de la thèse, est recommandé à Laurent Schwartz et Jean Dieudonné.

L'histoire, célèbre, a contribué à forger son mythe : les deux grands mathématiciens confient au jeune étudiant une liste de quatorze problèmes qu'ils considèrent comme un vaste programme de travail pour les années à venir, et lui demandent d'en choisir un. Quelques mois plus tard, Alexandre Grothendieck revient voir ses maîtres : il a tout résolu.

Dans cette première période de production mathématique, Grothendieck se consacre à l'analyse fonctionnelle, domaine de l'analyse qui étudie les espaces de fonctions. Ses travaux révolutionnent le domaine, mais demeurent moins connus que ceux qu'il conduira dans la deuxième partie de sa carrière.

UN INSTITUT FINANCÉ POUR LUI

Dès 1953, le jeune mathématicien se retrouve confronté à la nécessité d'obtenirun poste dans la recherche et l'enseignement. Apatride, il ne peut accéder à la fonction publique et, rétif au service militaire, il ne veut demander la naturalisation française. Il part enseigner à Sao Paulo (Brésil), à Lawrence (Kansas), à Chicago (États-Unis).

Deux ans plus tard, à son retour en France, un riche industriel piqué demathématiques, Léon Motchane, fasciné par l'intuition et la puissance de travail du jeune homme – il n'a que 27 ans – décide de financer un institut de recherche exceptionnel, conçu sur le modèle de l'Institut d'études avancées de Princeton : l'Institut des hautes études scientifiques (IHES) à Bures-sur-Yvette. Le lieu est imaginé pour servir d'écrin au mathématicien qui va y entamer une deuxième carrière.

UNE NOUVELLE GÉOMÉTRIE

Jusqu'en 1970, entouré d'une multitude de talents internationaux, il dirigera son séminaire de géométrie algébrique, qui sera publié sous la forme de dizaines de milliers de pages. Sa nouvelle vision de la géométrie, inspirée par son obsession de repenser la notion d'espace, a bouleversé la manière même de faire des mathématiques. « Les idées d'Alexandre Grothendieck ont pour ainsi dire pénétré l'inconscient des mathématiciens », dit Pierre Deligne (Institut des études avancées de Princeton), son plus brillant élève, lauréat de la médaille Fields en 1978 et du prix Abel en 2013.

Les notions qu'il a introduites ou développées sont aujourd'hui encore au cœur de la géométrie algébrique et font l'objet d'intenses recherches. « Il était unique dans sa façon de penser, dit M. Deligne, très ému par le décès de son ancien maître. Il lui fallait comprendre les choses du point de vue le plus général possible et une fois que les choses étaient ainsi comprises et posées, le paysage devenait si clair que les démonstrations semblaient presque triviales. »

IL S'ÉLOIGNE DE LA COMMUNAUTÉ SCIENTIFIQUE

En 1966, la médaille Fields lui est décernée, mais il refuse pour des raisons politiques de se rendre à Moscou pour recevoir son prix. La radicalité avec laquelle il défendra ses convictions ne cessera jamais. Et c'est à partir de la fin des années 1960 qu'il s'éloigne de la communauté scientifique et de ses institutions. En 1970, il fonde avec deux autres mathématiciens – Claude Chevalley et Pierre Samuel – le groupe Survivre et vivre, pacifiste, écologiste et très marqué par le mouvement hippie. A la même époque, il découvre que l'IHES est partiellement – bien que de manière très marginale – financé par le ministère de la défense. Il quitte l'institut.

Le Collège de France lui offre alors un poste temporaire, qu'il utilise largement comme tribune politique. Il quitte bientôt le Collège. En 1973, il devient professeur à l'université de Montpellier avant de rejoindre le CNRS en 1984, jusqu'à sa retraite en 1988. Cette année, il reçoit le prix Crafoord, doté d'une forte somme d'argent. Il refuse la distinction. En 1990, il quitte son domicile pour une retraite gardée secrète. Amer, brouillé avec ses proches, sa famille, avec la communauté scientifique et la science, il s'installe dans un petit village pyrénéen dont il gardera le nom secret. Il y restera, coupé du monde, jusqu'à sa mort.