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Sophie, intérimaire de nuit à l’aéroport de Roissy : une « bouche-trou » traitée « comme de la merde »

Lien publiée le 19 janvier 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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Depuis plus de dix ans, chaque jour vers dix-sept heures, Sophie attend que son téléphone sonne. Ce coup de fil, c’est l’assurance de pouvoir aller bosser une fois la nuit tombée, à l’aéroport de Roissy. Une décennie d’intérim à se flinguer la santé, à subir les abus de pouvoir, le mépris et le sexisme au travail. Ouvrière de nuit, femme, épouse, maman, l’histoire de Sophie, c’est un peu celle de tous les galériens du travail. De ceux qui subissent pour gagner plus, mais perdent beaucoup. L’histoire d’une battante qui donne tout pour sa famille. Et qui ose aujourd’hui parler au nom des oubliés de la nuit.

Cet article a été initialement publié par la revue en ligne Sans A, sous le titre « Sophie, l’oubliée de la nuit ».

Une journée comme les autres, Sophie* pète les plombs. Il est dix heures du matin, elle est au volant de sa voiture sur une petite route de Seine-Saint-Denis quand une femme tente de la doubler. Elle ne se laisse pas faire, tient le cap, puis jette un coup d’œil dans le rétro : la conductrice s’agite et l’insulte. Sophie pile, serre le frein à main, descend en trombe de sa voiture et s’avance, menaçante. « Je sais pas ce qui m’a pris, j’ai donné un coup dans sa portière. J’ai dit : c’est quoi ton problème ? Ouvre la fenêtre ! Heureusement qu’elle ne l’a pas fait. Je l’aurais sortie de là par les cheveux. »

Pourtant, Sophie n’est pas du genre à se mettre en rogne. Mais ce jour-là, la jeune femme de 36 ans n’a pas dormi depuis 24 heures. « C’est pas du tout dans ma nature. Elle n’est pas censée savoir que je n’ai pas dormi. » Le genre de craquage qu’on peut tous avoir un jour. Quand le boulot stresse, fatigue, pousse à bout. Sauf que Sophie n’est pas exactement comme tous les travailleurs.

Boulot, maison... boulot

D’abord, Sophie travaille la nuit. Depuis dix ans, cette maman de trois enfants bosse à l’aéroport Roissy Charles de Gaulle quand tout le monde dort. Ensuite, Sophie est intérimaire. Un « bouche-trou » traité « comme de la merde », que ce soit par l’agence qui l’envoie en mission ou par la boîte qui l’emploie, une grande compagnie de transport de fret. Elle y a fait le tour des missions, du chargement au déchargement de colis jusqu’au nettoyage des avions. Depuis quelques années, elle remplit les containers prêts à partir au bout du monde. Une sorte de jeu Tetris grandeur nature, en moins drôle. Un « milieu d’hommes », éprouvant et physique. Et quand elle rentre à la maison vers cinq heures, Sophie dort quelques heures puis se charge de l’appartement. Elle range, lave le linge et prépare le déjeuner de ses trois gosses qui rentrent chaque jour du collège entre midi et deux. L’après-midi, peu de temps pour soi avant de refaire une petite sieste à dix-huit heures pour tenir le coup la nuit suivante.

Avant, Sophie jonglait entre deux boulots : la nuit à l’aéroport, le jour dans les supermarchés à présenter des offres promotionnelles. L’enfer. Le corps et le mental n’ont pas tenu. Alors quand il a fallu choisir entre le jour et la nuit, Sophie a « choisi » la nuit. Parce que ça rapporte plus. Aujourd’hui, c’est « moins pire qu’avant », mais c’est toujours compliqué. En bossant de nuit elle peut espérer gagner entre 900 et 1 800 euros par mois. Tout dépend si on l’appelle. Ce dont elle est sûre, en revanche, c’est qu’à la fin du mois, avec le mari et les trois gosses, le compte en banque est toujours à découvert. « T’es tout le temps en train d’appréhender le mois d’après. » Une insécurité constante qui l’oblige à parer au pire. Sophie a des cartes de paiement en plusieurs fois plein le portefeuille. L’intérim de nuit, une aubaine pour certains. Mais pour Sophie, les gens ne se rendent pas compte : « On est mieux payés, mais à quel prix ? On sait jamais si on va travailler, on a pas de droits, on peut nous mettre à la porte du jour au lendemain. »

Les joies de l’intérim

Car même de nuit, l’intérim reste un monde sans sécurité. Chaque jour depuis dix ans, Sophie attend que son téléphone sonne, généralement à dix-sept heures, pour savoir si elle va pouvoir travailler cinq heures plus tard. Un contrat par nuit et « des montagnes de papier qui s’entassent à la cave ». L’intérim, c’est aussi ne pas faire de vagues. « Faut surtout pas se mettre mal avec la boîte d’intérim. Si t’as un accident du travail, faut surtout pas le déclarer. Ils te blacklistent et te rappellent plus pendant des semaines. Et tu peux rien faire. » Pareil pour les formations. Sophie a longtemps pensé que c’était à elle de les payer. « Le chef d’agence me disait : on vous paye déjà, on va pas payer ça en plus. » Elle finit par réclamer le remboursement, s’accroche, se bat pour ses droits. Résultat : « J’ai plus eu de missions pendant trois semaines. »

Ne pas trop en demander et se faire bien voir. C’est le créneau de certaines boîtes d’intérim comme celle de Sophie. « Il faut faire des petits cadeaux pour avoir beaucoup de missions, ça peut être du chocolat, des petits parfums… c’est monnaie courante. » Autrement dit : rincez votre patron, vous pourrez peut-être bosser. Et quand on a ce genre de petit pouvoir, ça peut aller encore plus loin. Trop loin. « Les superviseurs viennent te voir, te disent : “On pourrait boire un café ensemble ? Je vais donner ton nom”... » Des chefs d’agence qui se prennent pour des maquereaux, la totale. « Autant que j’aille au Bois de Boulogne, je gagnerai plus et au moins je travaillerai pas en plus ! » Des abus confirmés par l’USCI-CGT, principal syndicat de l’intérim, régulièrement alerté par les travailleurs.

« J’appelle ça Guantanamo »

Sophie en a marre de l’intérim. Depuis plusieurs années elle tente d’obtenir le statut de salariée dans la boîte qui l’emploie presque chaque nuit, à l’aéroport. Trois candidatures, trois refus. Mais toujours là, en intérim. Et dans cette grande compagnie de transport de colis, sur le papier, salariés et intérimaires c’est même boulot mais pas « même combat ». Aux containers, les « embauchés » déchargent cinq à six avions par nuit. Pour les intérimaires, ça peut monter à dix. « Nous, le régulateur nous appelle à la radio : alpha, tango, machin. Vas là-bas, reviens ici… ». Les intérimaires sont mobiles, déplaçables comme des pions au gré des besoins, quand les embauchés, eux, gardent leur position toute la nuit.

Aux intérimaires aussi de se coltiner « les tâches les plus ingrates ». Avant, Sophie bossait de nuit au nettoyage des avions. « Tu manipules des produits toxiques : il y a une tête de mort dessus, rien d’autre. Et ça commence à te gratter. Tu as des pauvres gants, dont tu finis par mettre quatre paires, mais tu as quand même des boursouflures sur tout le bras. » Et quand elle demande ce qu’il y a dans le flacon, on lui dit : « Tu le fais, c’est tout ». Mais le pire est ailleurs. « L’esclavagisme moderne », c’est au déchargement des colis. Là-bas, tout doit aller très vite. Et en cas de fléchissement, les « cordos », les superviseurs, sont là pour accélérer la cadence. « J’appelle ça Guantanamo. Ils te surveillent de là-haut. Quand ça va pas assez vite, ils arrivent derrière toi et ils te stressent. » Sophie ne prend plus de missions là-bas : « C’est trop dur. Au bout d’un moment, on en peut plus. »

Sexisme nocturne

C’est aussi au pôle de déchargement que le sexisme est le plus fort. Là-bas, on veut des mecs, des durs. Mais quand on est une femme, il n’y a pas trente-six options si on veut bosser de nuit pour gagner plus. On se retrouve toujours dans des milieux d’hommes. Sophie a donc appris à encaisser. « J’étais une des rares filles, et un des superviseurs m’a dit clairement : “On devrait interdire les femmes ici, porter des colis c’est pas pour les femmes”. » Mais les femmes aussi, ont « besoin de manger ». Alors Sophie doit vivre avec les remarques sexistes de ses supérieurs, mais aussi de ses collègues. « Ils se permettent de faire des blagues lourdes. Certains disent à mon mari : “Ah bon ! tu laisses ta femme travailler la nuit ! C’est comme si je faisais la pute”. »

Les plaisanteries douteuses, les discussions qui tournent en boucle, Sophie en a marre. On a tous un collègue un peu chiant qui nous raconte sa vie à la pause. Mais ceux de Sophie, c’est un cran au dessus dans le décalage. Elle encore, a sa famille. Mais beaucoup d’autres n’ont plus de vie sociale. « Ils dorment la journée, ils se traînent jusqu’à 19h, c’est l’heure de manger, ils se traînent ensuite au travail. Ils sont pas sortis de chez eux. Ils ne voient que leur travail. Ils répètent toujours les mêmes trucs. J’en ai marre, je leur dis : vous êtes tous déformés ici ou quoi ? » L’ambiance de travail, l’insécurité de l’emploi, les cadences de nuit… Sophie est forte mais a ses limites.

Crèmes « bonne mine » et Lexomil

A force de rester debout et de porter des objets lourds, son corps lâche. A commencer par le dos. Pour soulager la douleur, Sophie fait appel à ses trois rejetons : « Je dis aux enfants de m’écraser le dos, ils marchent sur mon dos, ça claque, ça aide ». Avant, Sophie enchaînait les missions sans dormir, jour et nuit, sans moufter. Mais aujourd’hui, l’esprit non plus n’y est plus. « Je suis fatiguée, je suis irritée, parfois j’ai plus envie d’y aller. A 40 ou 50 ans, je ne sais pas comment je vais faire. » Elle dort en décalé et ne parvient pas à se réveiller reposée. « Le vendredi et le dimanche soir je ne travaille pas. Je dors la nuit et après je me sens bien. C’est un autre réveil. » Pour cacher la fatigue, la jeune femme a ses petits secrets : un attirail de crèmes « bonne mine », toujours rangé dans son sac.

Il y a plusieurs mois, les petites astuces n’ont plus suffi. Sophie est passée au Lexomil. « A cause des problèmes de sommeil, mais aussi de stress, de ne jamais savoir si tu vas travailler ou pas. » Nerveuse, fatiguée, irritable, elle choisit les anxiolytiques pour éviter de s’énerver ou de craquer. « Avec le Lexomil tu es vraiment calme, mais tu deviens un robot. Tu n’arrives même plus à pleurer, tu n’as pas d’émotions. » Avant de mettre le hola : « J’ai pensé à ma santé, je me suis dit : je travaille déjà de nuit, je fume beaucoup, alors je préfère m’énerver, au moins ça sort ». Parfois, une fois rentrée chez elle, Sophie envoie tout péter : « De toutes manières, je ne peux pas le faire au boulot. »

« Que mes enfants n’aient pas à galérer comme moi »

Il y a cinq ans, la super maman a pris ses cliques et ses claques et s’est installée chez sa sœur, le temps de réfléchir. A cette période, elle enchaîne deux boulots, travaille le jour et la nuit. Son mari, commercial de formation, tente de monter pour la deuxième fois sa boîte. Mais il rame. En attendant, Sophie charbonne et les fins de mois, la famille se retrouve au maximum du découvert autorisé : 800 euros. « Je devais travailler pour deux. T’es fatiguée, t’es toujours énervée contre l’autre, t’as l’impression qu’il fait pas d’effort. » Le couple frôle la séparation. Aujourd’hui, les tensions sont toujours là, mais Sophie et son mari ont repris le dessus, notamment pour les enfants.

Elle le reconnaît à demi-mot, si les petits n’étaient pas là, elle aurait arrêté depuis longtemps de se tuer au boulot toutes les nuits. Mais elle continuera tant qu’elle pourra, « pour qu’ils puissent partir en vacances, voir autre chose que Bondy 93 ». À onze, treize et quatorze ans, les jeunes ados se rendent bien compte que leur maman s’épuise au travail. Elle souffre de certains de leurs regards, de leurs inquiétudes, des « Tu as l’air fatiguée aujourd’hui », ou des « Repose-toi maman »« J’ai l’impression qu’ils ont pitié de moi ». Le plus dur, c’est le week-end, quand ils veulent profiter d’une journée en famille, « aller ici ou là, et que moi je leur dis : “Non, je dors, je suis fatiguée”. » Sophie aimerait être plus présente mais aussi ne pas compter quand elle les emmène manger un « MacDo » ou voir un film au ciné. « Quand ils gaspillent, je leur dis que je suis debout la nuit, que je ne dors pas pendant qu’ils sont dans leur lit, que je charge des choses lourdes pour pouvoir leur payer. Je leur demande de faire attention. » Inculquer des valeurs, réussir leur éducation, c’est ce qui importe le plus. « Pour qu’ils n’aient pas à galérer comme moi ».

Changement de perception

Pourtant Sophie a fait du chemin. Lorsqu’elle arrive en France à l’âge de dix ans, elle vit avec ses parents et ses quatre frères et sœur dans un petit studio du quartier Oberkampf, à Paris. « A l’époque, c’était les pauvres là-bas, c’était pas bourgeois comme aujourd’hui. » La famille ne parle pas français, n’a pas de papiers et ne bénéficie pas d’allocations. Sophie va à l’école mais comprend vite que pour s’en sortir, il va falloir trimer. Ado, elle travaille avec ses parents dans les ateliers de confection du Sentier. A dix-huit ans, elle obtient ses papiers : « Je me suis dit, là, il faut que je travaille, que j’ai mon propre argent pour pouvoir me payer des chaussures, des vêtements, n’importe. Avec mes parents, c’était pas évident. » Elle enchaîne les petits boulots : vendeuse, caissière, tout pour pouvoir devenir indépendante. « C’était pas parce que je ne voulais pas étudier, c’est parce que je n’avais pas les moyens d’étudier. »

Maman à son tour, Sophie voit maintenant les choses autrement. Elle sait ce que c’est de ne pas pouvoir offrir à ses gosses les dernières baskets ou consoles à la mode. « Avant je me disais : c’est à cause de mes parents tout ça. Maintenant quand j’y pense, cinq enfants, pas de droit, travail au noir… Je vois mon père quand il a dû demander sa retraite, il lui manquait plein de papiers. » Elle, au moins, s’estime heureuse d’avoir des contrats de travail, de pouvoir cotiser mais s’inquiète pour ses droits. « A la retraite, les salariés normaux, ils peuvent faire valoir qu’ils ont bossé la nuit mais nous, les intérimaires, comment ça va se passer ? » Sophie s’inquiète pour l’avenir et commence à se renseigner sur ses droits. Des recherches qui ont fini par changer sa perception du travail. « Avant je pensais : “Grâce à eux j’ai du travail”. Maintenant je pense autrement. Je les voyais en bons samaritains, mais en fin de compte, c’est moi qui leur donne de l’argent. »

Comme ses parents avant elle, Sophie espère aujourd’hui le meilleur pour ses enfants. Eux voulaient que leur fille soit française et puisse travailler. Elle, souhaite maintenant que ses enfants « étudient et soient protégés par un vrai CDI ». En attendant qu’ils choisissent leur voie, l’important pour Sophie est de passer du temps avec eux, de leur faire plaisir. Depuis longtemps, les petits rêvent de passer une journée en famille à Disneyland Paris. Mais une journée dans le monde magique de Mickey coûte cher. Trop cher pour Sophie, oubliée de la nuit.

Texte Louise S. Vignaud, photos Julien De Rosa

*Pour éviter à Sophie de se retrouver sans boulot pour avoir pris le risque de témoigner, son prénom a été changé.