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Marxisme et terrorisme
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://quefaire.lautre.net/Marxisme-et-terrorisme
Article paru au printemps 2006 dans la revue International Socialism.
Traduction en 2015 par Jean-Marie Guerlin.
Le « terrorisme » est la nouvelle menace mondiale contre laquelle il faut aujourd’hui, à en croire les politiciens de la classe dirigeante et les médias, mener une guerre totale. Ben Laden et Al Qaida sont pour eux une ombre omniprésente contre laquelle se rangent en ordre de bataille les valeurs démocratiques de la civilisation – un démon devant être exorcisé à tout prix, y compris par la réduction des libertés publiques.
Cette attitude se propage jusque dans des secteurs de la gauche. Ceux qui, dans les années 1970, manifestaient de la sympathie pour des organisations qui, comme l’IRAprovisoire, utilisaient des méthodes « terroristes », ont souvent une attitude complètement différente face au « terrorisme » d’aujourd’hui. Les anciennes organisations « terroristes », semble-t-il, pouvaient être considérées favorablement dans la mesure où leurs actes se justifiaient au nom d’une idéologie laïque et progressiste, comme la libération nationale, l’anti-impérialisme ou le socialisme. Celles d’aujourd’hui, à l’inverse, sont vues comme « islamo-fascistes » ou « anticapitalistes réactionnaires », et doivent par conséquent être condamnées comme peu différentes du système qu’elles combattent, sinon pires.
Mais quelles que soient les différences entre le terrorisme d’aujourd’hui et celui de jadis – et elles sont, malgré les apparences, peu nombreuses – la question de savoir comment y répondre interroge avec insistance les révolutionnaires.
Marx et Engels, à diverses occasions, durent critiquer le type de stratégie qui mettait l’accent, non sur l’action de masse, mais sur les actes d’individus isolés (comme faire sauter des bâtiments ou assassiner des êtres haïssables) – désignée sous l’appellation de « terrorisme » à partir de la deuxième moitié du 19ème siècle.1
Le premier cas fut celui des Fenians, ou Irish Republican Brotherhood, une société secrète révolutionnaire dédiée à l’émancipation de l’Irlande. En septembre 1867, des Fenians locaux de Manchester firent sauter la porte d’un fourgon cellulaire qui amenait au tribunal deux dirigeants de l’organisation. Un policier fut tué dans l’explosion. Quatre des libérateurs furent arrêtés (en même temps qu’un cinquième homme parfaitement innocent pris lors d’une descente de police dans le quartier irlandais de Manchester), accusés de meurtre et condamnés à mort. Ils furent pendus le 23 novembre, bien qu’aucun des accusés n’ai tiré de coup de feu fatal, la mort ayant été accidentelle. La sauvagerie de la réaction du gouvernement britannique provoqua d’immenses manifestations en soutien à la cause de l’indépendance irlandaise – impliquant des travailleurs anglais aussi bien qu’irlandais. Mais une quinzaine de jours plus tard, une nouvelle tentative des Fenians de libérer un de leurs dirigeants eut des conséquences désastreuses. Les explosifs dont le but était d’extraire un organisateur fenian de la prison de Clerkenwell firent s’écrouler une rangée de maisons voisines, tuant sept habitants et en blessant sérieusement 120.
Quelle fut la réaction de Marx et Engels ? Marx avait consacré toute son énergie à amener l’Internationale à soutenir la revendication de l’indépendance irlandaise, convaincu que si l’aristocratie terrienne anglaise n’était pas affaiblie la révolution de la classe ouvrière anglaise ne serait pas possible.2 Il était donc dans l’intérêt des ouvriers anglais de soutenir la résistance des Irlandais. Marx écrivit à Engels le 2 novembre : « J’ai cherché de toutes les manières possibles à provoquer cette manifestation des ouvriers anglais en soutien au fénianisme ».3 Dans une autre lettre à Engels, le 7 novembre, il disait : « Cette affaire provoque l’émotion de la partie intelligente de la classe ouvrière d’ici ».4 Engels faisait écho à ces sentiments dans une lettre à Kugelmann : « Les prolétaires londoniens se déclarent chaque jour plus ouvertement pour les Fenians et sont donc – chose inouïe et splendide – pour un mouvement, d’abord, violent, et, ensuite, anti-Anglais ».5
La totalité de l’opinion progressive n’était pas disposée à soutenir les Fenians. La Reform League, une organisation constituée en 1865 pour agiter en faveur du suffrage universel, et dans laquelle siégeaient les dirigeants des trade unions membres de l’Internationale, passa une résolution condamnant le fénianisme. Ceci exerça une pression sur l’Internationale elle-même, et il fallut tous les efforts de Marx pour faire en sorte que l’Internationale conserve une position ferme. L’explosion de Clerkenwell, à l’évidence, n’arrangeait pas les choses. Marx écrivit le lendemain à Engels une lettre pleine de colère :
Le dernier exploit des Fenians est vraiment une chose très stupide. Les masses londoniennes, qui ont montré une grande sympathie pour l’Irlande, vont être enragées et jetées dans les bras du parti gouvernemental. On ne peut pas s’attendre à ce que le prolétariat londonien accepte de se laisser exploser en l’honneur des émissaires fenians. Il y a toujours une espèce de fatalité dans ce genre de conspiration secrète mélodramatique.6
Quelques jours plus tard Engels répondait : « L’affaire stupide de Clerkenwell était à l’évidence l’œuvre d’une poignée de fanatiques spécialisés ; c’est le malheur de toutes les conspirations qu’elles mènent à de telles stupidités, parce que « après tout quelque chose doit arriver, après tout quelque chose doit être fait » ».7
Avant même l’horreur de Clerkenwell, Engels était d’accord avec Marx pour dire que « la stupidité des anglais ne doit pas nous faire oublier que les dirigeants de cette secte sont pour la plupart des ânes et en partie des exploiteurs, et nous ne pouvons d’aucune façon être tenus pour responsables des stupidités qui se produisent dans toute conspiration. Et elles sont inévitables ».8 Mais rien de tout cela ne réduisait leur soutien public à la cause pour laquelle les Fenians combattaient.
Ainsi le soutien au fenianisme, en tant qu’expression d’une lutte nationale, était tempéré par la lucidité sur la nature de la direction du mouvement (sa composition de classe) et la faiblesse de sa tactique (la priorité donnée à la conspiration). Ce que nous voyons ici, sous une forme embryonnaire, ce sont les deux axes de la tradition marxiste. L’un est la compréhension que les socialistes ne mettent pas de conditions à leur soutien aux mouvements de résistance nationale à l’oppression impérialiste. Le second est la compréhension de la limitation de ces mouvements – l’idée qu’une minorité sélectionnée puisse amener le changement social par des méthodes conspiratives les isole inévitablement de la masse de la population et les condamne à l’échec.9 La question n’est pas de savoir si les socialistes doivent se tenir à l’écart parce qu’ils sont conscients de ces limitations. Elle consiste au contraire à construire le soutien en termes de classe – comme Marx, avec la Première Internationale, put le faire alors même que le fénianisme était en déclin.
Le terrorisme individuel en Russie
Les morts de Clerkenwell furent accidentelles – les Fenians n’avaient pas eu l’intention de tuer des gens, bien que de tels accidents soient les conséquences prévisibles des méthodes conspiratives. Le ciblage délibéré d’individus, le « terrorisme » au sens moderne du terme, était en fait devenu la méthode de prédilection de certains anarchistes et d’une section des révolutionnaires russes (les Narodniks et leurs successeurs) dans la période allant de la fin des années 1870 au début du 20ème siècle.10
En Russie,Narodnaïa Volia(l’organisation appelée La Volonté du peuple) accomplit une série d’actions visant des membres éminents du gouvernement, culminant dans l’assassinat du tsar Alexandre II en 1881. Le tournant des Narodniks vers le terrorisme était une réaction à l’échec des premières tentatives d’ « aller vers le peuple » et de persuader la paysannerie à renverser le tsarisme – une tentative qui avait mené à une répression impitoyable de la part de l’autocratie. Seule la terreur, croyaient-ils désormais, pouvait ébranler la confiance du peuple dans le gouvernement et donc accroître leur réceptivité à son renversement.11 Lorsque Véra Zassoulitch fut jugée pour la tentative d’assassinat du brutal gouverneur de Moscou en 1878, la haine pour la victime était telle et la sympathie pour l’accusée si évidente que le jury l’acquitta. Seul un complet réactionnaires l’aurait critiquée pour l’ « immoralité » de sa tentative de tuer un membre de la classe dirigeante.12 Marx lui-même refusait de condamner ce type de violence. Après l’assassinat d’Alexandre II il écrivit à sa fille Jenny que la terreur était « un moyen d’action historiquement inévitable dont il était aussi inutile de discuter que du séisme de Chios », et il admirait les terroristes russes comme des « gens excellent à tous égards... simples, directs, héroïques ».13
Son admiration n’était pas contradictoire, comme celle qui l’avait porté à condamner la politique de conspiration des Fenians. La Russie, à l’inverse de l’Angleterre, était arrivée à un point de désintégration tel qu’elle était « indubitablement à la veille d’une révolution ».14 Dans ce contexte l’émergence d’un courant révolutionnaire se donnant pour tâche de contribuer à l’effondrement d’un Etat vacillant, quels qu’en fussent les moyens, ne pouvait empêcher le processus de se poursuivre. En Angleterre, par contre, le choix des moyens était déterminant. Les conspirations fénianes pouvaient nuire au but d’une Irlande indépendante en contrariant le processus du développement de la conscience des travailleurs anglais.
En même temps, la question de savoir quelles forces de la société russe pouvaient modeler l’avenir était mise en relief par les activités des Narodniks. La motivation de leur tactique consistant d’abord à « aller vers le peuple » et ensuite à se tourner vers le terrorisme résidait dans leur conviction que la forme paysanne archaïque de propriété commune (l’obchtchina) pouvait devenir la base d’une forme supérieure de société, permettant ainsi à la Russie d’éviter l’étape capitaliste. Mais avec l’échec des deux tactiques, certains Narodniks en virent à remettre en cause cette conviction – et la centralité de la paysannerie.15
L’une de ces personnes était Véra Zassoulitch elle-même. Elle en vint, avec d’autres, à tourner ses regards vers la force sociale que le capitalisme avait créée à la fin des années 1880 et au début des années 1890, la nouvelle classe ouvrière. Et Lénine, en particulier, s’employant à appliquer les idées marxistes aux conditions russes, développa une analyse qui non seulement critiquait la vision du développement qui était celle des Narodniks mais rejetait également leurs méthodes terroristes. Ce n’était pas un rejet de la révolution (la critique de Lénine ne se basait pas sur l’attente que le capitalisme mûrisse), mais plutôt une critique de l’efficacité du terrorisme en tant que méthode révolutionnaire dès lors que le capitalisme développait en Russie une classe ouvrière capable d’auto-organisation pour la défense de ses intérêts. Une organisation révolutionnaire ferme était aussi importante pour Lénine qu’elle l’avait été pour les Narodniks. Mais là où, pour Lénine, l’organisation révolutionnaire était centrale pour l’auto-organisation de la classe ouvrière, pour les Narodniks elle était un substitut à l’activité populaire autonome. C’était une conséquence de leur politique – l’échec des Narodniks à « inspirer » les paysans par leur propagande les avait amenés à la conclusion que le terrorisme, mis en oeuvre par eux au nom d’une classe qui n’agissait pas pour elle-même, pouvait être un raccourci vers la révolution. Leur impatience désespérée était une erreur tragique, leur isolement rendant facile aux autorités le harcèlement et l’infiltration des Narodniks – y compris pour accomplir des actions terroristes. Le terrorisme devint une stratégie autodestructrice. Pour Lénine, au contraire, l’élément interventionniste de la politique révolutionnaire devait être fondé dans l’activité autonome de la classe ouvrière.
Lénine combinait un grand respect pour les traditions révolutionnaires du narodnisme avec une critique sévère de ses méthodes et de son programme. Ecrivant en 1899, il maintenait que le marxisme révolutionnaire russe « perpétue la cause et les traditions de toute la période révolutionnaire précédente » et « se dirige vers le but déjà désigné par les glorieux représentants de l’ancienne Narodnaïa Volia ».16 Il ajoutait immédiatement que la différence entre eux était que l’héroïsme des Narodniks s’appuyait sur une base sociale trop étroite et une compréhension théorique inadéquate des développements sociaux.17 Mais ce qui était peut-être, dans la période (fin des années 1870 – début 1880) de Narodnaïa Volia, caractérisée par des conditions politiques répressives et des forces sociales non développées, être une erreur pardonnable, ne l’était plus au tournant du siècle, alors que le mouvement ouvrier avait fait d’énormes pas en avant.
Cet argument devint particulièrement important lorsque se produisit une nouvelle vague d’actions « terroristes » mises en œuvre par les Socialistes-Révolutionnaires (les descendants politiques de Narodnaïa Volia). Elle commença par l’assassinat d’un ministre en 1902, connut un pic en 1907 avec 82 assassinats avant de se terminer rapidement. L’assassinat le plus célèbre fut celui de Plehve, le ministre de l’intérieur, en 1904. Un des coupables, Azef, devait s’avérer en 1909 être un agent de la police.
Lénine, écrivant en 1902, était encore plus dur qu’il ne l’avait été avec les Narodniks. Le « grondement des événements », disait-il, avait mis en branle des membres de l’intelligentsia, « entraînés par le tourbillon des événements et n’ayant aucune base, ni théorique ni sociale ».18 Face à cela, les Socialistes-Révolutionnaires appelant au terrorisme « non pas en remplacement du travail dans les masses, mais précisément au nom de ce travail et parallèlement à lui »19 semblaient admettre la primauté de la classe ouvrière. Mais cette admission masquait un éloignement de la politique de classe, tout autant que la conversion au réformisme de sections de la gauche. Pour Lénine, le réformisme reflétait « une totale incompréhension du mouvement de masse et un manque total de confiance en lui ». Il révélait « l’inutilité du terrorisme, puisque sans le peuple ouvrier, toutes les bombes sont impuissantes, notoirement impuissantes ».20 La justification du terrorisme était, d’après Lénine, encore plus stupide. Les Socialistes-Révolutionnaires prétendaient que ni la « foule » (c’est-à-dire les masses) ni les organisations révolutionnaires n’étaient à l’abri de la puissance répressive de l’Etat. Seuls, « les personnes isolées ou les petits groupes qui, continuellement, et même à l’insu les uns des autres (!!) se préparent à attaquer et attaquent » sont « insaisissables »21, ce qui les rend invincibles. Il s’agissait là, pour Lénine, d’un renversement complet de la vérité évidente selon laquelle « le seul « espoir » de la révolution [était] la « foule » » et son organisation révolutionnaire.22Lénine était également d’une ironie mordante face aux affirmations des Socialistes-Révolutionnaires selon lesquelles « chaque combat singulier d’un héros éveille en nous l’esprit de lutte et de vaillance ». Bien au contraire, disait-il,
seules de nouvelles formes de mouvement de masse, ou le déclenchement d’une lutte cohérente par de nouvelles couches de la masse, pourront effectivement animer en tous l’esprit de lutte et de vaillance. Quant aux combats singuliers, précisément dans la mesure où ils restent des combats singuliers […], ils ne provoquent dans l’immédiat qu’un choc tout passager, et dans la suite conduisent même à l’apathie, à l’attente passive du prochain combat singulier.23
Lénine avait un autre argument contre ce type de terrorisme – qui consistait à dire « les terroristes d’aujourd’hui sont de véritables économistes [ceux qui limitent le mouvement à la réforme par des méthodes syndicales] à l’envers ».24 En mettant les terroristes et les réformistes dans le même panier, il ne voulait bien évidemment pas dire que leurs méthodes étaient les mêmes, mais que les deux tendances se détournaient du rôle central des travailleurs eux-mêmes dans le changement social et de la façon dont l’organisation politique se reliait à cela. Une tendance substituait le terrorisme au travail dans les masses, l’autre la réforme à la révolution. L’une se tournait vers l’intelligentsia comme agent du changement politique, l’autre vers la bourgeoisie libérale pour mener la lutte contre le tsarisme.25 L’intérêt de cette question aujourd’hui est que la réforme parlementaire n’est pas l’alternative au terrorisme lorsque c’est de changer la société qu’il s’agit – aucun des deux ne considère l’activité autonome de la classe ouvrière comme le levier du changement révolutionnaire. En ce sens, les approches réformiste et terroriste, malgré toutes leurs différences, partagent les mêmes limitations.
« La propagande par le fait »
L’usage des méthodes « terroristes » n’était pas limité à la Russie. Un concept anarchiste de « propagande par le fait » inspira une vague d’assassinats (et de tentatives) de personnalités gouvernementales de haut rang, essentiellement en Europe de l’Ouest. Le point culminant fut une série de spectaculaires attentats terroristes en France, avec notamment l’assassinat du président Sadi Carnot en 1894.
Le développement capitaliste n’avait pas seulement produit une classe ouvrière. Ses victimes dans les grandes villes comportaient une masse d’individus déclassés, dont la haine du capitalisme s’exprimait dans des formes de révolte individuelle. En France, la défaite de la Commune de Paris en 1871 projeta une ombre démoralisante sur la politique de la classe ouvrière. La Troisième République était le jouet corrompu de politiciens en compétition pour des postes ministériels, les socialistes eux-mêmes cherchant à y être représentés. La « propagande des actes » offrait une solution à côté de laquelle les arguments socialistes sur les masses laborieuses étaient de peu d’attrait. Régler ses comptes avec des personnages détestés de la classe dirigeante semblait préférable à tout discours de riposte collective au système.26 Mais ce désir impatient de forcer le pas de l’histoire était élitiste dans ses conséquences. Il ouvrait la voie à un terrorisme beaucoup moins précis dans son ciblage que l’ancien terrorisme des Narodniks.
Une partie seulement de ce terrorisme était dirigée vers des institutions ou des représentants de la classe dirigeante. Ainsi, en 1886, Charles Gallo jeta de l’acide sulfurique dans la Bourse de Paris et tira trois coups de revolver au hasard. Personne ne fut touché et Gallo utilisa son procès, à l’issue duquel il fut condamné à vingt ans de travaux forcés, pour faire une conférence d’une heure et demie sur l’anarchisme. Il avait voulu, déclara-t-il, exécuter un « acte de propagande par l’action pour la doctrine anarchiste ».27 En 1893, de façon encore plus spectaculaire, Auguste Vaillant lança une bombe à la chambre des députés, faisant beaucoup de dégâts mais ne tuant personne. Cette fois, le coupable fut exécuté, ses derniers mots étant « Vive l’anarchie ! Ma mort sera vengée ! » — ce qui fut effectivement le cas, six mois plus tard, avec l’assassinat du président de la république.28
Mais d’autres attentats terroristes étaient moins ciblés. Une semaine après l’exécution de Vaillant, Emile Henry, fils âgé de 18 ans d’un ancien communard, lança une bombe dans un café bondé à la gare Saint Lazare.29 Il y eut de nombreux blessés, dont l’un succomba.30 A son procès, on demanda à Henry pourquoi il s’en était pris à des innocents. Sa réponse, qui devint célèbre, fut : « Il n’y a pas d’innocents » :
J’étais convaincu que l’organisation actuelle était mauvaise, j’ai voulu lutter contre elle, afin de hâter sa disparition. J’ai apporté dans la lutte une haine profonde, chaque jour avivée par le spectacle révoltant de cette société, où tout est bas, tout est louche, tout est laid, où tout est une entrave à l’épanchement des passions humaines, aux tendances généreuses du cœur, au libre essor de la pensée.31
Sa justification pour ne pas avoir épargné des innocents était, poursuivait-il, que les anarchistes
n’épargnent ni femmes ni enfants bourgeois, parce que les femmes et les enfants de ceux qu’ils [les anarchistes] aiment ne sont pas épargnés non plus. Ne sont-ce pas des victimes innocentes que ces enfants qui, dans les faubourgs, se meurent lentement d’anémie, parce que le pain est rare à la maison ; ces femmes qui dans vos ateliers pâlissent et s’épuisent pour gagner quarante sous par jour ?32
Le seul regret d’Henry était qu’il n’y ait pas eu davantage de victimes33 – dans l’idée fausse que l’échec à soulever les masses venait de n’avoir pas provoqué un choc assez violent.
Si l’acte d’Henry causa une répulsion générale, ce n’était pas le cas des attentats anarchistes dont les cibles étaient les riches et les puissants, ou les institutions de la société bourgeoise, pour lesquels il y avait bien plus de sympathie. Le terrorisme devint « populaire »34 — et le fait que la classe dirigeante française réagisse si brutalement (elle alla jusqu’à exécuter ceux qui n’avaient causé aucune perte de vie humaine) n’en était pas la moindre raison, outre qu’il pouvait sembler que la société bourgeoise payait ainsi pour ses crimes. Un terroriste célèbre, Ravachol, qui avait fait sauter deux immeubles d’habitation en 1892 en représailles aux condamnations infligées aux manifestants du Premier Mai, fut comparé par un artiste au Christ, donna son nom à un nouveau verbe (ravacholiser – faire exploser), et vit un hymne à la dynamite composé en son honneur. La raison d’une telle « popularité » n’est pas difficile à découvrir. Les terroristes pouvaient avoir un mépris élitiste pour l’action de masse les portant à se substituer eux-mêmes aux masses. Mais les masses elles-mêmes, en l’absence de confiance en elles-mêmes et d’auto-organisation, pouvaient admirer, secrètement ou ouvertement, ceux qui semblaient capables de faire ce dont elles n’osaient rêver – se venger de leur humiliation.
La vague d’attentats « terroristes » fut un test pour le mouvement socialiste français de l’époque, relativement jeune et inexpérimenté. Il avait fait une avancée en termes électoraux au début des années 1890, et la coalition socialiste avait désormais une présence parlementaire significative. Mais comment pouvait-il réagir à la façon dont le gouvernement français utilisait la bombe du parlement et l’assassinat du président Sadi Carnot pour édicter dans l’urgence des lois qui écrasaient la liberté d’expression et les libertés publiques – et servaient de diversion salutaire à la crise financière malodorante entourant le canal de Panama ? Engels écrivit au gendre de Marx, Paul Lafargue, que ces « lois scélérates » seraient davantage utilisées contre les socialistes que contre les anarchistes,35 mais que « vous les battrez et vous émergerez des luttes infiniment plus forts que vous n’y êtes entrés ».36
Jules Guesde, dirigeant d’un courant socialiste censé être parmi les plus révolutionnaires, dénonça la violence anarchiste et déclara que « le socialisme ne triomphera que par la volonté du peuple exprimée pacifiquement ».37 Le meilleur orateur socialiste, Jean Jaurès, réagit d’une façon qui faisait moins de concessions aux idées dominantes, malgré son extraction radicale non socialiste. Il sympathisait avec les motivations de terroristes comme Ravachol et Vaillant.38 Il passa à l’offensive au parlement en se concentrant sur les multiples « perquisitions et arrestations de pauvres » opérées par le gouvernement, ses tentatives de contrôler l’activité du mouvement ouvrier, son utilisation d’agents provocateurs, son interdiction de la discussion d’ « idées anarchistes », et son introduction de « tribunaux correctionnels » spéciaux et secrets pour remplacer les procès avec jury.39 Jaurès essaya aussi de proposer une législation de réforme fiscale en tant que moyen de montrer où était le véritable problème – la « tyrannie du capitalisme ». Le bloc parlementaire socialiste n’était qu’une petite minorité et n’avait aucune chance de battre les « lois scélérates ». Mais leur opposition conséquente éloigna le projecteur des exactions anarchistes, exposant la corruption et la réalité antidémocratique du système, et secoua le gouvernement sur ses bases. Au plus fort du débat, Jaurès dénonça « tous les hommes qui, dans la vie publique, ont vendu leurs votes ou ont été impliqués dans des scandales financiers ». Il seraient, disait-il,
jugés comme la véritable cause de la propagande anarchiste... Et le jour où le même navire emportera vers les terres fiévreuses de la relégation le politicien véreux et l’anarchiste meurtrier, ils pourront lier conversation : ils s’apparaîtront l’un à l’autre comme les deux aspects complémentaires d’un même ordre social.40
Ainsi Jaurès fut-il capable de s’opposer au terrorisme anarchiste sans céder un pouce de terrain au système qu’il combattait.
La polémique de Trotsky contre le terrorisme individuel
Léon Trotsky a écrit deux articles dans lesquels il critique le terrorisme individuel – le premier en 1909, en réponse à la découverte que l’assassin de Plehve était un agent de la police, et le second en 1911, comme commentaire aux humeurs terroristes de la classe ouvrière autrichienne.41 Ils résument l’expérience accumulée de la tradition marxiste sur la question — tout en ayant besoin d’être contextualisés.
Dans le premier article, Trotsky commence par expliquer que la terreur systématique utilisée par les Narodniks russes était liée au fait que l’Etat tsariste, construit avec le capital et la technologie européens plutôt qu’à l’aide des ressources locales, était comme suspendu au-dessus de la société. Il apparaissait comme « un organe de coercition purement externe, n’ayant aucune racine dans l’organisation sociale elle-même... s’élevant au-dessus de toutes les classes de la société », y compris des classes privilégiées elles-mêmes qui se virent privées de la possibilité de développer l’Etat selon le modèle « normal » (démocratique bourgeois). Cela affectait aussi les représentants européanisés de la vie intellectuelle russe, l’intelligentsia. L’isolement social de l’Etat et son manque de racines donna naissance à l’illusion (vite dissipée) qu’il n’y avait pas besoin d’une véritable force sociale pour détruire le tsarisme. Des bombes aux mains de quelques individus dévoués seraient suffisantes pour éliminer cet organe externe de coercition. Mais ce qui avait été une illusion héroïque dans une période où les forces sociales étaient sous-développées était désormais rattrapé par le développement de véritables puissances sociales – la classe ouvrière et son organisation autonome. Même si les Socialistes-Révolutionnaires restaient attachés aux méthodes terroristes désormais considérées comme moyens accessoires, et non remplaçant la lutte de masse, les deux sont incompatibles :
Engendré par l’absence d’une classe révolutionnaire, régénéré plus tard par un manque de confiance dans les masses révolutionnaires, le terrorisme ne peut se maintenir qu’en exploitant la faiblesse et l’inorganisation des masses, minimisant leur conquêtes et exagérant leurs défaites.
Et précisément parce qu’il substitue une organisation secrète de conspirateurs au type d’action qui se tourne vers l’action de masse, le terrorisme est vulnérable à l’infiltration policière.
Dans l’article suivant, Trotsky développe cet argument pour l’étendre aux situations autres que celle de la Russie. Il commence par répondre à l’accusation dirigée contre les révolutionnaires selon laquelle ils utilisent la violence (la terreur – le terrorisme) pour arriver à leurs fins. Il ne nie pas le rôle de la violence, mais fait observer que le fait pour la classe capitaliste de condamner les grévistes pour leur « violence » sur les piquets ou contre les jaunes est une pure hypocrisie, lorsqu’on compare cette violence avec celle de l’appareil d’Etat capitaliste (la loi, la police et les forces armées). Si elle veut dire qu’ « inspirer la crainte, ou faire du mal à l’ennemi » à la classe ennemie est du terrorisme, alors « la lutte de classe toute entière n’est pas autre chose que du terrorisme ».
Suit une sévère condamnation du terrorisme au sens restreint du terme, dont l’assassinat de ministres (la forme classique du terrorisme individuel) ou de patrons n’est qu’un exemple. Trotsky cite le sabotage des machines et l’incendie des usines comme des exemples de terrorisme – ce qui peut paraître surprenant, dans la mesure où aucun des deux n’est dirigé contre des individus. Ce qu’il veut dire est que la motivation de classe de ces cibles – qu’elles soient des personnes ou des biens – n’a rien de spécifiquement prolétarien, et par conséquent ne saurait renforcer la confiance collective ou l’organisation de la classe ouvrière comme l’action gréviste. L’insistance de Trotsky sur l’importance du rôle de la grève se passe de commentaires. Il ne la limite pas à la question « économique » — il la relie à la politique, y compris la politique parlementaire. Du fait de sa situation au cœur de la production capitaliste, la classe ouvrière ne peut faire progresser ses intérêts que collectivement. Les méthodes qui s’appuient sur la « terreur » individuelle n’en sont pas capables et peuvent même créer la confusion – si la classe dirigeante peut être vaincue en abattant ses représentants, à quoi sert la lutte des classes ? D’où la conclusion de Trotsky :
A nos yeux la terreur individuelle est inadmissible précisément parce qu’elle rabaisse le rôle des masses dans leur propre conscience, les faits se résigner à leur impuissance, et leur fait tourner les yeux vers un héros vengeur et libérateur qui, espèrent-ils, viendra un jour et accomplira sa mission.
Ainsi donc la « propagande par le fait » a l’effet inverse de celui que proclamaient les anarchistes. Il ne soulève pas les masses. Au contraire, il détourne l’attention de l’organisation autonome vers les « terroristes ». Un ministre nouveau remplace l’ancien, et la vieille machine de l’exploitation poursuit son cours. C’est aussi vrai de la vie après le 11 septembre et le 7 juillet que cela l’était du temps de Trotsky.
Mais nous devons faire attention à la manière dont nous utilisons l’argument de Trotsky. Parfois la condamnation des terroristes sous-entend que s’ils n’étaient pas là les conditions seraient favorables – l’Etat n’aurait pas d’excuse pour nous attaquer. C’est faire des terroristes un problème aussi important que le système qu’ils souhaitent affaiblir. C’est comme si le capitalisme n’avait pas toujours cherché à restreindre notre sphère d’activité, et comme si le mouvement ouvrier n’avait pas la force de se rétablir après des défaites temporaires. Comme dit Trotsky, « La société capitaliste a besoin d’un prolétariat actif, mobile et intelligent – elle ne peut, donc, maintenir le prolétariat pieds et poings liés pendant très longtemps ». Un usage unilatéral de la polémique de Trotsky peut reproduire ce même pessimisme que Trotsky dénonce dans le terrorisme individuel.
Les révolutionnaires en Grande-Bretagne et l’IRA
Au début des années 1970, la répression britannique en Irlande du Nord provoqua une série d’attentats républicains. L’IRA avait un large soutien, même s’il était passif, dans la communauté catholique, parce qu’elle était considérée comme les défendant à la fois de l’armée britannique et de l’Ordre Orange. Il ne pouvait être question de se joindre au concert de vociférations haineuses des médias et des politiciens anglais. Mais quelle devait être l’attitude des révolutionnaires ? Certains, comme la Tendance Militant (prédécesseurs du Socialist Party), proclamaient que seule une politique de classe pouvait résoudre la question nationale qui était une conséquence de la partition. Cette position, vraie dans l’abstrait, évitait de poser la question de savoir si les révolutionnaires devaient soutenir la lutte nationale. D’autres prétendaient que dans une guerre civile il fallait choisir son camp – et que poser des bombes dans les pubs, les boutiques, les usines et autres lieux étaient des tactiques légitimes dans la lutte armée contre les forces d’occupation britanniques.
Les International Socialists (prédécesseurs du SWP) reconnaissaient qu’il y avait des éléments de guerre civile en Irlande du Nord, mais concluaient que les limites du républicanisme exigeaient des révolutionnaires qu’il émettent des critiques dans le contexte d’un soutien global à la lutte nationale. Dans un éditorial du 12 février 1972,Socialist Worker affirmait :
un soutien critique mais inconditionnel pour tous ceux, y compris les deux IRA, qui luttent contre l’impérialisme. Par inconditionnel nous voulons dire soutien malgré notre critique de la direction et de la tactique. Par critique nous voulons dire s’opposant aux illusions selon lesquelles la lutte peut être gagnée autrement que par la victoire de la classe ouvrière luttant sur un programme de libération sociale aussi bien que nationale.42
En particulier, la politique des nationalistes (et la tactique basée uniquement sur la défense de la communauté catholique minoritaire) avait peu d’attraits pour les travailleurs protestants et ne pouvait briser l’emprise que l’orangisme tory(conservateur) avait sur eux. Cela ne serait possible que s’il existait une organisation ouvrière suffisamment importante manifestant une égale hostilité aux tories verts du Sud qu’aux tories oranges du Nord. En pratique, la politique nationaliste de l’IRA en était incapable. Par conséquent, malgré le soutien inconditionnel au mouvement républicain dont la défense de la minorité catholique était un défi à la puissance de l’Etat britannique, il devait y avoir une critique. Subordonner la classe à la nation consistait à refuser de voir que les patrons verts (aussi bien au Sud qu’au Nord) étaient tout autant les ennemis que les patrons oranges, et qu’il ne pouvait y avoir de solution sans les travailleurs protestants. En réalité, à moins d’évoluer au delà d’une politique basée uniquement sur le nationalisme, c’est-à-dire de s’orienter vers une politique de classe, l’anti-impérialisme ne pouvait même pas résoudre la question nationale. Duncan Hallas et Jim Higgins, deux membres dirigeants, défendaient l’éditorial de Socialist Worker dans un bulletin interne dans les termes suivants :
La ligne de notre organisation – qui est l’application à l’Irlande de la théorie de la révolution permanente – est que le renversement de l’impérialisme en Irlande (du Nord ou du Sud) est impossible sinon sur la base d’un mouvement de masse sous la direction des révolutionnaires... La défense de la communauté catholique contre le terrorisme gouvernemental contribue à ce développement en défiant la puissance de l’Etat et donc en posant la question de sa destruction... Les attentats empêchent le développement en resserrant les liens des travailleurs oranges avec Stormont. Et cela détourne les militants ouvriers catholiques en leur donnant une perspective et une activité fausses.43
Cette argumentation reposait sur une analyse selon laquelle l’impérialisme britannique ne pouvait être battu sur la seule base d’une lutte menée par la minorité catholique d’Irlande du Nord (un tiers ou un quart de la population de l’île tout entière). Elle devait trouver un soutien actif ailleurs – dans la classe ouvrière de la République et chez au moins une partie des travailleurs protestants d’Irlande du Nord – outre un minimum de sympathie de la part des travailleurs du Royaume-Uni. Les bombes avaient inévitablement l’effet indésirable de tuer des passants innocents, ce qui permettait à la classe dirigeante d’isoler les républicains du Sud et de détourner les Irlandais vivant en Angleterre de soutenir activement la lutte – de telle sorte que les immenses manifestations de Londres à la fin des années 1960 et au début des années 1970 ne se reproduisirent pas dans les années 1980 et 1990. On peut voir aujourd’hui que nos arguments étaient corrects dans l’abandon de la lutte armée par l’IRA et le consentement des dirigeants républicains à participer aux institutions du Nord toujours séparé.
Dans ce contexte, Socialist Worker mit en avant année après année un double argument. L’essentiel consistait à dire que les « troubles » en Irlande du Nord – et leur produit collatéral, les attentats en Angleterre – étaient une conséquence de la présence britannique, le dernier stade d’une domination impérialiste de l’Irlande durant depuis des siècles. Pour cette raison, la résistance aux troupes britanniques était tout à fait légitime. Mais il était également nécessaire de proclamer clairement que poser des bombes n’était pas la bonne manière de vaincre l’impérialisme et qu’elle devait donc être critiquée.
Un exemple important en fut fourni lorsqu’une bombe posée dans un pub de Birmingham, en novembre 1974, tua 19 ouvriers et blessa 200 autres personnes. L’hystérie se répandit dans la ville, entretenue par les médias, créant un climat dans lequel un immigré irlandais risquait dans le meilleur des cas d’essuyer des insultes, et dans lequel six travailleurs totalement innocents furent condamnés à la réclusion perpétuelle – et attendirent leur libération pendant 16 ans. La réponse de Socialist Worker fut un titre de première page sur trois lignes : « Arrêtez les attentats, Luttez contre la répression en Angleterre et en Irlande, Troupes hors d’Irlande ». La « une » ajoutait :
La cause fondamentale des attentats est la répression en Irlande du Nord. Des internements sans procès, des meurtres sectaires de la part de gangs protestants agissant sans entraves, des perquisitions brutales et des meurtres de la part de l’armée britannique ont poussé la minorité au désespoir. Des poses de bombes insensées semblent à certains membres de cette minorité la seule issue. La répression n’annule pas le terrorisme nourri par la répression. Tous deux augmentent ensemble.
La colère des travailleurs de Birmingham a montré qu’il n’y a pas assez de révolutionnaires organisés dans les usines pour lutter efficacement contre l’opinion anti-irlandaise, pour expliquer que la mobilisation de la classe ouvrière britannique devrait servir à attaquer à la racine les troubles irlandais... Le gouvernement britannique et son armée... portent la responsabilité de 400 ans de misère humaine en Irlande.
Un article de la deuxième page du journal rappelait l’histoire de la domination anglaise de l’Irlande, et la façon dont un mouvement pacifique pour les droits civiques en 1968-1969 avait vu se dresser contre lui toute la puissance de l’Etat : « Ce qu’ont ressenti les habitants de Birmingham vendredi dernier est ce que ressentent quotidiennement les membres de la communauté catholique d’Irlande du Nord depuis cinq ans. » L’éditorial concluait :
Nous avons toujours dit clairement que les révolutionnaires britanniques doivent défendre le droit du peuple irlandais à lutter pour expulser d’Irlande les troupes anglaises. Cela inclut le droit des républicains à s’organiser pour lutter contre ces troupes... Poser des bombes dans des lieux fréquentés par des ouvriers ne peut contribuer à la défense des zones catholiques ou à les débarrasser des troupes d’occupation... C’est la raison pour laquelle nous condamnons les attentats... Mais nous devons continuer à proclamer avec insistance que la condition sine qua non de la solution des problèmes de l’Irlande est le retrait des troupes britanniques.44
Les terroristes islamistes d’aujourd’hui
Les médias et la plus grande partie de la gauche voudraient nous faire croire que les terroristes islamistes d’aujourd’hui sont pires que tout ce qui s’est produit dans le passé. Même les républicains irlandais – dont les voix elles-mêmes ont été bannies des ondes il y a une douzaine d’années – sont présentés aujourd’hui comme rationnels par comparaison. Ce qui domine est l’image d’un poseur de bombe suicidaire présenté comme un islamiste fanatique frappé de démence.
Mais l’attentat-suicide n’a rien de spécifiquement islamiste. Ceux qui ont le plus fait usage de l’arme de l’attentat-suicide ne viennent pas du Moyen-orient, ils ne sont même pas musulmans. Ce sont les Tigres tamouls du Sri Lanka, dont l’idéologie n’est pas religieuse mais « marxiste-léniniste »45 (même si leur origine culturelle est hindoue), et dont le but est très laïque : la libération nationale. Robert Pape, qui a analysé avec soin les attentats-suicides entre 1980 et 2003, estime qu’ils sont responsables du groupe unique le plus important d’attentats – 76 sur un total de 315. C’est plus que le nombre de ceux commis par le Hamas palestinien46. Et tous les « kamikazes » des groupes « islamiques » ne sont pas des musulmans. Le Hezbollah, apparu au Liban dans les années 1980, a été le premier mouvement moderne à utiliser cette méthode (il a contraint les troupes US au retrait après que 241 Marines aient été tués dans un seul attentat). Sur les 41 auteurs d’attentats-suicides commis entre 1982 et 1986, seulement trois étaient des intégristes islamiques. Les reste était très majoritairement composé de communistes ou de révolutionnaires – et trois d’entre eux étaient chrétiens47 !
Les campagnes d’attentats-suicides peuvent utiliser un langage islamique. Cela ne signifie pas que l’intégrisme religieux explique leurs visées. Pape tire des éléments de son enquête la conclusion suivante :
Il n’y a pas, entre le terrorisme suicidaire et l’intégrisme islamique, la connexion étroite que l’on croit. Bien au contraire, ce que toutes les campagnes de terrorisme suicidaire ont en commun, c’est un but spécifique séculier et stratégique – contraindre les démocraties à retirer leurs forces des patries nationales des terroristes. La religion est rarement la cause fondamentale, même si elle est souvent utilisée comme outil par les organisations terroristes dans leur recrutement et dans d’autres efforts au service de leur objectif stratégique large.48
Cette évaluation est confortée par une analyse d’al-Qaida provenant d’une autre source. Cette organisation est généralement considérée comme le nec plus ultra de l’intégrisme islamique – le groupe le plus enclin à déclarer la guerre sainte contre l’Occident, la modernité et la laïcité. Mais la question que pose Stephen Holmes avec pertinence est celle de savoir si la foi religieuse est la cause d’une action (telle que l’attentat sur les twin towers) ou si cette action est motivée par une autre cause, mais exprimée sous une forme religieuse :
Oussama Ben Laden veut-il expulser les Etats-Unis de l’Arabie saoudite parce que leurs troupes profanent le sol sacré, ou est-il furieux, comme tout combattant anticolonialiste ou nationaliste sincère, du pillage des ressources naturelles de son pays par ces mêmes Etats-Unis ? Ayman al-Zawahiri, le médecin qui a fondé le Djihad Islamique égyptien et qui est considéré comme le plus proche collaborateur de Ben Laden, veut-il renverser le président égyptien Moubarak parce que celui-ci est un apostat ou parce qu’il est un tyran ?49
Aussi difficile soit-il de démêler le religieux de ce qui ne l’est pas, la conclusion de Holmes sur la nature de la « guerre » d’al-Qaida contre les USA est essentiellement la même que celle de Pape :
La grande majorité des déclarations publiques de Ben Laden fournit des raisons séculières et non religieuses aux attentats du 11 septembre. Le but principal de l’attaque était de punir « l’Amérique injuste et tyrannique ». Le casus belli qu’il invoque encore et encore est l’injustice et non l’impiété. Il est exact qu’il déclare à l’occasion que les Etats-Unis ont déclaré la guerre à Dieu, mais ces arguments seraient peu convaincants s’ils n’étaient appuyés par la proclamation que les USA tyrannisent et exploitent les peuples musulmans... Ben Laden ne justifie presque jamais le terrorisme anti-occidental comme un moyen de soumettre les infidèles occidentaux à la vraie foi. Bien au contraire, il justifie presque toujours le terrorisme contre l’Ouest comme une forme de légitime défense.50
En d’autres termes, le but d’al-Qaida n’est pas différent de celui des autres mouvements de libération nationale – accéder à l’indépendance en forçant les puissances impérialistes à se retirer. Il peut s’exprimer en termes religieux, mais dans son essence il poursuit le même but que les anciens mouvements nationalistes laïques du Moyen-orient – vaincre l’impérialisme US et ses alliés dans la région51.
C’est une erreur de croire que la stratégie des attentats-suicides est la preuve d’une irrationalité qui trouve sa source dans l’intégrisme islamique. Il y a une justification pour l’adoption de cette stratégie qui dérive du problème posé par le combat dans des conditions d’extrême inégalité de ressources. L’oppresseur possède une puissance militaire infiniment plus grande que tout ce que les opprimés ont à leur disposition. Les opprimés ne peuvent espérer infliger à l’ennemi le genre de dommages matériels qui le forceraient à reculer. Tout ce qu’ils peuvent espérer, c’est lui occasionner des dommages psychologiques en montrant qu’ils ne reculeront devant rien – même pas le sacrifice de soi – pour terroriser le pays oppresseur. Comme dit Pape, « le terrorisme suicidaire cherche à infliger des souffrances à la société opposée... et ainsi amener le gouvernement à faire des concessions, ou pousser la population à se révolter contre son gouvernement ».52
C’est là une « stratégie pour des acteurs faibles » qui manquent des moyens militaires « normaux » pour se battre. Les attentats-suicides peuvent être un moyen de lutte « sale », inhumain (à cause des victimes civiles). Cela dit, ils sont le résultat de l’incapacité à concurrencer la violence que l’oppresseur peut infliger d’une manière « propre » (par des opérations de haute technologie) mais bien plus dévastatrice que tout ce que peut causer un attentat-suicide. Il y a aussi l’espoir que le fait d’être prêt à transformer son propre corps en machine à tuer sacrificielle inspirera les opprimés à donner leur soutien à la lutte.
C’est une erreur de croire que les terroristes « kamikazes » sont motivés psychologiquement par le fanatisme islamique. Bien au contraire, ce qui les pousse à l’action est la rage face aux conditions matérielles de l’oppression et de l’exploitation – qui s’exprime ensuite par un engagement dans une foi et un mode de comportement religieux. Les terroristes ne sont pas « différents » — ils sont comme nous, ou plutôt comme tous ceux que l’inégalité, la pauvreté et l’injustice mettent en furie. C’est ce qui ressort du vécu d’un des hijackers du 11 septembre, Mohammed Atta :
Les accusations qu’il proférait souvent et bruyamment contre les Etats-Unis et les autocraties musulmanes qu’ils soutiennent étaient presque entièrement laïques. La plupart de ceux qui le connaissaient avant 1996 n’ont pas particulièrement noté sa piété religieuse... mais sa furie implacable face au malheur des pauvres et à l’indifférence des riches... Il était en rage contre l’étalement devant tous, au Caire, d’un luxe extravagant et frivole et d’une pauvreté sordide et sans espoir. L’élite égyptienne, il s’en était convaincu, était hypocrite. Elle montrait un « visage démocratique » à l’Occident tout en manifestant une indifférence complète à la misère des gens ordinaires devant leur porte. Ils avaient vendu leur pays à l’Ouest pour des colifichets.53
De la même manière qu’Henry, le terroriste français de la Gare Saint Lazare plus d’un siècle auparavant, considérait les femmes et les enfants bourgeois comme « coupables » par association, il y a des gens qui souffrent du fait de l’impérialisme dans le monde (et pas seulement des musulmans) qui voient les habitants ordinaires de la nation oppressive comme « complices » des crimes que « leur » nation commet. C’est une terrible inversion de l’argument qui consiste à dire que puisque Bush et Blair ont été démocratiquement élus leur guerre était légitime. La logique terroriste est que la population ne peut pas être « innocente » puisqu’elle a voté pour Bush et Blair.
C’est la politique du désespoir. C’est aussi la conséquence de la vision de la lutte contre l’injustice en termes niant les divisions de classe. C’est la même logique qui a mené certaines sections des nationalistes irlandais à considérer les britanniques ordinaires comme faisant partie du problème. David O’Connell, l’un des dirigeants militaires des républicains au milieu des années 1970, disait après les attentats de Birmingham :
Pendant cinq ans, le gouvernement anglais a mené une campagne de terreur... contre le peuple d’Irlande. Qu’avons-nous eu du peuple britannique ? Une indifférence totale. Le gouvernement britannique et la population britannique doivent se rendre compte qu’ils en subiront les conséquences.54
Hormis le discours religieux, c’est exactement les mêmes arguments que ceux qui soutiennent al-Qaida utilisent aujourd’hui. Les commentaires que faisait Socialist Worker à l’époque sont toujours valables aujourd’hui :
Cette conclusion doit être combattue par tout socialiste révolutionnaire. Elle met à égalité les dirigeants... et le peuple. Toute notre argumentation repose sur le fait que la société est divisée en classes, dont les intérêts sont inconciliables.55
Tout aussi valable est l’analyse de la politique d’une organisation qui se soumet à une telle logique :
Elle n’est pas, comme le prétendent la presse et les politiciens de croite, constituée de maniaques assoiffés de sang – après tout, c’est la presse et les politiciens de droite qui ont toujours soutenu les violences commises par les forces armées britanniques contre des civils innocents dans le monde entier... Le vrai problème... c’est que ses dirigeants voient le monde comme divisé en nations et non en classes... comme les politiciens petits bourgeois du monde entier.56
C’est une logique semblable qui pense que seul un petit groupe de combattants résolus peut venger les injustices de la société, que la masse du peuple est soit corrompue soit incapable de passer à l’action – à moins que des actions « exemplaires » ne soient accomplies par des combattants dévoués. Et comme c’est la politique du désespoir, plus ceux qui sont pris dans cette spirale sont impuissants et plus grand est leur rêve de destruction – pour obtenir un meilleur impact.
Les attentats-suicides ne sont pas un retour barbare à l’ère pré-moderne. Ils sont une réponse horriblement déformée aux horreurs très réelles de l’impérialisme et du capitalisme. L’échelle de certains attentats d’aujourd’hui est supérieure à tout ce que les organisations terroristes du passé ont été capables de réaliser. Mais la dévastation et le prix à payer en vies humaines restent massivement inférieurs à ce que peut infliger une « frappe » de routine des forces armées d’un pays « civilisé ».
Un argument développé en son temps par Trotsky est particulièrement adapté à la situation présente. Lorsqu’on critique les actions terroristes, disait-il, il est important de ne pas se ranger du côté des « moralistes patentés » (que l’on voit aujourd’hui surgir de toutes parts) qui font des « déclarations solennelles sur la « valeur absolue » de la vie humaine ».57