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Un point de vue postcolonial sur la crise européenne

Lien publiée le 10 août 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/crise-europe-regard-postcolonial/

A propos de : Ranabir Samaddar, A Postcolonial Enquiry on Europe’s Debt and Migration Crisis, Singapour, Springer Science+Business Media, 2016. [Une interrogation postcoloniale sur la dette de l’Europe et la crise migratoire].

« Chacun doit être compté, mais seulement s’il/elle compte. Les migrants morts ne comptent pas. La femme qui s’est noyée en donnant naissance n’était pas un sujet biométrique, elle n’était qu’un sujet biodégradable » (Frances Stonor Saunders)[1].

Voici, de la plume du politologue Ranabir Samaddar, un livre nécessaire et salutaire pour les lecteurs européens, qu’ils auraient tout intérêt à lire. Le projet d’étudier et de penser sous un angle postcolonial stratégique et non-idéologique la relation entre la crise dite migratoire en Europe et la crise financière presque contemporaine (véritablement, le destin de la Grèce) est une idée brillante.

Un regard décentré sur l’Europe

Il faut croire qu’il aura fallu un regard décentré, un regard de biais et de l’extérieur, pour nous ouvrir les yeux. Ce qui saute aux yeux n’est en effet pas toujours visible vu de trop près. Ranabir Samaddar est professeur émérite de la Chaire sur les migrations et sur les études des migrations forcées[2] du Calcutta Research Group[3], important institut d’études sociales, historiques et politiques de Calcutta qu’il a cofondé. Il a en effet beaucoup travaillé sur les réfugiés par le passé. Invité régulièrement pour des conférences, séminaires et recherches en Europe, il connaît très bien cette dernière également[4].

Ce livre aborde ces sujets par plusieurs biais : l’économie, la politique, la sociologie, l’histoire (aussi bien de l’Europe que des migrations). Il pourra en surprendre certains, en particulier ceux qui, baignant dans l’hypocrisie européenne actuelle à propos des migrant·e·s et refugié·e·s (il s’agit justement de ne pas séparer ces catégories), refusent encore de considérer un tableau plus large. Car nos horizons sont souvent bouchés par les frontières nationales et celles de l’Europe élargie qui, d’ailleurs, ne sont pas très claires (jusqu’où ira, irait l’Europe ?), alors que l’Europe a déjà bafoué la possibilité de passage de ses frontières internes.

On peut dire que l’Europe de l’ouverture intérieure, mais aussi celle d’une ouverture possible vers l’extérieur et vers son voisinage, a capitulé à l’été 2015 au moment de la première nouvelle « vague » de migrant·e·s par la Grèce, le maillon le plus faible. Jusque-là, les migrant·e·s arrivaient ou mourraient régulièrement à nos frontières sans que cela fasse la « une » des journaux[5].

Le spectacle d’un petit garçon mort sur une plage a changé le regard des médias et des Européens. Certains se sont scandalisé de ces morts à « nos » portes (ou essayaient déjà d’en avertir l’opinion publique), d’autres se sont formalisés plutôt par la « violation » de nos frontières. Tout ce qui se passe depuis – les accords infâmes avec la Turquie sur les réfugié·e·s, le Brexit, les disputes internes sur Schengen ou pas (que d’ailleurs la France la première a honteusement fait capoter), le décompte des quelques (trop peu nombreux) migrant·e·s ou réfugié·e·s accepté·e·s pour une vie d’enfer dans le provisoire, même pour pouvoir seulement demander l’asile, et puis le comptage approximatif des morts dont on ne saura jamais le nombre[6] – confirme les dimensions du problème relevées par Samaddar.

Le phénomène existe ailleurs : nous savons tous que Trump veut parachever un mur déjà construit envers le Mexique, que des murs existent partout dans le monde pour empêcher l’immigration, et qu’en 2015-16 il en fut construit une quantité sur les routes européennes de la migration (réussissant même à l’empêcher ou à la réduire pour un temps). Et quand ce ne sont pas des murs, ce sont des lois et règlementations, ou des campagnes xénophobes, islamophobes et racistes véhiculés par les réseaux sociaux ou dans les médias, qui se chargent de stopper les passages et arrivées. L’obligation du non-refoulement stipulée par la Convention de Genève de 1951 a été allègrement bafouée, et désormais gouvernements de droite et de gauche s’emploient à endiguer ce qu’ils présentent comme une vague qui va nous engloutir.

Au moment où l’on prétend célébrer les soixante ans de l’accord de Rome établissant la Communauté économique européenne, qui promettait plus d’ouverture, l’Europe jette encore des gens en mer. Pourtant à l’époque de la fondation de l’Europe en devenir (1957[7]), les promesses étaient autres. La France, après une série d’échecs dans son parcours colonial (Dien Bien Phu, Suez, l’Algérie bientôt) avait bien besoin d’une Europe solide et solidaire. L’Allemagne, elle, avait besoin, après la Deuxième Guerre mondiale, de réintégrer la tête haute les relations internationales par un biais crédible, et les autres pays fondateurs y trouvaient tous leurs intérêts.

C’était aussi un petit pas de côté par rapport à la surpuissance des Etats-Unis, grands gagnants de la guerre, et de l’OTAN. Cette nouvelle alliance européenne faisait aussi face à l’Union soviétique, et confirmait la Guerre froide. Elle ne pouvait de toute évidence pas durer pour toujours sur ces principes-là. D’autant plus que, de l’autre côté et après la conférence de Bandung (1955), qui rassemblait des pays asiatiques et africains, les Non-alignés établirent leur alliance avec une plus grande ambition et se réunissaient à Belgrade en 1961. Ils allaient tenir tête, aux Nations unies, et pendant la durée de la Guerre froide, aux deux blocs.

L’Europe, la Grèce et les migrant·e·s

Une grande partie du livre de Ranabir Samaddar, et son premier chapitre en particulier, sont consacrés à l’histoire et à l’analyse détaillées de la situation de la Grèce en Union européenne. C’est la clef de l’entrée dans le raisonnement de l’auteur.

Nous nous souvenons encore tous de l’étonnant été 2015 et des dures, très dures, négociations entre le gouvernement Syriza de Tsipras avec l’Union européenne et surtout avec l’Allemagne, sur sa dette. Des mesures et sanctions de plus en plus dures étaient infligées à une Grèce déjà exsangue, on la pressait pour qu’elle restitue sa dette ce qui, puisque impossible, ne faisait qu’entrainer le cumul de nouvelles dettes de plus en plus importantes. L’austérité imposée allait passer ou casser. Elle a cassé le gouvernement grec, qui a capitulé, ne pouvant plus tenir tête principalement à l’Allemagne, plus à son ministre des Finances Schäuble qu’à la chancelière Merkel.

La tension politique montait en Europe tout au long de cet été. Le jour de la capitulation de Tsipras, elle est soudain tombée. La Grèce avait perdu son pari, elle serait sacrifiée sur l’autel de l’euro fort (non pas qu’elle n’ait pas eu de responsabilité elle-même dans cette affaire). Les Allemands se disaient qu’ils n’allaient pas payer les dettes des Grecs, et les Grecs se disaient qu’ils ne pouvaient pas être menés par le bout du nez par une Europe riche au-dessus de leurs moyens, incarnée par l’Allemagne.

Le jour-même où la tension est retombée, les médias, qui n’arrivent pas à traiter plus d’une nouvelle signifiante à la fois, se sont tournés vers l’annonce de l’arrivée de nombreux réfugié-e-s en Grèce (depuis des années, des refugié·e·s arrivaient en Italie et ailleurs, et mourraient en mer, sans que cela fasse la « une »). Mais le lendemain de la capitulation de la Grèce face à l’Europe, les réfugié-e-s ont bien fait la « une ». C’est alors seulement que nos gouvernements se sont inquiétés (toujours sans aider l’Italie ou la Grèce dans l’accueil), présentant le phénomène comme dangereux pour l’Europe et le flux comme modulables. On allait l’arrêter coûte que coûte, en nourrissant une xénophobie grandissante. Les citoyens et les associations en Europe occidentale, eux, ont souvent réagi en revanche en direction d’un accueil consenti.

Le livre parcourt en détail, de jour en jour, tout l’été chaud grec, avec toutes les négociations avec l’Europe et l’Allemagne en particulier. Il démonte les mécanismes à l’œuvre et l’hypocrisie d’une bureaucratie néolibérale blindée, celle d’une Europe déjà établie trop profondément pour qu’on puisse encore la modifier dans la direction d’une politique de gauche. Il met en accusation l’espoir investi par tant d’hommes politiques mais aussi par certains intellectuels de gauche, alors même qu’il n’est plus possible d’opérer un retour en arrière vers une Europe plus sociale (et il démontre pourquoi cela n’est pas possible).

Les arguments sont impitoyables, les évènements bien documentés. Finalement, Samaddar donne à voir le destin « colonial » de la Grèce. Non seulement cette dernière se trouve réduite à une colonie de l’Europe, mais encore, riche de son expérience de vie et de son analyse (post)coloniale, l’auteur jette un éclairage très convaincant sur ce pays.

Il rejoint en cela un ouvrage comparable, Portugal, de Boaventura de Sousa Santos, qui théorise également (et plus largement que Samaddar), le destin selon lui « semi-colonial », à divers degrés, des pays périphériques et du sud de l’Europe, tels que l’Islande, l’Irlande, le Portugal, en partie l’Italie, l’Espagne la Grèce[8]. Ces pays, mais particulièrement le Portugal aux yeux de De Sousa Santos, seraient des colonies en quelque sorte internes de l’Europe, traités comme subalternes ou de seconde zone, des pays avec moins de souveraineté et de marges de fonctionnement que les pays du nord dans le cadre de l’Europe.

Ranabir Samaddar poursuit, dans son deuxième chapitre, sur la théorie et le déroulement des négociations en général, et celles de la Grèce en particulier. Il parle ici en expert, ayant beaucoup travaillé sur ces thématiques[9], qu’il nomme simplement « dialogue ». Pour lui, il faut reconnaître aux négociations le caractère guerrier (négocier, c’est être en guerre), avoir un plan alternatif (ce que Tsipras n’avait pas), savoir prévoir les réactions de l’adversaire (Tsipras n’a pas pris au sérieux les indices), comprendre qu’un « dialogue » se déroule toujours dans un contexte où il y a d’autres acteurs, et qu’il y a toujours beaucoup d’inconnues.

Le troisième chapitre parle de l’« idéologie européaniste » Il dégage en effet et met à nu cette thématique de manière crédible. L’idéologie européaniste, d’un « nationalisme » européen supranational, d’un projet désormais néolibéral, empêche la Communauté européenne d’arriver à des négociations conciliantes avec la Grèce, et est ce qui la rend intransigeante et dogmatique[10]Samaddar évoque une certaine « classe intellectuelle transnationale », confondue avec une « nouvelle gauche », pas mieux décrite, qui serait à l’origine du manque d’ouverture de l’Europe à la fois envers la Grèce et les réfugié-e-s, mais sans davantage la théoriser.

Le quatrième chapitre parle en détail de ce que l’Europe décrit – et craint – comme « crise migratoire », mais qui n’est que l’une des dimensions de la crise européenne. Il décrit avec des mots puissants l’histoire des migrations et la condition des migrants (non seulement en Europe, mais particulièrement en celle-ci), et situe ce phénomène dans son contexte mondial et celui du nouveau capitalisme néolibéral : les migrants ne disparaîtront pas, qu’on le veuille ou non.

Il esquisse (à peine) une solution alternative, celle d’une Europe de gauche, consciente de son passé colonial et impérial[11], et l’ayant digéré, mais il ne la développe pas. Quels seraient les agents de cette révolution qu’il appelle de ses vœux ? A part ses différences ébauchées avec quelques théoriciens européens, on ne voit pas bien d’où l’initiative pourrait bien venir. Pourtant, une solution de lecture et de compréhension de la nouvelle situation est bien proposée, surtout dans ce chapitre et dans le dernier, et elle fait le lien entre la crise financière en Europe (en particulier sous la forme de la dette Grecque) et la crise dite de la migration. La dette européenne dont il parle, au delà des dettes financières, pourrait aussi être symbolique, celle que l’Europe doit à ses anciennes colonies.

C’est là l’idée aussi brillante que simple du livre, et il fallait y penser : la condition postcoloniale assumée fait le lien entre les deux problématiques et peut nous aider à comprendre. Le dernier chapitre s’emploie à l’expliquer : non seulement l’Europe a un passé colonial, mais nous nous trouvons tous, l’Europe aussi bien que les migrants, dans le contexte d’une histoire globale. Au sein de celle-ci, il s’agit de reconnaître toutes les connectivites et dépendances, et non pas de les passer sous silence, au-delà des histoires officielles. Avoir humilié la Grèce, lui avoir tout dicté sans qu’elle puisse avoir son mot à dire dans les négociations de l’été 2015 (sans doute était-il déjà trop tard) fait sens si on comprend à quel point elle fut réduite à une quasi colonie.

Mais cela fait sens aussi dans le cadre du projet d’une Europe rigide, néolibérale et intransigeante, une Europe financière qui a abdiqué son volet social, pourtant modéré. L’auteur nous dit que cette Europe ne reviendra pas en arrière vers un Etat-providence (même si certains pays, telle la France, en gardent encore des vestiges importants, mais pour combien de temps ?), et nous le savons bien. Prendre à bras le corps le passé colonial de la France et de l’Europe, mais aussi le présent néocolonial, serait la moindre des choses et permettrait de mieux poser les questions politiques auxquelles nous sommes actuellement confrontés.

Photo : Petros Giannakouris/AP.

Notes

[1] Frances Stonor Saunders, « Everyone must be counted, but only if they count. Dead migrants don’t count. The woman who drowned while giving birth was not a biometric subject, she was a biodegradable one. » dans « Where on Earth are you? », London Review of BooksVol. 38 No. 5 · 3 March 2016, pp. 7-12 [trad. française par moi, R.I.], http://www.lrb.co.uk/v38/n05/frances-stonorsaunders/where-on-earth-are-you?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=3805&utm_content=ukrw_nonsubs&hq_e=el&hq_m=4162562&hq_l=11&hq_v=0b9d996d0b

[2] Distinguished Chair on Migration and Forced Migration Studies.

[3] Mahanirban Calcutta Research Group :

[4] Rada Iveković, « Le dialogue contre la terreur », Rue Descartes n. 52, 2006, Paris, Collège international de philosophie, PUF, pp. 122-125.

[5] Rada Iveković, Réfugié-e-s. Les jetables, Noisy-le Sec, Al Dante 2016; Les citoyens manquants, Marseille, Al Dante 2015.

[6] Fortress Europe compte les morts confirmés. Le nombre réel est plus grand et inconnu :

[7] Avant cela, une Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) fut établie en 1951.

[8] B. de Sousa Santos, Portugal: Ensaio contra a autoflegelação, Coimbra, Almedina ed. 2011. On pourra certainement inscrire à l’avenir dans la série des pays tels que la Roumanie, la Hongrie, la Bulgarie etc., même si le cas des pays de l’est européen est différent.

[9] R. Samaddar, The Politics of Dialogue: Living Under the Geopolitical Histories of War and Peace, Ashgate 2004. R. Samaddar & Helmut Reifeld (sous la dir. de), Peace As Process: Reconciliation and Conflict Resolution in South Asia, Delhi, Manohar Publ. 2001.

[10] A propos du concept d’idéologie européenne, il est impossible de ne pas penser au livre du marxiste Perry Anderson The Indian Ideology, qui fut extrêmement mal reçu en Inde : P. Anderson, The Indian Ideology, Gurgaon, The Three Essays Collective 2011.

[11] Voir aussi : Ann Laura Stoler, Duress. Imperial durabilities in our times, Durham, Duke University Press 2016. Un compte-rendu :