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Les Kurdes de Cizre crient vengeance contre Ankara
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Le Monde) Dans les bastions du PKK, les raids aériens de l'armée turque et la répression de la police attisent la colère de la jeunesse et réveillent les fantômes de la guerre civile
Sur l'avenue qui mène au cimetière de Cizre, jeudi 30 juillet, une foule dense allonge le pas, accélère, trébuche et reprend sa course. Des milliers de mains frappent au rythme d'un slogan qui semble se gonfler à chaque répétition d'une colère plus sombre : " Les martyrs ne sont pas morts ! " Des mères de famille, évoluant en groupe sous leurs voiles blancs, avancent aux côtés de pères en nage dans la chaleur étouffante du soir et les relents de gaz lacrymogène, tandis que leurs fils lancent vers le ciel des feux d'artifice qui claquent comme des balles.
Une ambulance des pompes funèbres municipales, roulant au pas, se fraie un chemin, sirènes hurlantes. A l'intérieur se trouve le cadavre d'un adolescent de 17 ans, Hassan Nesre, tué par balles la nuit précédente dans les affrontements qui opposent depuis plusieurs jours les jeunes militants de Cizre à la police. Les portes arrière du véhicule s'ouvrent bientôt, dévoilant la photographie du visage juvénile et impassible du jeune homme, épinglée à la tête d'un cercueil tendu du drapeau du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, cible des raids aériens de l'armée turque depuis le 24 juillet.
Bientôt, une rafale de fusil automatique interrompt les slogans. Les regards se tournent vers le toit d'un bâtiment où un homme encagoulé est armé d'une kalachnikov. L'homme salue le cortège, tire en l'air une deuxième salve, puis une autre avant de disparaître sous les acclamations de la foule qui ne scande maintenant plus qu'un seul mot, " Vengeance ! ", avant de reprendre : " Daech - acronyme arabe de l'organisation Etat islamique - assassin, AKP - Parti de la justice et du développement, au pouvoir - complice ! "
Comme le tireur, Hassan appartenait aux YDG-H, une milice urbaine affiliée au PKK qui recrute parmi les adolescents des quartiers les plus pauvres du sud-est kurde de la Turquie. Le récit qui s'est répandu en ville veut qu'atteint par plusieurs balles tirées depuis un véhicule des forces de sécurité turques, le jeune homme ait été abattu, pieds et poing liés, par un policier. Un scénario d'exécution sommaire qui fait écho au climat des années 1990, la décennie noire du conflit kurde, que beaucoup, à Cizre comme ailleurs en Turquie, croient revivre depuis une semaine.
Climat de violence
Depuis la reprise par la Turquie des frappes aériennes contre le PKK et la vague d'arrestations lancée à l'encontre des sympathisants du mouvement s'installe à Cizre et dans toutes les régions à majorité kurde un climat de violence qui, de jour en jour, laisse craindre le retour imminent à l'état de guerre intérieure qu'un processus de paix précaire lancé en 2013 entre le PKK et l'Etat turc avait mis entre parenthèses. Toutes les nuits, des groupes de jeunes militants affrontent les forces de police dans des combats de rue où les armes de guerre font parfois leur apparition aux côtés des pierres et des cocktails Molotov. Quatre nuits avant Hassan, Abdullah Ozdal, 21 ans, tué le 25 juillet, fut la première victime de cette nouvelle vague de violence.
Cizre, ville de 113 000 habitants proche du triangle frontalier qui sépare les régions kurdes de Turquie, d'Irak et de Syrie, dans le département de Sirnak, est frappée de plein fouet par cette nouvelle crise. Seul le cours du Tigre la sépare des zones autonomes -contrôlées par le PKK et ses alliés en territoire syrien, où les milices qui leur sont affiliées livrent bataille aux djihadistes de l'Etat islamique (EI). Sa proximité avec les monts Djoudi et Gabar, refuges historiques de la guérilla kurde actuellement bombardés par l'aviation turque et où les combattants du PKK ont repris leurs opérations, l'expose aux répercussions les plus périlleuses.
Largement acquise au mouvement kurde dont les émanations légales contrôlent la municipalité et dominent la vie publique, -Cizre se prépare à l'éventualité d'une confrontation à grande échelle avec l'Etat turc, dont les patrouilles de véhicules de police blindés et les camions antiémeutes à eau sont devenus les manifestations les plus visibles dans la ville. " Depuis les dernières opérations, Cizre n'a plus aucune confiance en l'Etat. Nous ne croyons plus en la République turque, la seule chose qui ait une importance pour nous, c'est le PKK et son chef Abdullah Ocalan - détenu depuis 1999 sur l'île prison d'Imrali - ", déclare Mesut Nart, l'un des principaux responsables locaux de la frange légale du mouvement. Ce constat est partagé par Ali Akdeniz, responsable pour Cizre du Parti démocratique des peuples (HDP), qui représente le mouvement kurde au Parlement d'Ankara : " Nous courons un risque grave de guerre civile dans les rues de notre ville et à l'échelle de toute la Turquie. Si elle se déclare, ce sera une guerre longue et meurtrière que personne ne pourra arrêter. "
Malgré le nombre d'attaques lancées au cours des derniers jours contre les forces de sécurité, le commandement militaire du PKK n'a pas appelé à une reprise massive des hostilités contre l'Etat turc. " Les sympathisants du mouvement attendent un ordre pour entrer en action, mais le contact avec Abdullah Ocalan, qui est aussi le seul à pouvoir appeler au calme, a été coupé depuis plusieurs mois, aucune décision majeure ne peut être prise sans lui ", précise un responsable du HDP du département de Sirnak.
Selon lui, cependant, l'état de violence qui s'installe progressivement dans les régions kurdes pourrait s'intensifier : " Si rien ne change dans la position du gouvernement, on peut craindre des attaques plus sérieuses de la part des jeunes militants des villes contre la police avant que les combattants de la guérilla ne descendent dans les quartiers pour leur prêter main-forte. Les villes proches de la frontière syrienne comme Cizre sont particulièrement concernées. "
Dans cette atmosphère d'attente, où la crainte d'une guerre dont personne ne veut, après deux années de calme relatif, se mêle à la colère contre le gouvernement turc, Cizre glisse de manière encore réversible vers une situation insurrectionnelle. Notamment dans les quartiers populaires, où le mouvement kurde est le mieux implanté, et dont les habitants sont originaires de villages de montagne détruits par l'armée turque au plus fort de l'insurrection kurde des années 1990.
" Les uns contre les autres "
C'est le cas du quartier de Nur, où les affrontements avec la police sont réguliers. " Si ça continue, Cizre va devenir comme Kobané, et nous nous y préparons ", clame un jeune membre des YDG-H chargé de superviser l'ouverture à la pioche et au marteau-piqueur d'une tranchée dans la chaussée visant à interdire l'accès d'une rue aux véhicules de police. C'est à cet endroit qu'un militant a eu la mâchoire traversée de part en part par une balle cette semaine lors d'affrontements avec les forces de sécurité.
" Les jeunes n'ont pas d'autre choix que d'affronter la police, mais comment pouvons-nous dormir quand nous savons que nos enfants sont dehors à se battre ", déplore -Sultan, une mère de famille d'une cinquantaine d'années en montrant les impacts des balles qui ont traversé son atelier de couture au cours des accrochages des nuits précédentes. " Nous avons cru à la paix et nous pouvons vivre avec les Turcs, mais ce gouvernement nous monte les uns contre les autres ", poursuit-elle.
Sous un drapeau du PKK et le portrait tendu en travers de la rue d'un ancien YDG-H parti s'engager en Syrie contre l'EI et mort au combat, les enfants du quartier participent aux travaux de fortifications sommaires en portant des outils ou en traînant des sacs de terre. Certains alignent des cocktails Molotov préparés dans des bouteilles de bière au coin de murs recouverts de graffitis à la gloire du PKK et des combattants kurdes syriens. " La police de l'AKP et Daech, pour nous, c'est la même chose, les ennemis des Kurdes ! Le monde entier sait que l'Etat turc soutient Daech en Syrie ", lance un des jeunes garçons, qui apporte son aide à la construction de la barricade.
Il dit avoir vu nombre de ses amis du quartier partir rejoindre les combattants kurdes syriens, influencés par la propagande diffusée sur les réseaux sociaux et les télévisions satellitaires illégales du PKK, que chaque famille du quartier reçoit. Ceux qui y ont perdu la vie sont enterrés comme Hassan Nesre au carré des " martyrs " du cimetière de la ville.