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Note de lecture : "Camarade Lune" (Barbara Balzerani)

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Lien publiée le 15 novembre 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

On pourra lire une interview d'elle ici : https://tendanceclaire.org/breve.php?id=25977

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https://charybde2.wordpress.com/2017/08/30/note-de-lecture-camarade-lune-barbara-balzerani/

L’interrogation lucide et poignante d’une non-repentie des années de plomb.

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Non, même le visage de son père bien-aimé marqué par la douleur de l’échec n’aurait pu l’arrêter. Et, en disant qu’elle partait, elle s’était enfuie, n’emportant avec elle que la petite fille qu’elle avait été et à qui elle avait juré qu’elle n’aurait d’autre idée en tête que celle de la délivrer de la peur jusqu’à faire revivre l’innocence en elle. Armée d’enthousiasme et de désespoir comme s’il s’agissait de la dernière tranchée à franchir, elle allait vérifier s’il lui était encore possible de décider, de choisir et de désirer.
Elle n’avait pas encore vingt ans, et ça lui tombait dessus juste à ce moment-là.
La perspective exaltante de pouvoir prendre part à quelque chose d’extraordinaire, motivé par des raisons partisanes qui, au-delà de toute frontière pensable, unissait les destins de tous ceux qui se révoltaient contre ce qui existait. Quel qu’en soit le visage. Qu’il fasse la loi à l’usine ou avec une armée d’occupation. Qu’il corrompe l’âme et les esprits dans l’œuvre d’exploitation la plus grandiose jamais connue jusqu’alors.

Barbara Balzerani a été, de ses 26 ans en 1975 à son arrestation en 1985, l’une des principales dirigeantes des Brigades Rouges en Italie, et l’une des dernières à avoir échappé à la captivité ou à la mort. Elle a pris directement part à l’assaut contre l’escorte d’Aldo Moro pour permettre son enlèvement en 1978 et à l’enlèvement du général américain Dozier en 1981. Après onze ans de prison (alors qu’elle était condamnée à perpétuité), « Camarade Lune », son premier texte, fut publié en 1996. Monique Baccelli nous en offre la traduction française chez Cambourakis en ce mois de septembre 2017.

Sur ce petit corps, comme ramassé pour se défendre, il y avait le poids de responsabilités trop lourdes, presque toutes obscures et mystérieuses. La peur, ainsi qu’un vague sentiment de culpabilité, inculqués par les avertissements maternels cherchant à lui indiquer la seule voie de salut : Tu es à ta place. Ne donne à personne une raison d’avoir à te regarder une seconde fois. Et, en inversant complètement les rôles, on ne peut pas dire que ces paroles ne lui aient pas été précieuses, surtout pendant les longues années de clandestinité. Parfois la vie semble faite de très longs détours pour finalement revenir au point de départ. Et, si rien n’arrive seulement parce qu’on le veut, rien n’arrive non plus par hasard.

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Ni manifeste, ni confession, ni récit en soi des années de plomb, « Camarade lune » ne s’inscrit dans aucune nostalgie. S’il y est bien question d’emblée d’un ancrage du sens de la lutte dans un ressenti puissant remontant à l’enfance et à l’adolescence – dans une campagne italienne semi-industrialisée étroitement dépendante de ses employeurs tout-puissants, celle qu’évoquait déjà par exemple jadis le Beppe Fenoglio de « La paie du samedi » (1969), ou beaucoup plus récemment, la Silvia Avallone de « D’acier » (2010) -, si le sens personnel et politique du passage à la lutte armée trouve de superbes échos chez le Mathieu Riboulet de « Entre les deux il n’y a rien » (2015), Barbara Balzerani ne cherche à aucun moment à provoquer la pitié qu’un public compatissant serait prêt à accorder, os déjà rongé, à une manifestation de repentir. Si elle s’est publiquement excusée en 2011 de la douleur qu’elle aurait pu causer jadis à certaines personnes, et si elle exclut catégoriquement la lutte armée aujourd’hui compte tenu du contexte politique, elle n’évoque pas le regret, bien au contraire, mais revendique la signification de la lutte, même entachée d’erreurs techniques, tactiques ou plus profondément politiques.

En réalité, il y avait toujours quelque chose à manger, un savant recyclage le garantissait à chaque changement de saison.
Mais elle ne trouvait pas son compte si elle attendait un peu d’elle-même en retour, dans un monde où les relations étaient tellement figées que rien ne pouvait ni ne devait changer.
Tout ce qu’il fallait savoir, gravé dans un code simpliste qui requérait l’anéantissement de toute aspiration. Apprendre à ne rien attendre, à ne rien pouvoir changer, à ne pas exister et, toujours, à se montrer sous son jour le plus factice. Et de tout cela, retirer la satisfaction de savoir bien jouer son propre rôle et en exiger de la reconnaissance.
Le bonheur ? Non, ça vraiment non ! Une invention des puissants pour vous mener en bateau. Et même, une aspiration d’une moralité douteuse.
Et surtout, ne jamais oublier que, depuis la chute du premier ange, tous ceux qui avaient tenté de se rebeller ne s’étaient attiré que des ennuis, à eux et à leurs semblables, comme ces malheureux qu’ont avait licenciés dans les années cinquante, ruinant ainsi des familles entières…
Cela à travers la vision déformante d’un monde immuable, inchangeable, se conformant aux impératifs de l’injustice et de la non-liberté, sans même la possibilité d’être réconforté par la perspective du Royaume des cieux pour les derniers. Mais non ! Tout cela était tout à fait terrestre et vérifiable chaque jour. L’infranchissable sillon qui séparait les destins de ceux pour qui tout était possible de ceux pour qui rien ne l’était, portait les marques visibles de différences sociales matérialisées jusqu’à la vulgarité et à l’insulte de l’ostentation, vraiment les marques de la misère d’une sous-culture de province et de l’arrogance d’une classe patronale qui semblait sortir des pages de Dickens.

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Ce n’est pourtant pas dans son analyse politique, rétrospective et historique, néanmoins réellement passionnante, que réside la puissance de « Camarade Lune ». La lucidité de Barbara Balzerani force un respect énorme lorsqu’elle s’applique à l’humain, à ce que la lutte et la clandestinité font de celles et ceux qui ont dû y plonger. Comme la Dana Spiotta de « Eat the Document » en 2006 (dans le contexte fort différent de la lutte armée aux États-Unis des années 1970), mais avec plus de réflexivité – et sans recours à la fiction -, elle excelle à dire, simplement et honnêtement, sans affèteries, le tribut personnel payé à l’échec de la lutte, à l’abandon d’objectifs, au constat de l’erreur, à l’enterrement des idées, et à la honte de voir des camarades emprisonnés se mettre à collaborer activement à l’arrestation des autres encore libres (tout en comprenant, sans nécessairement pardonner, la terrible pression fournie par la torture physique et psychologique – celle qu’excellait à évoquer, dans le contexte également différent de l’Allemagne mal dénazifiée de 1975, l’Alban Lefranc de « Si les bouches se ferment » en 2006 et 2014).

On a beaucoup écrit sur ce mouvement et sur ses actes. Chaque parti politique en a revendiqué et certifié la paternité en édulcorant savamment ses caractéristiques, en s’appropriant ses mérites et en attribuant aux autres erreurs, horreurs et défaites. Sur lesquelles il serait encore utile de revenir aujourd’hui, au lieu d’invoquer un si inopérant avec lequel l’histoire n’arrive pas à se faire.
Et alors, ce n’est peut-être pas complètement inutile de tenter de l’affronter.
Pour comprendre.
Pour comprendre le pourquoi de l’anomalie tenace qui étouffe la culture politique de ce pays par l’obsession de la gouvernabilité à tout prix ; celle-là même qui empêche de régler les conflits et les problèmes sociaux, et les traite chaque fois comme s’il s’agissait de défendre par les armes le dernier avant-poste de la cohabitation sociale.
À de très rares et impuissantes exceptions près, aucun parti politique n’est parvenu à faire siennes les demandes de changement social ni à trouver des réponses à la hauteur de la nécessaire médiation politique.
Distinguo entre faits et dus : la même image de convive de pierre derrière la brigade envoyée contre les cortèges et les grèves ; derrière la myope arrogance des décisions divergentes entre partis et syndicats ; derrière le fossé qui sépare les Palais de la nouvelle politique et de la vie sociale ; derrière les paroles d’un Pape voulant peser sur le sort d’Aldo Moro, prisonnier des Brigades rouges.
La culture politique elle-même, qui exclut toute possibilité de diversification des solutions et oscille entre l’homologation et le pluralisme indifférent, est obsédée par l’idée de nier les potentialités et la puissance transformatrice des conflits.
Que se serait-il passé si… ? La question est-elle vraiment oiseuse ? Ou est-elle plutôt, et encore, un supplément de réflexion nécessaire pour éviter la mort du non-sens, du remaniement politique de l’histoire pour des intérêts trop contingents ?

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Le plus grand mérite de ces 120 pages est sans doute celui de sa puissante actualisation de l’interrogation politique. Revoir les contextes historiques passés et leurs choix, saisir dans ce qui se trame encore et toujours (sans aucun besoin de complots, par la seule force de l’inertie socio-économique toujours finement gérée par le capitalisme à travers ses différentes incarnations) les moments politiques éventuellement à l’œuvre, répéter inlassablement le mouvement de l’humain dans la machine, ne jamais accepter que le bébé révolutionnaire soit toujours jeté intégralement avec l’eau du bain de l’échec, c’est peut-être le plus beau cadeau que fait à la lectrice ou au lecteur cette « Camarade Lune » – pour peut-être enfin espérer éviter que la farce ne succède à nouveau à la tragédie. Comme chez le Giorgio Agamben de « Moyens sans fins » (1995) ou chez le Lionel Ruffel de « Brouhaha – Les mondes du contemporain »(2016), en miroir diffractant avec la fiction d’après la défaite entretenue par le post-exotisme à travers l’orthonyme et les divers hétéronymes d’Antoine Volodine, cette force de la mémoire analytique et questionneuse qui n’est aucunement un « devoir », mais une nécessité stratégique, s’impose.

Libérée conditionnelle en 2011, définitivement libre depuis 2016, Barbara Balzerani se consacre depuis, à travers la littérature (elle a écrit quatre romans entre 2003 et 2014), à poursuivre cette lancinante interrogation et à tenter d’y introduire ces éléments de réponse qui manquent aussi cruellement – si ce n’est davantage – de nos jours qu’en 1982 et en 1996.

La vraie question c’est de savoir quelles étaient les alternatives ne prévoyant pas la mort mais la voie d’accès à la légitimité d’existence, fût-elle conflictuelle et difficile. Et pourquoi personne ne les a trouvées, privant cette lutte sociale d’issues appréciables.

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