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10 ans du PIR (Indigènes de la République): entretien avec Sadri Khiari
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Le Parti des indigènes de la république a désormais 10 ans. Ce projet politique, initié par l'Appel des indigènes de la république en 2005, a profondément marqué le paysage politique et le débat théorique en France autour de la question raciale. Sadri Khiari en fut l'un des principaux théoriciens, à travers des analyses qu'on peut retrouver dans Pour une politique de la racaille, La contre-révolution coloniale en France et Nous sommes les indigènes de la république. À l'occasion de cet anniversaire, nous reprenons ici un entretien avec Sadri Khiari initialement paru dans la revue théorique du PIR Nous, Racisme et stratégies décoloniales.
Selon toi, quels sont les principaux apports du MIR puis du PIR ?
Je pourrais d’abord remarquer que pour une organisation issue de l’immigration, qui a la prétention de jouer un rôle politique à l’échelle nationale, il est déjà très important de durer 10 ans, dix années d’activités pratiques et d’élaborations permanentes. C’est peut-être présomptueux à dire mais, sur le plan politique, le PIR a ouvert une nouvelle séquence dans l’histoire des luttes de l’immigration qui n’en est encore qu’à ses préliminaires. Nouvelle séquence dont l’expression sur le terrain a été la révolte de novembre 2005. Il est la première forme qui n’est pas une simple organisation de revendications. Il est un mouvement politique posant la question du pouvoir indigène, d’une part, en intégrant, dans une dynamique autonome, les différents secteurs de la population indigène, d’autre part, en les liant avec les autres luttes décoloniales, non pas seulement en termes de solidarité mais dans le cadre d’une approche stratégique articulée. Le PIR agit certes pour la satisfaction des revendications les plus urgentes de la population indigène, même si elles relèvent d’une démarche intégrationniste. Toutefois, il s’évertue à les intégrer au sein d’une alternative globale à la civilisation dominante, c’est-à-dire à la modernité coloniale. Le PIR n’a pas pour seule ambition la conquête de l’égalité individuelle, il dit « le monde dominé par la blancheur est pourri ; nous travaillons à l’émergence d’un nouveau monde ». Tout cela nous n’aurions pas pu le concevoir sans commencer par la critique du caractère colonial de la République et sans mettre au jour les rapports de pouvoir raciaux et impériaux sur lesquels elle repose. Cette lecture permet au PIR d’apporter des réponses novatrices ou, en tout cas, de tracer des pistes inédites qui ne sont pas la simple répétition des problématiques droits de l’hommistes comme elles se distinguent des réponses habituelles de la gauche. Je n’ai aucune honte à dire que même si le PIR est aujourd’hui une petite organisation sans grands moyens militants, même si demain pour une raison ou une autre, il est amené à disparaître, eh bien il reste la force de l’avenir des populations non-blanches en France. Le PIR, je le rappelle, est apparu et se développe dans un contexte de stabilisation au niveau des troisièmes générations qui ne sont plus seulement encagées dans les bidonvilles, les cités de transit et les usines. Elles demeurent largement confinées dans les banlieues mais leur extension dans toutes les sphères sociales n’est pas contestable. Le PIR est une force qui exprime ces changements. C’est sans doute pour cela qu’on nous a souvent accusés de n’être rien d’autre qu’une organisation de « petits-bourgeois » issus de l’immigration, impatients de se hisser plus haut dans la hiérarchie sociale. Alors, pour le dire vite, je pense que dans les années à venir, le champ politique indigène sera partagé entre l’intégrationnisme dans ses différentes expressions, sans doute longtemps encore majoritaires, et une ou des forces indigènes décoloniales, s’appuyant en partie sur l’apport du PIR, qui seront en expansion continue. C’est en cela que je dis que le PIR est l’avenir. On verra alors que son apport n’est pas réductible à sa participation à telle ou telle bataille, tel ou tel combat, qu’il n’est pas non plus de l’ordre de l’intellectuel mais qu’il est exactement la pensée qui est pratique, qui transforme l’ordre du réel. Pour conclure sur cette question, j’ajoute, qu’en pointillés, les réflexions du PIR et d’autres mouvements décoloniaux de par le monde ébauchent une ligne salutaire, féconde, pour les Blancs eux-mêmes, s’ils se décident enfin à sortir de cette modernité qui les dégrade et les enlaidit. Je dis que la gauche radicale devrait nous suivre plus attentivement. Ça lui ferait du bien.
Le passage du mouvement au parti a-t-il été utile à l’organisation ? Pourquoi ?
Quand on est opprimé, la modestie est contre-révolutionnaire. Aussi, je préfère commencer par dire que le passage du mouvement au parti a été utile à l’ensembledes non-Blancs en France. Il me paraît qu’à partir du moment où un groupe d’indigènes plante son drapeau sur le sol français et dit « cette terre est désormais aussi la mienne », en notre nom nous devons être partie prenante de l’État, voici notre alternative globale, qui n’est pas de gauche, qui n’est pas de droite, qui est décoloniale, un pas décisif a été franchi qui permet et annonce d’autres pas dans le même sens. Quand nous avons décidé de faire un parti, un besoin d’action de type politique se faisait déjà sentir mais que ce besoin s’exprime sous forme de lobby ou de listes électorales locales, nous étions encore dans une optique de pressions, de revendications, d’intégration et non pas de pouvoir ni d’alternative. C’est bien pour cela d’ailleurs que, lorsque nous avons fondé le PIR, nous ne pouvions pas attirer des foules de militants et que nous en sommes toujours incapables, même si notre audience et notre influence s’étendent progressivement. Je reste convaincu, cependant, qu’il y a des actes qui n’ont d’efficace futur qu’à la condition d’être prématurés. C’est le cas de la fondation du PIR. Du point de vue de notre dynamique interne, la transformation du MIR en PIR a eu cet avantage, immense à mes yeux, de nous obliger à penser, à commencer à penser pour être plus exact, de manière non strictement protestataire et revendicative. On ne peut pas, non plus, passer sa vie à répéter « Blacks and Muslims are beautiful » ; il faut penser un « black » ou un « muslim » power ou mieux un « indigène power » qui s’incarne et dans des rapports de forces nationaux et dans des institutions – pas dans un HLM ! Nous apprenons à penser stratégiquement autour de la conquête du pouvoir et, par conséquent, à penser le couple autonomie/alliance d’une manière vraiment différente.
Comment expliques-tu le fossé entre le nombre de signataires de l’appel, les 8 000 personnes présentes à la marche du 8 mai et le peu de soutiens que le PIR reçoit aujourd’hui ?
L’Appel de janvier 2005, comme la première Marche des indigènes, n’exigeait pas un engagement permanent. Cette double initiative en elle-même, ainsi que son contenu politique, étaient un écho en quelque sorte antidaté du grand mouvement des banlieues en novembre de la même année. Cela explique l’accueil favorable de notre initiative au sein des franges politisées de la population issue de l’immigration. Il faut ajouter aussi que nous avions obtenu un large soutien au sein d’une partie de la gauche de la gauche. Je crois aujourd’hui que ce soutien a été dans une certaine mesure le produit d’un malentendu. De nombreux militants blancs antiracistes ont pu voir, dans notre appel, l’émergence d’un nouveau SOS Racisme, distinct surtout par le ton plus dur, plus radical, de notre déclaration, acceptable dans la mesure où la droite dure était alors au pouvoir. À l’époque, il est vrai, nous étions un peu un fourre-tout. Radical, certes, mais un fourre-tout. Aujourd’hui, nos délimitations politiques sont plus claires, plus strictes et nos ambitions sont plus grandes ; ce n’est guère de nature à attirer beaucoup de monde. Cela étant, je n’accepte pas la formulation de la question suggérant qu’aujourd’hui le PIR serait plus faible qu’à l’époque du lancement de l’Appel. Je ne crois pas effectivement qu’aujourd’hui nous pourrions récolter autant de signatures ni organiser à nous tout seul une manifestation frôlant les 10 000 participants. En revanche, tant nos idées que notre crédit politique sont bien plus larges au sein de l’indigénat militant et politisé sur lequel nous avons une véritable influence de même que si notre autorité connaît des hauts et des bas dans le monde blanc, il est indiscutable que nos problématiques, souvent maltraitées, déformées, amputées, dépolitisées, sont désormais dans le débat public, dans le champ éditorial, universitaire, politique, etc. Il y a dix ans, nous aurions pu disparaître sans laisser de traces ou juste un souvenir. Aujourd’hui, nous pouvons affirmer que le sillon que nous avons tracé ne s’effacera pas. Avec ou sans nous.
Même si tu n’as développé le concept politique de « lutte des races » qu’en 2009, vois-tu, rétrospectivement, une évolution dans cette lutte depuis 2005 ? D’ailleurs, comment définirais-tu le terme de lutte ?
J’entends le terme de lutte dans une acception très large, liée directement à la notion de pouvoir, qu’on identifie celui-ci par des rapports de contrainte directe à travers la violence brute ou de manière plus soft, mais plus complexe, disons « idéologiques », ou encore de manière carrément invisible mais d’autant plus efficace à travers des logiques sociales plus ou moins abstraites qui s’imposent aux protagonistes collectifs et individuels sans se faire voir, masquées ou comme s’il s’agissait de phénomènes naturels. Autrement dit, la lutte fait partie du rapport social de domination. On pourrait même dire qu’elle s’identifie à lui. Ainsi, tout ce qui contribue à la reproduction de ce rapport de domination est de la lutte, et qui dit lutte dit aléas de la lutte, incertitude, rapports de forces mouvants. Le rapport de domination inclut la possibilité même de sa fin. Un rapport de domination n’est jamais qu’un rapport de domination, il est aussi un rapport de résistance à l’oppression. C’est pourquoi je ne dis jamais la race sociale mais LES races sociales et si j’emploie le terme de race au singulier, je le comprends nécessairement comme le rapport social conflictuel qui met face à face les deux pôles raciaux. Mais je suppose que ce qui vous intéresse le plus dans votre question, ce sont les formes qu’on peut, plus immédiatement, appréhender comme politiques. Ce n’est pas le cas, par exemple, d’une réforme urbaine ou d’un processus dit de « gentrification » qui peut avoir de multiples enjeux qui ne sont pas liés par la question raciale mais qui, pourtant, peuvent en amont être en partie déterminés par celle-ci et en aval avoir des effets déterminants sur elle. Par exemple, comme refouler à la périphérie et d’accentuer la ghettoïsation non-volontaire des indigènes. Ce n’est pas le cas non plus du phénomène qu’on a appelé la « réislamisation des banlieues ». Pour les musulmans dans les quartiers, leur volonté d’appliquer les préceptes de l’islam, selon les interprétations qui sont les leurs, ne relève pas généralement d’une action de résistance politique. Et pourtant leur choix bouscule profondément les équilibres républicains, développe de nouvelles formes de solidarité collective inter-indigènes et met en tension les rapports raciaux. Maintenant, en ce qui concerne les formes manifestes de luttes des races sociales qui ne se disent pas en tant que telles mais qui le sont pourtant, je pense que les révoltes de novembre 2005 ont ouvert un cycle émeutier qui, à mon avis, n’est pas prêt de s’interrompre même si les autorités blanches ont développé de multiples contre-feux pour casser les élans de protestation, comme l’adaptation des forces de police à ce type de mobilisations, la multiplication des menaces de sanctions collectives, et, peut-être surtout, la clientélisation et l’instrumentalisation de nombreuses associations d’indigènes, de sphères liées à certaines mosquées et même des réseaux de délinquants. À un autre niveau, la résistance blanche s’est exprimée à travers la cooptation d’indigènes au niveau de l’appareil d’État, des sommets jusqu’aux institutions locales, dans les médias, la culture, l’économie, etc… Autant de formes destinées à séparer les populations des quartiers de leurs intellectuels potentiels. Elle s’exprime aussi à travers toutes les mesures qui sont prises à l’encontre des musulmans et notamment, par le biais entre autres choses des médias, par les discours racistes de plus en plus décomplexés, l’islamophobie croissante qui se saisit de tout et n’importe quoi pour stigmatiser les musulmans. On pourrait faire une liste gigantesque de toutes les pratiques institutionnelles qui participent toutes de la lutte contre la puissance indigène. Mais il est faux de penser que seuls les gouvernants, les grandes formations politiques, les médias ou certains intellectuels influents mènent le combat. Il est vrai que leur incombe une responsabilité majeure et que leur action se diffuse à l’ensemble de la société, mais à tous les niveaux de celle-ci, les Blancs défendent leurs privilèges et leurs territoires, dernières expressions de leur dignité écrasée par les formes les plus abjectes de la modernité capitaliste. Là encore, on pourrait donner de multiples exemples. Mais le plus évident est encore l’essor apparemment irrésistible du Front national qu’accompagne la lepénisation de la droite et même d’une partie du PS. Mais l’opprimé résiste comme il respire, c’est sa manière d’être vivant. Face au rouleau compresseur raciste, il est grave de penser que nous ne sommes rien. La puissance indigène paraît encore bien faible mais dans des formes multiples, individuelles ou collectives, parfois absurdes, mortifères ou, pire, timorées, les indigènes résistent et, dans l’ensemble, j’en suis sûr, gagnent du terrain. Mais l’émiettement de ces résistances, l’habit dont elles se vêtissent pour tromper l’ennemi ou séduire le demi-ami, leurs paradoxes aussi et leurs contradictions, finissent par nous tromper nous-mêmes et nous masquer notre propre puissance au point que celle-ci se contracte à nouveau. Le sentiment d’impuissance est performatif. C’est notre principale faiblesse.
Les catégories « d’émancipation », de « modernité », voire même de « lutte » ont tellement été imprégnées par le champ politique blanc qu’elles semblent difficiles à utiliser aujourd’hui sans biaiser le sens que nous entendons leur donner. Mais il semble quasi-impossible de repartir de zéro, puisque nombre d’entre nous ont été formés politiquement par ce qui nous entoure, c’est-à-dire par le champ politique blanc. S’agit-il de produire « notre modernité » ou de faire table rase de ce concept ?
Le premier mot de toute politique décoloniale, qui veut fonder sa propre pensée de la libération, consiste à considérer caduque, inopérant, nul et non avenu, tout système de pensée ou de valeurs qui, directement ou indirectement, en vient à présupposer notre infériorité biologique ou culturelle, ou un quelconque retard dans l’histoire. Je n’exclus aucunement de ce postulat les valeurs et les idéologies de gauche, y compris celles qui se fondent sur le projet de l’émancipation individuelle. Nous avons à nous libérer de la modernité. Je suis convaincu, en effet, que la « modernité » n’est pas bonne puisque le présent n’est pas bon (la « post-modernité », je ne sais pas trop ce que c’est, mais ça s’annonce mal). Qu’on ne se méprenne pas, je ne fais pas l’éloge des sociétés détruites par la modernité coloniale. La vie y était-elle plus douce ? Je n’en sais rien. Comme tout le monde. D’un point de vue strictement politique, rien non plus ne nous y attache sinon l’héritage de leurs luttes et le constat implacable que leur destruction par le monde blanc est, dans une large mesure, à l’origine de cette « modernité » et, dans le même mouvement, de la domination raciale. La modernité est un concept vague, indéfini, controversé ; on y trouve le pire et le meilleur ; il est plus sensé de se battre contre le capitalisme, diront certaines âmes de bonne volonté. Faire table rase des valeurs d’humanisme, d’égalité, de liberté, d’émancipation, portées par les Lumières et, à sa manière par la gauche, c’est réactionnaire ? Eh bien, je n’en ai rien à fiche ! La modernité, telle que nous devons l’entendre, est une notion bien plus large que celle de capitalisme ; elle est la matrice des rapports coloniaux et cela nous importe. Elle est indissociable de l’européocentrisme et de l’hégémonie de la pensée blanche, et cela nous fait mal au ventre.
Lorsque nous avons commencé à parler de modernité au sein du PIR – et personnellement ça me suffit et je m’en tiens là – c’était pour proposer une perspective historique large et globale commencée en gros autour de 1492 et non celle qui partait et se cantonnait de manière eurocentrique de la généralisation des rapports de production et de la lutte des classes de type capitaliste. Autrement dit, cette modernité dont nous parlons part du point de vue des colonisés et des esclavagisés luttant contre la domination impériale et non du point de vue de la classe ouvrière luttant contre la classe bourgeoise ni du point de vue de la bourgeoisie luttant contre l’aristocratie et le féodalisme. Et cela même si on suppose que la domination impériale a pour fondement le capitalisme en marche ou établi.
Pour donner un exemple qui me semble pouvoir éclairer la différence de perspective quand on parle du contenu réel des luttes : il arrive souvent qu’on puisse lire des analyses des guerres israéliennes contre les Palestiniens qui s’attachent à mettre en exergue certains enjeux de ces guerres du point de vue du capitalisme israélien. Le but de ces analyses est généralement de démontrer l’« articulation » entre le colonialisme israélien et les intérêts du Capital pour renforcer aux yeux de la gauche la légitimité de l’engagement contre la guerre. Or, les Palestiniens lorsqu’ils résistent à l’armée israélienne ne luttent absolument pas contre le Capital ; ils luttent pour récupérer leur terre colonisée, point barre.
Pour les uns, les anticapitalistes disons, en dernière analyse la perspective est en dernière instance la lutte des classes et la lutte des Palestiniens s’intègre comme un moment de cette lutte globalisée. Pour les autres, anticolonialistes comme nous, la perspective est première et en dernière instance une lutte contre la colonisation de leurs terres et elle s’intègre dans la lutte anticoloniale mondiale.
Voilà, nous, pour définir la perspective historique qui est la nôtre, nous partons des Palestiniens, des Africains colonisés et réduits en esclavage, des Indiens massacrés, etc etc. Et de leurs points de vue, c’est le colonialisme qui est l’ennemi. C’est donc notre point de départ pour définir la modernité. Et cette modernité, qu’est-ce qu’elle impose aux colonisés ? Elle impose les rapports de production capitalistes, l’État bureaucratique moderne, une éthique, une culture, etc etc. bref, tout un mode d’organisation de la société et de transformation des individus qui, en plus d’être imposé, participe au procès de subordinations des peuples colonisés au point même que la colonisation proprement dite des terres n’est même plus la forme nécessaire de la domination coloniale, comme ça a été le cas pendant plusieurs siècles. Et liquider tout cela est devenu, sauf sur certains territoires comme la Palestine, l’enjeu majeur des luttes anticolonialistes. C’est donc cet ensemble d’enjeux liés qui dit ce qu’est pour nous la modernité, en partant, je le redis, non de la classe ouvrière ou des femmes ou de toute autre groupe social opprimé, non pas des capitalistes, des hommes ou de tout autre groupe social dominant, mais des colonisés, rien que des colonisés.
James Baldwin considérait que « la situation des Noirs dans ce pays constitue à elle seule un acte d’accusation à l’encontre de l’histoire juridique et éthique de l’Amérique1 »1. La situation actuelle des populations anciennement esclavagisées et/ou colonisées par l’Occident constitue un acte d’accusation à l’encontre de l’histoire juridique et éthique du monde blanc ; elle disqualifie définitivement la modernité.
Je n’ignore pas que cette modernité, dont l’épicentre est l’Europe blanche, est aussi le produit de la subsomption d’autres histoires, d’autres peuples ; qu’elle est incompréhensible sinon comme « système-monde », nous savons qu’elle s’est formée également dans les luttes et les résistances contre l’oppression. Il y a sans doute des trucs à récupérer là-dedans. Je dis et redis que la blancheur n’est pas une qualité mais un rapport social d’oppression. Les valeurs, les normes, les pratiques que j’appelle blanches ne sont pas blanches en soi. Elles ne le sont qu’en tant qu’elles participent du processus d’infériorisation raciale, à travers lequel elles acquièrent la qualité d’unités de mesure de l’évolution humaine, désignées également sous le vocable de « valeurs universelles ». Mais, elles ne sont pas des valeurs flottantes dont on puisse se saisir sans dommages. Il est vrai que la modernité est truffée de contradictions sociales de toutes sortes, qu’elle comprend aussi des progrès scientifiques et techniques, qu’elle a produit en Europe des mouvements de contestation et des luttes radicales contre l’exploitation et l’oppression dans leurs différentes formes, qui se sont notamment solidarisés des colonisés ; je sais que la modernité a engendré à partir d’elle-même, au sein même du monde blanc, des philosophies, des principes et des valeurs « libératoires », qui abhorre l’oppression, qui parfois même se sont inspirés de nos propres résistances et de nos cultures, constituant autant de points d’appui pour notre propre libération. Il y a sans doute des trucs à récupérer là-dedans. Et, pourquoi pas, nous les utiliserons. Nous les utilisons déjà et nous apprenons à les utiliser ; nous tentons de le détourner pour nos propres luttes. Mais nous savons aussi que tout cela fait partie d’une même globalité blanche, certes hétérogène, qui nous opprime. Je m’excuse de me citer moi-même mais je ne sais plus dans quel texte j’ai écrit en substance que, même s’il ne pouvait pas faire autrement, à partir du moment où l’Indien à commencer à utiliser des fusils pour combattre les Blancs, eh bien, il a perdu la guerre, la civilisation indienne est morte.
S’emparer des bons côtés de la modernité pour en combattre les mauvais ? Non ! D’un cercle vicieux on ne sort qu’en étant encore plus vicieux que lui. Nous plantons notre drapeau ailleurs. Nous repartons de zéro ; ou, mieux, nous repartons à partir de nos mémoires, de nos histoires, de nos traditions, de nos croyances, fausses ou vraies. Et même des plus moches ! La modernité pas plus que ses vertus émancipatrices ne sauraient donc être notre point de départ. Ni notre point d’arrivée. Sans pitié, même s’il s’accroche, qu’il tente de nous séduire ou hurle de colère, il paraît plus prudent de jeter le bébé avec l’eau du bain. Le combattant colonisé n’est pas censé être plus moral, plus humain, plus juste, plus universel que son adversaire, il est juste censé se libérer. C’est un discours de haine ? Oui, je hais ce système qui fait de nous des larves ou des monstres !
Par quel point un programme politique décolonial devrait-il débuter à ton avis ?
Un programme politique décolonial devrait débuter par la question centrale et première sans la réalisation de laquelle il n’y aura pas de décolonisation, c’est-à-dire la question du pouvoir. Dans son livre avec Charles V. Hamilton, Le Black Power, Stokely Carmichael dit le tout de l’affaire : « Si un homme blanc veut me lyncher, c’est son problème. S’il a le pouvoir de me lyncher, c’est mon problème. Le racisme n’est pas une question d’attitude, c’est une question de pouvoir ».
Il est possible, en effet, de faire la liste de toutes les discriminations, la description détaillée de tous les mécanismes à travers lesquels se manifeste le racisme, gloser autant que l’on veut sur les rapports entre la racialisation des rapports sociaux et l’exploitation capitaliste, l’oppression culturelle, l’expropriation du champ de l’histoire. Reste que le nœud du problème, c’est le pouvoir, non pas seulement la trame de tous les rapports de pouvoir qui construisent la différenciation raciale puisque, par exemple, nous sommes autorisés à avoir du pouvoir les uns sur les autres, mais le pouvoir politique en tant que tel, le pouvoir politique central, autrement dit l’État. Appartenir à une race inférieure, c’est d’abord et avant tout appartenir à une collectivité sociale qui est exclue en tant que groupe du pouvoir politique, c’est-à-dire qui est privée du pouvoir de contrainte, qui est interdite de violence. C’est ce qu’exprimait Malcolm dans sa dernière période lorsqu’il disait en substance que les Blancs ont le droit de nous lyncher, nous n’avons même pas le droit d’assurer notre auto-défense. En somme, Malcolm revendiquait comme un droit de l’homme le droit à la violence, c’est-à-dire le droit à ce qui fonde la vérité de l’État. Les non-Blancs, c’est le cas aujourd’hui en France, ont le droit d’occuper à titre individuel un poste dans une des institutions politiques de l’État, et il y en a de plus en plus depuis les émeutes de novembre 2005, mais ils ne peuvent y être que comme un Noir ou un Arabe peut être policier et tabasser d’autres Noirs ou d’autres Arabes dans les banlieues. Les indigènes n’ont pas le droit d’être dans l’État pour se représenter eux-mêmes, pour exercer pour eux-mêmes un pouvoir de contrainte, ce sans quoi il n’y aura pas de démantèlement des hiérarchies raciales. Les races sont un statut politique et la République ne reconnaît pas officiellement les statuts comme elle ne reconnaît pas la représentation de groupes statutaires en son sein. Il se trouve que ces derniers existent même si on prétend le contraire et que les races sociales en sont l’une des formes principales. Du coup, l’application stricte du principe républicain signifie l’exclusion des « colonisés de l’intérieur » du pouvoir politique, étant entendu qu’il ne s’agit pas simplement de participer en tant qu’individu au pouvoir mais d’y être pour soi-même en tant que collectivité particulière. Le plus grave dans tout cela, c’est que les indigènes eux-mêmes ne conçoivent pas qu’il en soit autrement. Au mieux, ils attendent d’un pitoyable lobbying qu’il pèse dans les choix politiques de l’État, au pire, ils font de la politique en tant que Blanc soit-disant universel.
Voilà pourquoi, selon moi, il est absolument nécessaire pour un programme politique décolonial de commencer par affirmer « Nous voulons le pouvoir »,indépendamment des moyens et de la possibilité effective de l’imposer, indépendamment également des formes que cela pourrait éventuellement revêtir. Voilà pourquoi il me semble si important de tracer comme perspective, non pas l’illusion que des forces blanches prises d’un remords soudain s’engagent dans la décolonisation des structures sociales et politiques françaises, mais l’objectif d’un gouvernement décolonial reposant sur une majorité populaire décoloniale ; un gouvernement d’alliance, de compromis par conséquent, dont les forces indigènes seraient partie prenante en tant que telles. Il s’agit peut-être aussi d’une illusion mais, à l’inverse de la première, elle remet déjà en cause l’idée que c’est naturellement aux Blancs de nous « libérer », elle incite à donner une dynamique politique indépendante aux luttes indigènes, elle incite à s’emparer collectivement de la politique. Dans mon esprit, un gouvernement pourrait être qualifié de décolonial à partir du moment où il agit effectivement pour lever les obstacles politiques, économiques, sociaux et culturels, à la déracialisation de la société française ainsi que pour battre en brèche le caractère impérialiste de l’État français.
Pour expliciter un peu mieux cette démarche, il faut revenir un moment à la question de la modernité et au jugement de Baldwin que j’ai évoqué. Ce jugement peut également être étendu à partir de la situation dramatique qui est celle d’une majorité des Blancs eux-mêmes qui subissent mille formes d’oppression qui souvent ne sont pas reconnues par une gauche focalisée par la question de l’exploitation économique au point que même lorsqu’elle se résout à intégrer d’autres paradigmes comme le genre, pour citer seulement cet exemple, elle s’évertue généralement à les mouler dans un cadre économiste. Or, hors, à côté ou « articulé », si l’on y tient, à la lutte contre l’exploitation économique, la lutte contre la modernité est une perspective qui pourrait permettre de penser d’autres dynamiques politiques et idéologiques qui traversent les Blancs. Elle pourrait, je pense, lui ouvrir un champ d’alliance bien plus large si elle veut, au-delà du regroupement mécanique autour de la question économique, conquérir une véritable hégémonie culturelle et morale. Encore lui faudrait-il pour cela renoncer à son dogme économiste et à l’opposition binaire entre « progressistes » et « réactionnaire ».
Pour notre part, du point de vue indigène, même si nous n’en avons pas encore les moyens, c’est une piste que nous serons amenés à explorer plus précisément pour développer les conditions d’émergence en France d’une majorité politique décoloniale, c’est-à-dire d’une convergence Indigènes/Blancs incluant une perspective décoloniale. C’est cette perspective stratégique qui permet de définir comme éminemment politique, historique je dirais, un programme de libération décoloniale. Je ne m’étendrais pas là-dessus mais il en découle directement qu’il faut que les indigènes construisent des formes organisationnelles indépendantes adaptées à la réalisation de cet objectif. Des étapes, des médiations tant organisationnelles que pratiques et programmatiques, des moments tactiques aussi avec leur lot de compromis parfois douloureux et certainement désagréables, seront évidemment nécessaires pour parvenir à cet horizon qui, s’il ne s’avère pas inaccessible, sera probablement lointain. Il faudra également développer un programme de réformes globales, à articuler au niveau de la politique nationale et des instances locales ; de même il demeure indispensable d’agir dans la conjoncture pour transformer progressivement les rapports de forces en s’appuyant sur des revendications mobilisatrices.
Dans le livre Nous sommes les indigènes de la République, tu posais la question : « Comment être au pouvoir, dans le pouvoir et ne pas être soumis nous-mêmes à la reproduction des rapports raciaux qui dominent la société ? ». Par quoi une réflexion stratégique sur ce point devrait-elle débuter ?
Vous n’aurez pas manqué de remarquer le caractère abstrait de la perspective gouvernementale que j’ai définie en réponse à la question précédente. Il est difficile d’être plus précis en l’état actuel des rapports forces, compte tenu également de la jeunesse du mouvement de lutte des non-Blancs qui est sorti de sa préhistoire au tout début des années 1980 avec l’émergence des luttes des générations nées et stabilisées en France. Lorsqu’il a rompu avec le séparatisme sans se rallier à l’intégrationnisme d’un Martin Luther King, Malcolm X s’est posé des questions similaires et, dans un contexte bien différent de celui que nous connaissons en France, il a cherché la réponse dans une articulation entre le pouvoir des Afro-Américains sur eux-mêmes dans les ghettos, le pouvoir à travers leurs représentants autonomes aux seins des institutions de l’État, enfin le pouvoir par la construction d’un lien politique fort avec les États africains et les mouvements de libérations. Je néglige ici d’autres dimensions comme le pouvoir culturel, l’éducation, le développement d’un capital noir, etc. On peut bien sûr discuter la pertinence des propositions de Malcolm X. En France, je pense qu’il est prématuré de répondre concrètement à votre question autrement qu’en réaffirmant la nécessité de construire l’indépendance politique des luttes et des organisations indigènes. J’emploie volontairement le mot « construire » car il ne s’agit guère d’une proclamation ni de la seule mise en place d’une autonomie organisationnelle. L’indépendance politique se gagne en changeant les rapports de forces avec le monde politique blanc. C’est-à-dire aussi, comme je l’ai dit plus haut, une autorité politique et morale sur des secteurs de la population blanche. C’est une question particulièrement difficile à résoudre et j’incline à penser que là où nous devons creuser, c’est là où la gauche fait l’impasse. Les points aveugles de la gauche doivent être nos points de clairvoyance. Elle se casse la tête contre le mur de l’économisme, nous contournons l’économisme. Nous creusons des tunnels qui traversent la gauche et la droite et jusqu’à l’extrême-droite. Je pense en effet que notre condition d’indigène nous permet de voir des choses que ne voit pas la gauche ou alors très mal, en faisant du national-impérialisme républicain. La question de la dignité me semble ainsi une porte d’entrée, trop négligée jusqu’à présent par la gauche. Pourquoi donc le peuple vote-t-il contre son intérêt, se demande la gauche avant de sombrer dans la dépression ? Et à cette question, elle est incapable de répondre parce qu’elle croit que l’intérêt du peuple, c’est une augmentation des salaires. Je me demande d’ailleurs si, au fond, la gauche n’a pas un certain mépris pour le peuple tel qu’il est réellement. Pour en revenir à votre question, je ne crois pas que la définition des modalités de constitution d’un futur gouvernement reposant sur une majorité décoloniale soit d’une quelconque utilité à l’heure actuelle. Ce qui me paraît important, c’est la signification qu’elle revêt telle que j’en ai parlé à la question précédente.
Puisque dans des régimes non-démocratiques, cette perspective passe avant tout par l’action violente, dans les démocraties parlementaires comme la France, la plupart des organisations politiques envisagent le vote, quelle stratégie devrait mettre en avant le PIR ? Puisque nous ne participons encore à aucune élection est-il utile de voter pour les organisations blanches qui défendent le mieux nos intérêts, tout en conservant un regard méfiant ?
Sur ces questions, je n’ai aucune religion. Je ne sais pas trop ce que vous appelez« action violente ». Du reste, je ne pense pas que la violence, quelle qu’en soit la forme, soit la stratégie toujours nécessaire dans un « régime non-démocratique » ni que la conquête du pouvoir par les élections soit toujours la stratégie nécessaire dans une démocratie parlementaire. Ce dont je suis convaincu, par contre, c’est que dans la France d’aujourd’hui, la participation aux élections est actuellement indispensable pour construire un rapport de forces politique. Il me paraît impératif que les indigènes parviennent à se présenter en toute autonomie aux différentes élections. Le but n’est pas tant de « gagner » que de mobiliser et de construire autour du ou des candidats ; il est de parvenir à forcer le débat public, à y imposer les thématiques qui sont les nôtres ; il est de brouiller le cours des élections en y introduisant le corps étranger que nous sommes, de perturber, quand cela est possible, le système des alliances ; de faire émerger un clivage extérieur au clivage droite-gauche ; de s’extraire du vote contraint qui nous oblige à voter pour le moins pire. Je crains cependant que nous n’en soyons pas encore là, faute notamment d’organisation et de vision nationale de la politique. Quant aux expérimentations qui ont eu lieu ici et là consistant à constituer des listes indépendantes des principaux partis mais pas vraiment autonomes politiquement d’un point de vue indigène, leur bilan ne peut être fait qu’au cas par cas à l’échelle du territoire concerné par ces listes. J’ai toutefois tendance à penser que la multiplication de tentatives de cette sorte, impulsées par des indigènes, même si elles ne sont pas tout à fait autonomes, peut être une bonne chose. En ce qui concerne la seconde partie de votre question, je n’aime pas l’idée d’appeler à voter pour des organisations blanches qui défendent le mieux, comme vous dites, notre intérêt. Quant à « conserver un regard méfiant », pour vous citer, ça ne veut rien dire. Puis-je, pourtant, exclure absolument qu’il faille le faire dans certaines circonstances ? Évidemment non. C’est là une question tactique qui ne peut se résoudre qu’en situation concrète. Mais ça ne veut pas dire non plus qu’il n’y a pas de limites. Prenons, par exemple, les élections municipales. Il se peut que « notre intérêt »dans une commune X soit mieux représenté par un candidat de droite – et on sait que cela arrive ! Peut-on ne pas s’interroger sur la signification à l’échelle nationale d’un appel au vote en sa faveur ? En même temps, si dans la population indigène de cette commune, il y a une volonté forte de voter pour ce candidat de droite en raison des bienfaits attendus de son élection, avons-nous le droit d’aller à l’encontre de cette volonté ? Et du point de vue de la construction d’une identité et d’une organisation indigène dans cette commune, avons-nous le droit d’aller à l’encontre de cette volonté ? Dans le cas d’élections à l’échelle nationale, que signifie « notre intérêt » ? Que la droite gagne est-il notre intérêt ? Qu’une gauche dont on serait certain qu’elle prenne quelques mesures en notre faveur est-il notre intérêt ? Qu’un petit parti comme le NPA ou même le Front de gauche reprenne certaines des thématiques qui nous sont chères est-il suffisamment dans notre intérêt pour que nous appelions à voter pour l’un d’entre eux ?
Je crois que notre intérêt réel doit se mesurer prioritairement en fonction de l’incidence que le vote pour telle ou telle liste, tel ou tel candidat, tel ou tel parti, aura sur notre capacité à construire une organisation indigène autonome, à développer notre capacité d’action et d’insertion au sein de la masse indigène. Je crois que pour nous le point nodal d’un rapport de forces, c’est renforcer notre organisation. Très consciemment, je ne dis pas la possibilité de voir satisfaire certaines de nos revendications, je ne dis pas de meilleures conditions pour le développement des diverses luttes indigènes, je ne dis pas la conquête de nouveaux alliés blancs, je dis que le point nodal est la construction d’une organisation politique indigène décoloniale. C’est la priorité aujourd’hui. Tout le reste serait très bien mais je demeure convaincu qu’il n’y aura pas de vrais changements si nous ne parvenons pas à convertir notre puissance en pouvoir organisé.
Rabattre le caquet des blancs pour défendre la dignité indigène2 est-ce une stratégie utile ? L’hégémonie du pouvoir blanc semble grandissante chez les nôtres, faire « de la provocation » dans un but stratégique n’est-ce pas risquer de nous éloigner des indigènes ?
Quand on transgresse une idée qui fait consensus et paraît naturelle à tous, on a peur. Ce que vous appelez « provocation » est alors une façon de surmonter notre propre peur. Et vous savez bien que pour dire certaines choses en France, il faut énormément de courage. Du courage face à une société blanche qui vous bride et du courage face à une grande majorité des indigènes qui craignent qu’on aille « trop loin », c’est-à-dire que, d’une manière ou d’une autre, cela leur retombe sur la tête. Rien à voir donc avec la provocation auxquelles se sont livrés certains dessinateurs décédés récemment qui confortaient les idées hégémoniques en s’essuyant les bottes sur les indigènes. Imaginez la situation : nous avons peur de dire des banalités comme « la République est coloniale » tandis que d’autres ont peur d’entendre ces banalités. Voilà, il y a des banalités qu’il ne faut pas dire ! Quand on déshabille un roi, sa nudité choque. C’est pareil pour la République. Sur le plan politique, la société française est très pudique : on dénude les fesses de la gauche, la voilà qui tombe en pleurs, on dévoile la poitrine velue de la droite, elle se met à crier au sacrilège. Or, pour nous, il est très important de dire les choses qui ne sont pas dites. Cela est important parce qu’on ne peut pas penser dans l’euphémisme. Un langage vitaminé est un langage cru. Prenez le mot « souchien », par exemple. En dehors des polémiques foireuses, il a sûrement provoqué plus de débats intéressants que le mielleux et paternaliste « Touche pas à mon pote ». Il dit exactement l’inverse d’ailleurs. Mais cela, certains secteurs hypocrites de la gauche n’ont pas voulu l’entendre. Je peux tout pardonner dans la vie, même l’exploitation de l’homme par l’homme, mais pas la mauvaise foi de certains Blancs de gauche. La droite ment moins. Elle ne nous aime pas. On ne l’aime pas : c’est clair. La manière dont nous parlons des races choque parce qu’elle est hérissée de pointes. Il suffit que le sociologue dénommé Machin touche la race pour qu’elle devienne toute ronde et inoffensive. C’est comme ça. C’est magique. Nos idées sont des boniches et en plus des boniches sales, des souillons. Imaginez une femme de ménage qui se dirige vers le buffet lors d’une soirée mondaine. Ça choque les convives et leurs serviteurs les plus fidèles. C’est là qu’interviennent certains intellectuels blancs de gauche. D’un geste de la main, comme Mandrake le magicien, ils transforment la bonne en princesse idiote. Ils dépolitisent la notion de races, ils effacent le conflit d’intérêts et de pouvoirs qui lui est sous-jacent. Pour nous, enfin, il est important de dire les choses telles que nous les pensons parce que bien des indigènes craignent encore de dire les choses telles qu’ils les pensent. Or, le premier pas de notre libération consiste à dire « non ! », ce petit mot de rien du tout qui a dû être considéré comme une abominable provocation par le premier Blanc qui l’a entendu. On ne s’en rend pas toujours compte mais pour un indigène dire « non » pour la première fois à une injonction blanche, c’est énorme, c’est périlleux et cela peut avoir d’énormes conséquences comme le fameux « non » de Rosa Park. Et notre « Non » décolonial est l’événement intellectuel le plus important depuis la quasi-disparition du parti communiste.
Quel rôle joue l’islam dans la puissance indigène ? Quelles contradictions vois-tu entre les résistances en son nom et les formes de terrorisme s’en revendiquant ? Comment penser un islam décolonial ?
L’islam EST décolonial, je n’ai rien à dire d’autre.
Propos recueillis par Azzédine Benabdellah, Samia Moucharik et Selim Nadi
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