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Extrait de : « Les affects de la politique », de F. Lordon
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.contretemps.eu/lordon-affects-politique-sedition/
Frédéric Lordon, Les affects de la politique, Paris, Seuil, 2016, 15 euros, 195 pages.
La sédition comme expérience transformatrice
Et c’est ici que se manifeste la non-linéarité : car il ne s’agit plus de révisions marginales ou incrémentales des imaginations, il s’agit d’une catastrophe – aussi bien au sens étymologique qu’au sens mathématique du terme[1]. Non seulement tout un passé imaginatif est-il aboli, mais des imaginations inédites se font connaître, imaginations de manières neuves de faire communauté – c’est-à-dire de concrétiser, de donner débouché, sous la forme d’un nouvel objet de désir, à l’effort collectif « pour repousser les causes de la tristesse ». Ce nouvel objet de désir que fait émerger la catastrophe, c’est une autre forme de vie possible. Imagination d’une manière collective qui a d’ailleurs pour effet de transformer hic et nunc les manières individuelles – manières de sentir et de juger en premier lieu, on l’a dit, d’apprécier le tolérable et l’intolérable, d’en déplacer la ligne de partage, celle du possible et de l’impossible également, et pour cause : les inhibitions de la peur ont été levées, les corps-esprits peuvent maintenant explorer ce qu’il leur était interdit de simplement envisager.
Tous les collectifs en lutte connaissent ce moment de l’exaltation catastrophique, moments de joies intenses, si elles sont passagères, qui suivent de découvrir sa propre puissance, de se découvrir une puissance dont on ne se croyait pas capable. Et d’ailleurs dont on n’était pas capable vraiment. [Car telle est bien la loi de l’immanence qu’il n’y a pas de réserve, pas de reste non actualisé : un corps, à ce qu’il fait, épuise entièrement ce qu’il peut. Inutile de dire : « Il aurait pu… » Cette phrase-là est un solécisme dans la grammaire spinozienne de l’immanence. Tout ce que le corps considéré, individuel ou collectif, pouvait, il l’a attesté en actes, car il n’y a pas d’autre attestation possible que l’en-acte, et Spinoza nie radicalement tout en-puissance – de là cet énoncé si perturbant, et pourtant si central, de la définition 6 d’Éth., II : « par réalité et perfection, j’entends la même chose ». Non pas, évidemment, la perfection panglossienne du meilleur des mondes possibles, mais la perfection de la détermination des choses. Rien de ceci n’exclut que le degré de puissance et l’étendue des effets puissent varier, s’élever notamment, mais pas sur le mode de la mobilisation d’un reste ineffectué : sur le mode d’une variation de la structure corporelle et, corrélativement, de ses capacités.] Ce que le collectif en lutte peut, il ne le pouvait simplement pas quand il ne l’était pas. Et maintenant il le peut. Peu importe que la chose lui apparaisse (à tort) comme l’actualisation d’une potentialité inexploitée qu’il s’ignorait, idée fausse à tous égards. La seule chose qui compte, c’est que hic et nunc il puisse davantage. Pour le coup tous le sentent, l’éprouvent, et cette nouvelle capacité a à voir bien sûr avec la révocation d’impuissantisations anciennes, inhibitions de la peur ou de la servitude, imaginées et incorporées. Car, dit Spinoza, « tout ce que l’on imagine ne pas pouvoir, on l’imagine nécessairement, et l’on est par cette imagination même disposé de telle sorte qu’on n’a effectivement pas le pouvoir qu’on imagine ne pas avoir[2] ».
Se mettre en lutte collectivement, c’est avoir brisé ce signe indien qui frappait tous d’impuissance, qui retenait les puissances dans les seules formes appauvries qu’imposaient l’institution et ses réquisits. Comment la chose pourrait-elle être vécue autrement que sur le mode de la « libération » ? « C’était extraordinaire, ça nous a tous tourneboulés », « cette ambiance, tous ces gens, ces tentes, ces chansons, c’était extraordinaire », disent deux témoins de l’occupation de la Kasbah à Tunis[3]. Il faut ces épisodes pour prendre conscience de ce qui restait totalement inaperçu, à savoir le formidable rétrécissement que la normalisation institutionnelle infligeait aux expressions des puissances individuelles et collectives. Et les gens se mettent à faire des choses inouïes et pourtant élémentaires, mais d’un élémentaire qui leur restait interdit, et même inconcevable : se parler en AG, se réapproprier des sujets qui leur échappaient, les sujets relatifs à leur existence collective même, parler autrement à des supérieurs, leur parler comme à des égaux précisément, occuper des espaces publics qui n’étaient que des lieux de passage, pour en faire vraiment des lieux communs, une place en ville, un palier dans un immeuble de bureau, des lieux du commun où le commun se rassemble pour parler de ses choses communes, etc., autant de petits (et parfois grands) affranchissements d’avec mille invisibles interdictions, mille censures passées. Les sentiments les plus contradictoires se mêlent. Celui d’oser, en premier lieu, d’oser tout ce qu’on n’osait pas, dont on n’avait peut-être même pas idée qu’on pourrait le faire. Et la puissance relevée du collectif s’exprime d’abord dans l’audace, ce « désir qui nous incite à accomplir un acte avec un risque que nos égaux craignent de prendre » (Éth., III, déf. 40 des affects) – nos égaux, c’est-à-dire ici peut-être ceux que nous étions avant d’oser.
L’audace et en même temps l’évidence, car on se demande comment on a pu s’interdire aussi longtemps des choses aussi élémentaires, au point que toutes ces conquêtes apparaissent peu ou prou comme de simples récupérations. Récupérations qui sont en fait des transformations, des transformations de manières, d’après la surrection d’un nouvel ensemble de valeurs et de normes. [Transformées, mais jusqu’où ? C’est la question que ne manque pas de poser le réalisme anthropologique critique[4] qui demande de voir les hommes « tels qu’ils sont, non tels qu’on voudrait qu’ils fussent[5] », et aussi tels qu’ils peuvent devenir… mais sans oublier de poser la question des conditions, des directions et de l’extension de ce devenir autre. Le devenir autre n’est pas une transfiguration de « la nature humaine une et commune à tous[6] », il n’est certainement pas le dépassement radical de cette condition générale que Spinoza nomme la servitude passionnelle et de ce que, lorsque « les hommes sont en proie aux affects qui sont des passions, ils peuvent être contraires les uns aux autres » (Éth., IV, 34). Le devenir autre continue de devoir composer avec les tendances passionnelles de la disconvenance : celles-ci sont bien sûr susceptibles d’être modifiées, comme leur proportion relativement aux passions convenantes, par l’environnement institutionnel. Modifiées, donc, mais jamais totalement éradiquées.]
Lorsque les causes du malheur deviennent imaginées libres plutôt que nécessaires, lorsque l’affect d’indignation se répand et fait passer leur point d’intolérable à un plus grand nombre d’individus, lorsque l’état de malheur est déclaré collectivement, c’est-à-dire converti politiquement, que s’émulent et se coalisent des désirs communs de repousser les causes d’une tristesse redéfinie comme commune, lorsque, par suite, la peur est contrebattue et ses asymétries vaincues, car le désir d’autres manières s’est rouvert, lorsque tout ceci se produit, la partie la moins forte de la multitude gagne en force, peut-être jusqu’à devenir la plus forte. Pour tout ordre institutionnel il y a quelque part des points de butée, des points de butée globaux, qui font plus qu’allumer des foyers d’indignation locaux, le plus souvent récessifs, et déplacent pour de bon le rapport de puissance des différentes parties de la multitude. Malheur au pouvoir qui franchit ces seuils sans s’en apercevoir. Car « il est certain en effet que les hommes sont naturellement conduits à se liguer, soit en raison d’une espérance ou d’une crainte communes, soit dans l’impatience de venger quelque dommage subi en commun ; et, puisque le droit de la Cité se définit par la puissance de la multitude, il est certain que la puissance et le droit de la Cité sont amoindris dans la mesure exacte où elle offre elle-même à un plus grand nombre de sujets des raisons de se liguer » (TP, III, 9). À l’affect commun qui soutenait l’ordre institutionnel s’oppose maintenant une autre ligue passionnelle, formée elle autour de « ce qui indigne le plus grand nombre ». Deux parties de la multitude désormais fragmentée, deux flux contraires de potentia multitudinis, entrent en conflit. Et « la mesure dans laquelle la puissance du souverain l’emporte sur celle de ses sujets » devient incertaine. Jusqu’au point d’inversion – où il est balayé.
Notes
[1] Au sens étymologique, puisque katastrophé signifie « renversement ». Au sens mathématique, puisque, en termes non techniques, la catastrophe (dont on doit la théorie générale à René Thom) désigne la discontinuité altérant qualitativement les propriétés d’une dynamique à la suite d’une variation continue de l’un de ses paramètres (en termes plus techniques, une catastrophe, au sens de René Thom, désigne un certain type de singularité des variétés différentiables, consistant en une altération topologique (discontinue) du portrait de phase d’un système dynamique non linéaire).
[2] Éth., III, déf. 28 des affects, ici dans la traduction de Robert Misrahi.
[3] Cités par Choukri Hmed, « “Le peuple veut la chute du régime” », art. cité.
[4] Voir à ce sujet Frédéric Lordon, Imperium, op. cit., chap. VIII, « Anthropologie de l’horizontalité ».
[5] TP, I, 1.
[6] TP, VII, 27. Là encore, voir Imperium, op. cit., chap. VIII, pour une discussion de cette difficile question de la « nature humaine », à laquelle il est possible de donner un sens conceptuel sans tomber dans les pièges essentialisants qui la grèvent immédiatement.