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Si la réponse est Syriza, alors ce n’était pas la bonne question
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Texte paru le 5 mars dernier sur le site « Brooklyn rail »
http://www.brooklynrail.org/2015/03/field-notes/if-syriza-is-the-answer-then-the-question-was-wrong
Par Cognord
Traduction du collectif Les Ponts Tournants
Les prédictions sont souvent difficiles. La complexité des problèmes, la diversité des éléments-clefs et le caractère imprévisible des sujets sociaux en interdisent la tentative et discréditent généralement ceux qui en font. Or, en acceptant ces difficultés, on a ouvert un espace dans lequel les gens se sentent libres de dire n’importe quoi sans que cela tire vraiment à conséquence. C’est ce qui est arrivé dernièrement avec Syriza : pendant que la Droite mettait en garde contre un « radicalisme » irresponsable, la Gauche a trouvé le point de ralliement qu’elle attendait depuis longtemps pour annoncer « la dernière chance de mettre fin à l’austérité ». Encore une fois, elles avaient tort toutes les deux.
Ce qui était remarquable, sans toutefois être vraiment surprenant, c’est que quasiment aucun des partisans de Syriza n’avait pris le temps d’examiner son programme économique tel qu’il était énoncé. Il suffisait de répéter quelques formules-clefs pour faire de Syriza l’unique espoir pour l’avenir de la Grèce (et de l’Europe par la même occasion), toute analyse rigoureuse des remèdes proposés par Syriza se trouvant reportée dans un futur hypothétique[1]. C’était comme si la gauche estimait qu’il serait impoli de présenter Syriza comme un parti social-démocrate de sensibilité progressiste, considérant qu’un examen attentif de son programme serait superflu, voire importun.
Notre époque préfère l’apparence à l’être, comme l’a dit quelqu’un il y a bien longtemps, et on y défend la première des illusions avec la dernière vigueur. Syriza a fini par représenter quelque chose de sacré pour la gauche, aujourd’hui bien désorientée, et les règles régissant comment parler du passé, du présent et du futur de Syriza ont été définies dès le début : c’est un sympathique petit parti marxiste, loin du dogmatisme stalinien du Parti Communiste Grec (KKE), porteur de l’espoir pour le peuple grec tourmenté d’une bouffée d’air hors du carcan étouffant de l’austérité, et un combattant sincère qui fera de son mieux pour atténuer les pires effets de la crise. Quiconque critiquait Syriza ne pouvait être qu’un de ces ultragauchistes vivant dans une tour d’ivoire. Lorsqu’ils invoquent la nécessité d’être « douloureusement réaliste » et pragmatique, les partisans de Syriza dédaignent paradoxalement toute véritable tentative d’être….réaliste. Il semble que ne soit tolérée aucune contradiction qui viendrait gâcher ce raisonnement de bon sens. Sauf les faits réels, bien entendu.
Dans le scénario le plus favorable, Syriza n’a, en substance, proposé qu’un modèle keynésien pour affronter la crise. Pour des gens comme Paul Krugman ou Joseph Stiglitz, on pouvait difficilement faire plus radical. En agitant comme épouvantail l’invariance de la position de l’Europe pilotée par l’Allemagne, la politique keynésienne est parvenue à se présenter comme une oasis dans le désert du néo-libéralisme. Mais ce qui accrédite tous ces auteurs pro-keynésiens (leur hostilité au néo-libéralisme), masque aussi certaines réalités historiques trop vite oubliées concernant la social-démocratie : son point de départ est de pousser le capital à considérer le travail à la fois comme un coût et comme un investissement ; elle choisit de voir dans les travailleurs à la fois des consommateurs et des partenaires ; elle nie la nécessité de s’attaquer aux rapports sociaux dans leur ensemble et soutient au contraire, que la solution aux problèmes créés par les rapports sociaux capitalistes se trouve à l’intérieur même du capitalisme. Au bout du compte, son objectif est de libérer les potentialités sapées par l’entêtement du néo-libéralisme, jurant qu’elle est mieux placée pour gérer le capital. Ce qu’elle semble ne pas voir, c’est tout simplement que le keynésianisme a déjà tenté de sauver le capitalisme et que ça s’est terminé par un échec. On a du mal à comprendre pourquoi cette constatation serait jugée si inconvenante.
Encore un effort si vous voulez être socio-démocrates
Dans mon article précédent, j’ai essayé d’expliquer que, par-delà l’enthousiasme et les vœux pieux, un gouvernement Syriza serait, dès son premier jour, contraint de se procurer des fonds pour mettre en œuvre son programme (aussi minimal fut-il). L’économie grecque ayant été sous l’étroite surveillance de la Troïka (l’Union Européenne, la Banque Centrale Européenne et le Fonds Monétaire International) depuis cinq ans, les options sont limitées en matière de remboursement de la dette et de dépenses publiques. Les créanciers internationaux, qui cherchent à protéger leur argent et à imposer l’austérité, ont édicté une série de règles. Ces règles sont, bien sûr, susceptibles de modification, et seraient certainement difficiles à appliquer dans le cas où une population indisciplinée décidait (unilatéralement, histoire d’employer une formule à la mode) d’entamer une campagne pour le non-paiement à tous les niveaux, ce qui perturberait toute négociation éventuelle. Mais on n’a vu apparaître aucun mouvement de ce genre et Syriza a clairement fait savoir qu’il ne souhaite pas défier ces règles. Du coup, il n’était pas bien difficile de prévoir le résultat des récentes négociations.
Le principal argument du premier article était que Syriza n’avait aucun atout sérieux en mains pour négocier. Syriza voulait rester dans la zone euro, avait besoin de l’argent de l’Union Européenne (autant pour continuer à payer les intérêts que pour financer son propre programme) et ne prendrait aucune mesure unilatérale. En même temps, Syriza espérait un assouplissement des conditions et la possibilité d’opérer certains changements (permettant, par exemple, de « faire face à la crise humanitaire ») n’entraînant aucune augmentation budgétaire dans l’immédiat et ne concernant donc pas la Troïka[2]. L’unique carte que Syriza avait entre les mains c’est que personne ne voulait même songer à un ‘Grexit’ (sortie de la Grèce de la zone euro) dont les conséquences seraient totalement imprévisibles et probablement catastrophiques pour la zone euro toute entière. S’il y avait un sujet de débat ces dernières semaines, c’était de savoir si Syriza était prêt à jouer cette carte jusqu’au bout[3]
Le choix de Yanis Varoufakis comme ministre des Finances a bien fait monter le suspense sur les négociations à venir, permettant de créer, dans de nombreux comptes rendus, une ambiance de conflit imminent. La principale raison en est la forme de diplomatie choisie par Varoufakis : au lieu de délibérer à huis clos et d’adopter la démarche de l’ancien gouvernement (signer « les accords » les yeux fermés), il a décidé de rendre publiques les intentions politiques de Syriza : décréter que le remboursement de la dette était manifestement impossible pour un pays qui a un ratio d’endettement de 175 % du PIB et en est à sa sixième année de récession. En conséquence, il fallait trouver une autre issue et, si une « tonte » de la dette était hors de question, un accord devait être trouvé sur son extension. En même temps, la Troïka devait être abolie en tant qu’institution et l’austérité remise en question. Varoufakis est devenu, en quelques jours à peine, une véritable célébrité, dont on commente autant les choix vestimentaires que les propositions économiques, tous deux étant déclarés radicaux et sans complaisance. Là encore, ce n’est en réalité le cas ni de l’un ni de l’autre ?
En deux mots, Varoufakis a été suffisamment malin pour se rendre compte qu’il ne pourrait gagner une marge de manœuvre qu’en obligeant les dirigeants européens à s’opposer publiquement à sa démarche de bon sens, au risque d’apparaître du coup comme de parfaits imbéciles (personne de sain d’esprit ne pouvant prétendre que la dette de la Grèce est viable). Sa deuxième revendication provocatrice, l’abolition de la Troïka, était une menace creuse, puisque déjà évoquée par Pierre Moscovici de la Commission Européenne la veille de la tristement célèbre conférence de presse de Varoufakis. Et, quant à la question de l’extension de la dette, la revendication paraissait raisonnable, même à la Finlande qui l’a soutenue, alors qu’elle s’était opposée au renflouement de Grèce encore plus fortement que l’Allemagne.
Jusqu’au lundi 16 février et malgré les divers cris de guerre de la Gauche et de la Droite, n’importe qui d’attentif pouvait percevoir quantité de signes attestant de l’adhésion générale au scénario décrit ci-dessus. Syriza avait déjà édulcoré son programme pré-électoral « de Thessalonique »[4], toute discussion concernant la dette avait été orientée sur l’éventualité d’une extension et Varoufakis avait ouvertement déclaré que Syriza pourrait accepter 60 à 70 % des précédents Mémorandums d’accord, qui comportaient des mesures qu’ils seraient heureux de mettre eux-mêmes en œuvre. Le terrain était préparé La scène était prête pour un arrangement qui permettrait à chacun d’en sortir gagnant.
Médiocre critique d’un programme médiocre
Comme s’il s’agissait de démontrer que les politiciens ont encore un rôle à jouer, la réunion du lundi de l’Euro groupe a, soudain et contre toute attente, viré au fiasco complet. Au lieu de parvenir à un accord reflétant plus ou moins le consensus décrit précédemment, on a tout d’un coup présenté à la Grèce un texte que même le précédent gouvernement de Samaras aurait eu du mal à accepter. Ce texte ne se contentait pas de rejeter tous les compromis de Syriza, mais au fond, il exigeait que Syriza fasse comme s’il n’avait jamais été élu. Ce rebondissement a provoqué un véritable choc. Pas parce que, comme l’ont soutenu certains commentateurs, il ridiculisait les processus électoraux démocratiques, ni parce qu’il démontrait la volonté de l’Allemagne d’humilier tant ses opposants que ses partisans (il ne faut pas oublier que le reste de l’Europe avait également accepté de suivre ce scénario), mais surtout parce que ce revirement soudain était totalement inutile.
Sans tenir compte de la représentation spectaculaire de Syriza comme l’ennemi par excellencede l’austérité et l’incarnation de l’espoir en Europe, les détails du projet d’accord original qui a été rejeté étaient plus que suffisants pour donner à chacun des acteurs la possibilité de se présenter comme le gagnant – tout en poursuivant sa politique préexistante. Syriza pouvait essayer de faire croire qu’il avait négocié durement (et, ce faisant, gagné le maximum possible), l’Allemagne pouvait prétendre qu’elle avait conservé la même ligne invariante qu’auparavant et l’Europe dans son ensemble pouvait continuer son jeu favori : brasser du vent en attendant que ça se passe.
On pourrait spéculer indéfiniment sur les possibles raisons profondes de cet échec diplomatique. Mais ça ne changerait rien. Après une semaine de suspense, de panique orchestrée et de documents secrets, un accord final a été conclu, qui était – eh bien –plus ou moins identique à celui qui avait été rejeté le lundi précédent. Une fois de plus dans cette saga sans fin de l’Euro-crise, le ‘Grexit’ avait été évité à la onzième heure, les marchés poussaient un soupir de soulagement et la vie pouvait continuer comme avant.
Unité et Division dans l’apparence
Du côté de Syriza, l’objectif principal des négociations était d’obtenir un certain délai, ce qui voulait dire une période de grâce qui, officiellement, lui permettrait de trouver le meilleur moyen pour sortir de la récession (ou le meilleur moyen de justifier les entorses à son programme). En outre, pour des raisons inconnues, l’abolition de la Troïka était considérée comme un point crucial et la Grèce ne devait négocier qu’avec « les institutions »[5]. Varoufakis insistait d’ailleurs pour que soit rejeté, dorénavant, tout contrôle destiné à évaluer l’efficacité des réformes. Enfin et surtout, le souhait a été émis que la négociation aboutisse à une réduction de l’excédent budgétaire imposé (3 % cette année et 4,5 % l’an prochain), qui se situerait à un niveau correspondant au potentiel effectif de l’économie.
De l’autre côté, les Européens (le rôle du méchant flic étant imparti à l’Allemagne, les autres pays jouant les bons flics) demandaient à la Grèce une confirmation écrite qu’elle honorerait ses obligations (c’est-à-dire qu’elle ferait de son mieux pour rembourser ses dettes et poursuivre une certaine forme d’austérité), qu’elle ne lancerait pas son programme (minimal) selon des modalités qui irait à l’encontre de ces obligations et qu’elle s’abstiendrait de toute action unilatérale.
A considérer le document final signé, tel qu’il a été publié le vendredi 20 février, il serait difficile de convaincre une personne raisonnable que l’une des deux parties était sortie perdante du « conflit ». La Grèce est autorisée à établir son propre programme de réformes, lesquelles devront cependant être acceptées par « les institutions ». Les bureaucrates de la Troïka sont privés de leurs fréquentes visites à Athènes pour évaluer la mise en œuvre du programme – mais seulement parce que la Grèce va soumettre elle-même les résultats. L’argent que la Grèce recevait va continuer à être versé – pour servir à rembourser les intérêts – mais seulement une fois l’évaluation terminée. Enfin, l’objectif d’un excédent budgétaire de 3% est remplacé par un objectif jugé « approprié » pour l’année 2015 – allez savoir ce que ça veut dire. Syriza a accepté de ne prendre aucune décision unilatérale et a gagné une extension de 4 mois pendant lesquels l’Europe ne viendrait pas l’embêter. Et aussi, j’allais l’oublier, le mot « pont » a été introduit pour désigner la transition d’une situation à une autre.
Ne vous méprenez pas : c’est une affaire plutôt embarrassante pour Syriza (et encore plus pour ses partisans) et qui pourrait, à terme, menacer la cohésion et le soutien populaire dont son gouvernement jouit pour le moment. Mais, jusque-là, tout était clair bien avant la conclusion de l’accord : si on avait pris la peine de lire le document initial que Varoufakis était prêt à signer le lundi précédent, on aurait compris que l’essentiel de ce qui avait suscité l’enthousiasme à gauche (d’ailleurs sans raison bien définie) n’entrait même plus en ligne de compte.
Notes pour servir à l’histoire de notre futur
La plupart des analyses qui ont suivi le suspense des dernières semaines ont essayé de comprendre ce qui s’était passé en s’appuyant sur un certain nombre d’argumentaires différents. Les plus schématiques mettaient l’Allemagne en accusation pour sa réticence à accepter le moindre écart par rapport à son programme, tout autant que pour sa capacité à imposer sa volonté à toute l’Europe. Syriza y était vu comme une menace pour l’idéologie pro-austérité allemande et cette attitude ne pouvait être traitée que par le moyen de l’humiliation. Un argumentaire légèrement plus élaboré que le précédent (qui était limite psychotique) prétendait que l’insoumission de la Grèce déciderait des acteurs européens ayant plus de poids[6] à parier contre l’austérité ?), peut-être avec de meilleures chances de gagner.
Quoi qu’il en soit, ces argumentaires affirmaient que les compromis proposés par Syriza provenaient de son incapacité à résister à la pression des acteurs clefs européens, alors que les signes précurseurs, très médiatisés, d’une ruée sur les banques ont été finalement reconnus comme la principale cause de la capitulation de Syriza. Tous ces argumentaires concordaient pour conclure que le bluff de Syriza n’était pas suffisamment crédible pour les conseillers économiques allemands chevronnés, que la situation économique de la Grèce était trop mauvaise pour exiger quelque changement que ce soit et que l’Allemagne jouissait d’une supériorité trop écrasante pour permettre la moindre dérogation. À Syriza maintenant de justifier l’accord auprès de ses électeurs et aussi, de les préparer au pire[7].
Si aucun de ces argumentaires n’est, en soi, totalement faux, ils partagent le même raisonnement erroné. Tous expliquent les évolutions récentes, paradoxalement, sans tenir compte du contexte de fond sur lequel reposent toutes ces discussions et négociations : la crise économique qui perdure dans la zone euro.
Et, à propos, qu’en est-il de la crise ?
Ce ne sont pas les réunions si médiatisées de l’Euro groupe , ni les décisions de la BCE, ni les bons (ou mauvais) échanges au niveau diplomatique qui déterminent le potentiel de lutte contre la dégradation et la paupérisation qu’entraîne la crise capitaliste. Au mieux, lorsqu’elles ne correspondent pas simplement à une tentative de rendre la classe politique de nouveau nécessaire et légitime, ces réunions sont le reflet des dynamiques et des contradictions des luttes actuelles. En l’absence de luttes qui forceraient les politiciens à arbitrer et à gérer des intérêts contradictoires, ces rencontres ont pour seule utilité de préserver la politique en tant que sphère distincte, laissée aux mains des experts.
La Grèce ne connait pas actuellement de recrudescence de luttes. Et, sans doute plus important encore, il n’y a pas non plus, dans le reste de l’Europe, de luttes qui pourraient se rejoindre pour rendre obsolètes l’Eurogroupe et les autres gangs. Il faut absolument en avoir conscience, car cela signifie que les négociations au niveau européen traduisent un discours centré sur les différentes approches de la gestion du capitalisme et, plus particulièrement, de la crise économique en cours.
C’est à ce niveau qu’on doit appréhender « l’échec » des récentes négociations. L’expliquer en mettant en cause l’arrogance de l’Allemagne ou la faiblesse de la Grèce ne sert qu’à masquer le fait qu’il ne s’agit pas d’un conflit de fiertés nationales mais d’une opposition entre stratégies de gestion de la crise.
Ce que Varoufakis ne manque pas de préciser à toute occasion c’est que ses propositions ne sont pas destinées uniquement à sortir la Grèce de l’impasse dans laquelle elle se trouve mais qu’elles constituent des solutions pour la crise de la zone euro dans son ensemble. L’austérité a été incriminée non seulement parce qu’elle détruisait l’économie grecque mais aussi, selon Varoufakis, à cause de son effet destructeur sur la zone euro toute entière. A la place, a été proposé un modèle keynésien, « le mécanisme de recyclage des excédents », qui corrigerait les failles structurelles et permettrait de transférer les profits excédentaires des nations en excédent (comme l’Allemagne) vers celles qui sont déficitaires (comme la Grèce)[8].
Cette optique implique, entre autres choses, une conception très particulière de l’intégration européenne (néanmoins différente de la conception dominante), un projet de modification de sa configuration structurelle et une méthode offensive pour s’attaquer immédiatement à la crise. Elle prétend aussi remettre en question la priorité donnée à l’économie à court terme par rapport à la durabilité du capital à long terme[9].
C’est en tant que stratégie capitaliste alternative face à la crise que les propositions de Syriza ont été rejetées, ce qui montre que la forme actuelle de gestion de la crise reste dominante et incontestée, même si elle peut créer quelques « anomalies statistiques » dans le Sud[10]. Et, comme une discussion de la « solution » keynésienne à la crise ou un examen des différentes stratégies pour sauver le capitalisme de ses contradictions internes dépasseraient de loin le champ de cet article, il suffira de dire que le modèle keynésien refuse de reconnaître que cette forme de gestion capitaliste a déjà échoué et qu’il est en partie responsable de la détérioration au long cours des profits capitalistes à l’origine de la crise.[11]
L’amère victoire
En 2010 et 2011, dans les rues et sur les barricades d’Athènes on pouvait parfois entendre récriminer : pourquoi, nous les Grecs, sommes aussi divisés ? (et ça s’adressait également aux flics, à qui quelques-uns criaient : « c’est aussi pour vous que nous nous battons »). Plutôt que l’anéantir, l’ascension de Syriza au pouvoir a en fait réussi à donner de la force à cette proclamation ridicule. Du coup, en se rassemblant autour du fantasme de l’unité nationale et de la lutte de « libération nationale » contre l’Allemagne, la crise et sa résolution peuvent être présentées comme une question de dignité nationale. Pour quiconque sait raison garder, l’appel au patriotisme va exactement à l’encontre d’un mouvement social fort qui serait capable de vaincre les impératifs du capital ; en effet, il n’est pas plus de plus grand obstacle historique à l’élargissement de la lutte de classe que l’identité nationale. Mais c’est exactement cela que Syriza a réalisé, peut-être plus que n’importe quoi d’autre[12].
Toutefois, cette évolution n’est pas simplement une victoire idéologique pour le patriotisme de gauche. Elle renvoie précisément à une réalité matérielle, apparemment le principal résultat de la trajectoire suivie par l’Union Européenne. Ainsi, alors qu’il a fallu des siècles de commerce, d’unification politique, d’échange culturel et de guerre pour créer les nations européennes, le développement économique de l’UE et sa crise semblent mettre en évidence la résurgence d’archaïsmes supposés (censés avoir été ?) éradiqués. Il se s’agit pas là d’une dérive : comme le soutient Dauvé, « l’un des objectifs de la libéralisation, à partir de 80, fut de briser ce cadre protecteur national : le plus puissant syndicat anglais aura toujours beaucoup moins d’influence à Bruxelles qu’à Londres[13] ». En réaction, dès que la crise a ébranlé les bases et les attentes engendrées par près de 10 ans de stabilité et de croissance, une dynamique centrifuge a entrepris de démanteler le rêve européen. Quelques-unes des plus vieilles nations européennes voient émerger (l’émergence ? apparaître ?) des mouvements séparatistes locaux (l’Espagne, Bruxelles), tandis que d’autres mobilisent leur population en appelant à l’unité nationale (la France, la Grèce) contre les directives de l’UE. Confrontés à l’influence abstraite du « marché global », les pays européens dans leur ensemble essaient se protéger de la crise en retombant dans le protectionnisme et/ou la xénophobie[14] et, même si cela pouvait permettre une trêve temporaire des antagonismes sociaux, il est difficile de ne pas y voir des signes évidents de dégradation.
Peu importe ce qu’impliqueraient pour la Grèce, l’Allemagne ou la zone euro les évolutions de cette dernière semaine, la dynamique mise en branle par la crise et sa gestion tend vers une dissolution de l’union monétaire. La stratégie attentiste va atteindre ses limites et la capacité à « étendre et prétendre »[15] n’est pas infinie. En revanche, quel que soit le nombre d’extensions accordées et la façon dont elles vont être digérées par des populations qui n’ontdéjà que trop perdu, il ne serait pas étonnant qu’un pays de la zone euro ayant un plus grand poids économique (l’Italie en serait l’exemple-type) décide que ses chances en tant que pôle de création de plus-value seraient meilleures hors de la zone euro. Indépendamment du jugement des principaux leaders européens quant au succès du dernier accord avec la Grèce et de la capacité qu’aura Syriza de se maintenir dans le cadre de ce compromis, personne ne saurait ignorer l’inévitable conclusion : au bout du compte, une seule chose a été acquise, : avoir convaincu la population d’un pays où l’UE a sa meilleure cote de popularité d’accepter une extension précaire, tout en s’exposant encore et toujours à une détérioration déjà catastrophique de ses conditions de vie . Avec ou sans la menace du keynésianisme, il est néanmoins clair que la poursuite de la stratégie actuelle de gestion de la crise aurait, si elle était appliquée à l’Italie ou à la France, des conséquences qui couperaient à tous l’envie de continuer à sourire bêtement.
[1] Il faut aussi noter qu’on trouvait la même réticence dans bien des critiques radicales faites à Syriza. Il suffisait, semble-t-il, de dire que Syriza admettait le parlementarisme, l’Etat ou d’autres notions tout aussi inacceptables pour susciter un rejet pavlovien. Ce point de vue se situe peut-être du bon côté, mais il tend à négliger certains aspects importants de la social-démocratie (avant tout, le réveil de sa capacité à gagner des voix) et finit par en dire plus sur lui-même que sur ce qu’il entend critiquer.
[2] Toute la discussion sur l’extension de la dette n’avait qu’un objectif : étaler les remboursements afin d’alléger le fardeau. En revanche, les mesures non budgétaires comporteraient des trucs comme l’octroi de la nationalité grecque aux immigrants de la deuxième génération, l’abandon des projets d’ouverture de prisons spéciales de « type C » (destinées à « isoler les prisonniers les plus dangereux et combattifs ») et la réembauche de 3 à 4000 fonctionnaires (salariés du public ?) licenciés. Tant que ces mesures ne détournaient pas le budget grec de ses obligations, la Troïka n’avait aucune raison de s’y opposer.
[3] Le fait que Syriza n’ait pas voulu jouer cette carte signifie qu’au cours des négociations, l’on pourrait en fait retourner contre lui sa meilleure position de négociation (le ‘Grexit’ et ses inimaginables conséquences).
[4] Par exemple, l’augmentation du salaire minimum a été reportée à 2016, parce que, dixit le ministre de l’Economie G. Stathakis, sa mise en application soudaine aurait « choqué » les entreprises. En outre, l’opposition aux privatisations a fait place à la promesse que des projets spécifiques seraient « mis à l’étude», tandis que certaines opérations privées pourraient « faire usage de biens publics…à condition que ce soit dans le respect des règlementations du travail et de l’environnement, ainsi que d’un plan de développement justifiant d’investissements qui sont dans l’intérêt public et non à son détriment » (déclaration de programme gouvernemental de Tsipras, le 7 février). Quant aux mesures destinées à faire face à la menace immédiate de « crise humanitaire », elles ont été globalement reportées.
[5] Ne cherchez pas la différence entre les deux, il n’y en a pas.
[6] Le parti espagnol Podemos voit constamment monter ses intentions de vote à l’élection nationale de décembre prochain, tandis que Le Pen est déjà considéré en France comme une véritable menace. Selon ces argumentaires, l’Italie est elle aussi un acteur clé, étant une des principales puissances économiques de la zone euro avec, pourtant, peu de raisons d’y rester.
[7] Comme on l’a signalé, le récent accord concerne une période de 4 mois. A la fin de cette période, un nouvel accord de prêt devra être établi puisque les créances liées à la dette vont, en fait, augmenter en juillet et août prochains. Il deviendra alors évident, non seulement que la saga du Mémorandum n’est pas terminée, mais qu’elle vient de connaître une mise à jour de taille.
[8] Le « mécanisme de recyclage des excédents » est une notion inventée par Keynes dans les années 40 pour obliger les pays créanciers à augmenter les prix sur leur marché intérieur et réinvestir leurs excédents. Exercer une pression égale sur les pays créanciers et les pays débiteurs pour réguler les déséquilibres commerciaux allègerait le poids de la dette des pays débiteurs. Toutefois, le problème est que les pays excédentaires n’ont guère intérêt à adhérer à de tels mécanismes, puisqu’ils n’en retirent les bénéfices qu’à long terme (en investissant dans des régions déficitaires, ils favorisent la création de marchés pour leurs futures exportations) et sous condition. En outre, cela implique un mécanisme de pénalités pour les pays qui ont choisi de laisser leur excédent commercial dépasser leur volume de transactions.
[9] S’il n’y a qu’une chose de vraie dans les accusations d’arrogance à l’encontre de Varoufakis, cela n’a rien à voir avec ses choix vestimentaires. Et tout à voir avec un trait commun aux Keynésiens d’aujourd’hui, l’idée que ce sont eux qui savent le mieux comment sauver le capitalisme.
[10] « Si des Etats fortement endettés comme l’Algérie et la Russie ont remboursé ce qu’ils devaient, ils n’ont pu le faire que grâce à leur position de rentier, qu’ils doivent à la présence dans leur sol de pétrole et de gaz. Les autres pays, c’est-à-dire les plus nombreux, recourent à des coupes sombres dans leur budget et à des privatisations. La dégradation des services sociaux (…) permet des économies immédiates, mais affaiblit le secteur productif. La vente de secteurs-clés à des entrepreneurs privés rapporte rapidement de l’argent, mais enlève à l’Etat une source de revenus, sans aucune garantie que la poste ou les chemins de fer seront dorénavant mieux gérés dans l’intérêt de l’ensemble des capitalistes : l’expérience prouverait plutôt le contraire. De même que la monnaie est du travail cristallisé (et non des jeux d’écriture), le crédit n’a de sens que gagé sur des gains à venir, sur des possibilités de création de valeur, donc sur un travail rentable : si le gage est insuffisant ou inexistant, le crédit perd sa réalité. » (G.Dauvé, Karl Nesic- Demain, Orage. Essai sur une crise qui vient. Page 19 et sur troploin0.free.fr)
[11] Sur ce point, je suggère l’excellent travail d’Andrew Kligman (en Anglais) : A Failure of Capitalist Producion : Undelying Causes of the Great Recession, 2012 Pluto Press (Londres)
[12] Pour certains commentateurs le niveau d’unité nationale qui s’est exprimé ces dernières semaines dépasse celui atteint pendant les Jeux Olympiques de 2004. Contrairement à diverses allégations trompeuses et en phase avec le choix par Syriza du parti des Grecs Indépendants comme leur partenaire de coalition, le patriotisme de Syriza (et de la Gauche en général) ne constitue pas un choix stratégique du moindre mal. Il fait partie intégrante des mythes fondateurs de la Gauche grecque.
[13] Op.cit. à la note 10. Page 9
[14] La Belgique et l’Allemagne viennent d’adopter des lois pour décourager l’immigration en provenance des autres pays européens. Au premier abord, il ne s’agirait que de « protéger » leur système de protection sociale contre les « abus » des Européens (surtout) du Sud, forcés de quitter le désert économique de leur pays. Mais, en substance, ces mesures sont de factoen train de rendre nulles et non avenues les structures fondamentales (fondatrices ?) de l’UE.
[15] Etendre la durée du remboursement tout en prétendant que toutes les dettes seront remboursées à terme (NDT)