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"La mémoire est un terrain de guerre"

Lien publiée le 13 novembre 2017

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Entretien avec Barbara Balzerani, ancienne membre des Brigades Rouges et écrivaine

paru dans lundimatin#122, le 13 novembre 2017

Les Éditions Cambourakis viennent de publier Camarade Lune, le premier livre traduit en français de Barbara Balzerani. Directrice stratégique des Brigades Rouges, elle a passé 26 ans en prison pour sa participation au groupe armé. Camarade lune est un livre intime qui, en croisant souvenirs biographiques et histoire des luttes italiennes de la seconde moitié du vingtième siècle, nous invite à remettre dans leur contexte les actions du groupe de guérilla. Elle appelle, dans cet entretien, à renouer avec une mémoire partisane et à reconstruire dans toute sa complexité un passé qui a été réduit à un seul événement : l’enlèvement d’Aldo Moro en 1978.

lundimatin : Tu dis de ton livre que c’est « une déclaration d’amour déterminée pour défendre une mémoire partisane », comme si tu voulais essayer de renouer le fil d’une tradition qui s’était perdue.

Barbara Balzerani : j’utilise ici l’adjectif "partisan", cela ne fait pas référence à la Résistance italienne, à la guerre contre le nazisme et le fascisme. J’utilise "partisan" dans son sens littéral : "celui qui prend parti", dans un sens qui dépasse largement la lutte de Libération italienne. Parce que la mémoire n’est pas un exercice d’analyse impartiale mais le terrain d’une guerre où s’affrontent différentes visions du monde. Ce livre est un acte d’amour en faveur d’une mémoire partisane pour empêcher que l’histoire soit écrite uniquement par les « vainqueurs ».

Toute l’histoire des années 70 et de la lutte armée en Italie a été réduite à un seul événement, l’enlèvement de Moro par les Brigades Rouges le 16 mars 1978 : cette histoire a été complètement transfigurée. La narration officielle a effacé vingt années de luttes, la dimension de classe, les conquêtes et la perspective révolutionnaires. Elle a effacé tout ce qui se passait dans les usines où nous sommes nés ainsi que le soutien des ouvriers qui a permis de faire des actions militaires au sein même des ateliers.

En outre, le pouvoir a tenté de prouver que cette action de mars 1978 était polluée par une infiltration de services secrets. Ce qui a permis la déformation du sens de cette action a été de l’isoler du processus de développement stratégique de la lutte armée (depuis l’attaque contre la hiérarchie à l’intérieur des usines, jusqu’à celle contre le cœur de l’Etat) – processus qui, à cette phase-là de l’affrontement, en avait fait un élément possible, nécessaire et pertinent. Et, outre la criminalisation des BR, cette opération contre-révolutionnaire, vise à hypothéquer le présent, l’avenir et les luttes en cours. Autrement dit, elle sert à séquestrer toute hypothèse de transformation de ce qui est, au moyen d’un paradigme simplifié : les processus révolutionnaires ne sont pas possibles, ils n’obéissent pas à des logiques internes aux mouvements de masse, et sont presque toujours infiltrés par des forces occultes. Tout a été fait pour empêcher l’historicisation de vingt ans d’histoire italienne. C’est comme si, quarante ans après les événements, il s’agissait toujours de faits divers, d’actualité, comme s’ils étaient arrivés hier et qu’il était donc impossible d’en faire une reconstruction historique. Cela empêche surtout de comprendre le contexte politique et social de ces faits, ou comment quinze années de guérilla communiste ont été possibles dans un pays comme l’Italie, avec sa démocratie parlementaire et son économie capitaliste avancée. Aujourd’hui, cette simple question est occultée par mille faux mystères et intrigues, parce qu’elle pourrait mettre en lumière aussi bien les responsabilités politiques du Parti Communiste Italien (PCI) et de la Démocrate Chrétienne (DC) au cours de ces années d’affrontement social, que la restructuration capitaliste dont on a rapidement vu en quoi elle consistait : chômage, précarisation, intensification de l’exploitation et remise en cause de toutes les conquêtes énormes qui ont été obtenues grâce à la lutte des années 70. Et c’est pourquoi il est toujours nécessaire de laisser dans l’ombre non seulement ces politiques réactionnaires, mais aussi les responsabilités des forces politiques durant la séquestration d’Aldo Moro.

Dans tous les cas c’est à vous, aux nouvelles générations, d’agir politiquement. Le monde dans lequel vous êtes immergés n’a pas toujours existé tel qu’il est. C’est pourquoi il importe de restituer une mémoire partisane et de la transmettre, à vous en particulier. Le monde actuel est le résultat d’un affrontement et d’un échec, qui ont été internationaux. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui, où que le regard se pose, c’est à une involution des conditions d’existence de millions de personnes et de la planète elle-même. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Vous devez connaître ce qui s’est passé avant. Vous devez comprendre où tant de processus révolutionnaires se sont ensablés. Et ce n’est pas à cause de l’insuffisance de leurs raisons, car il est certain que la raison n’est pas du côté des « vainqueurs », l’état du monde actuel en témoigne. Un monde dans lequel le profit capitaliste est en train de mettre en danger la vie elle-même et où il est devenu si difficile de lutter, et surtout de vaincre. Vous devez apprendre à être partisans, à prendre parti. Le parti juste est toujours le même, il n’a pas changé ! Mais on ne peut comprendre le présent en partant de 2017, il faut revenir en arrière, par la mémoire.

Pour notre part, l’origine de notre culture politique (avant même le passage à la lutte armée), se situe dans le soulèvement d’une classe ouvrière différente de la classe traditionnelle, celle qui s’est insurgée Piazza Statuto à Turin en 1962. Au cours de ces journées une nouvelle conflictualité est née parce que ces ouvriers – qui venaient en grande partie du sud de l’Italie, qui étaient immigrés, qui n’étaient pas encastrés dans la logique des partis et des syndicats qui les condamnaient comme provocateurs – étaient l’expression d’une classe ouvrière nouvelle. Qui voulait tout. Qui voulait le soleil, la fin de l’exploitation, qui voulait entrer dans les bars turinois sans s’en faire jeter, qui ne faisait pas coïncider ses intérêts propres avec ceux du patron, qui ne pouvait donc pas se contenter des miettes mais devait changer l’état des choses. Qui avait une radicalité dans ses modes d’expression et de lutte parce qu’elle posait la question du pouvoir. Si cette classe ouvrière différente n’avait pas existé, tout le reste n’aurait pas pu exister tel que nous l’avons connu. Il n’y aurait pas eu les Brigades Rouges non plus.

LM :Dans le livre, tu expliques que les raisons de ton engagement remontent à ton enfance, à la galère connue par ta mère, au licenciement de ton père... Plus tard, tu participes à Potere Operaio, aux mouvements des années soixante, et tu racontes que le passage à la lutte armée s’est fait au moment de l’assassinat d’Allende.

BB:Oui, les événements chiliens ont été fondamentaux pour mes choix futurs. Pour la rupture définitive avec la politique du PCI qui, face au coup d’Etat contre le gouvernement d’Allende, un gouvernement légitimé par le vote populaire, a accompli l’alliance avec la DC, c’est-à-dire avec le parti qui pour nous était celui de la réaction, des patrons, des massacres et du terrorisme d’Etat. Pour le mouvement révolutionnaire ce massacre a signifié l’absence totale et définitive de confiance en la démocratie bourgeoise ainsi que la nécessité de la lutte armée si nous voulions défendre notre vie et continuer à lutter. Mais dans Camarade Lune, je n’ai pas voulu faire l’histoire de ces années-là, ni un essai politique. Je pense qu’il revient aux historiens et aux chercheurs de le faire. Moi, j’ai voulu restituer l’entièreté de mon expérience de vie qui est similaire à celle de la plupart des autres militants des BR. Pour restituer le parcours et le sens d’un choix politique. Parce qu’on nous a décrits comme des personnages de papiers, des marionnettes : nées et formées durant la parenthèse de la lutte armée, sans provenance de classe, sans famille d’origine, sans expérience de la lutte, sans un parcours dans le mouvement révolutionnaire. C’était comme si nous débarquions de Mars, totalement étrangers aux dynamiques politiques et sociales du contexte italien et international, et qu’on s’était mis un jour à tirer, comme des possédés, comme ça, sans raison. Des aliens à l’origine mystérieuse. C’est pourquoi j’ai choisi de raconter ma vie à partir de l’enfance, pour retirer les parenthèses et restituer un parcours dans son entièreté, et le visage de tant de militants des BR qui ressemblait tellement au mien. Comme pour dire : « c’est moi, ça a toujours été moi dans les différentes séquences de ma vie ». Mes camarades ont grandi dans les luttes d’usine, dans les luttes des quartiers populaires, dans les mouvements étudiants. Il n’y a jamais eu un seul intellectuel célèbre parmi nous qui aurait eu une capacité incontestable d’analyse de transformation de l’Etat et de la mondialisation de l’économie. Et il n’y a pas eu un seul petit bourgeois extravagant en quête d’aventure, ni un militant à l’origine ou au parcours inconnus. Voilà pourquoi il est important de restituer qui nous sommes, d’où nous venons, quelles expériences nous avons accumulées, parce que le portrait qu’ils ont fait de nous est inacceptable et a mis un voile de non-sens et d’ambigüité sur notre histoire. L’histoire d’une avancée révolutionnaire très puissante dans mon pays.

Tous les espoirs et les luttes d’une époque, où l’on a cru pouvoir améliorer sa condition sociale grâce au passage de l’agriculture à l’industrialisation, se sont soldés par un échec . En un certain sens, c’est l’échec même du socialisme au niveau international car en réalité on n’a pas réussi à construire un système de production différent de celui du capitalisme. Fonder la possibilité d’une transition vers le communisme sur le développement illimité des forces productives a démontré toute sa faiblesse : avec Tchernobyl par exemple. Cette illusion a contaminé tous les mouvements révolutionnaires, l’illusion que le capitalisme nous aurait légué la technologie, les instruments techniques à même de nous libérer du labeur, de la nécessité du travail, comme si la transition était automatique et allait de soi. Mais ce qui fonctionne à l’intérieur d’un système capitaliste, destiné à maximiser le profit, ne fonctionne pas à l’intérieur d’un système différent, qui aurait au contraire pour objectif le bien-être des personnes... Le 20e siècle, dit-on, est le siècle des guerres et des révolutions. Malgré les échecs, il y a beaucoup à apprendre de ce qu’il nous a enseigné, puisqu’aujourd’hui il n’en reste que les guerres.

LM : Tu traces des liens avec des femmes communistes qui te précèdent, comme Rosa Luxembourg, qui est présente deux fois dans le livre.

BB : Je n’ai pas participé au mouvement féministe parce que ce qui m’intéressait dans ces années-là, c’était la révolution pour le communisme, l’affrontement de classe et non de genre. Parce que, sous l’influence de la pensée traditionnelle, la politique à laquelle j’ai adhéré était celle des « deux temps », selon laquelle le renversement politique et économique du pouvoir de la bourgeoisie était la condition indispensable pour pouvoir révolutionner aussi les autres rapports sociaux, y compris ceux entre les sexes. Je le pensais même si je savais, comme je l’ai aussi écrit dans le livre, que les femmes ayant participé activement aux révoltes du passé ont par la suite été reléguées à leurs éternels rôles de subordonnées. C’est arrivé partout, dans la tradition communiste italienne au cours de la résistance antifasciste, comme dans la lutte anticoloniale en Algérie. J’étais donc pour ma part bien consciente de la contradiction de genre mais je ne me reconnaissais pas dans la politique des camarades femmes qui s’éloignaient du mouvement révolutionnaire pour construire des groupes féministes, interclassistes, pacifistes, élitistes. Le patriarcat est sans aucun doute un des piliers du système capitaliste, mais c’est précisément du système capitaliste dont nous parlons. Le mouvement d’émancipation des femmes, dans son expression majoritaire, ne s’intéressait pas aux différences de classe, ne portait pas une lutte contre le capital, et cela a été un facteur discriminant pour moi.

LM : C’est une défaite particulièrement étrange celle que tu décris – je ne sais même pas si le mot défaite est le bon – parce qu’en 1981-1982, après l’enlèvement du général américain Dozier (commandant en chef de l’OTAN en Europe du Sud), de nombreux camarades se font arrêter et certains tuer, mais c’est précisément à ce moment-là que beaucoup de gens cherchent à vous rejoindre.

BB : C’est vrai, après 1982, malgré la catastrophe, les repentances et les trahisons, malgré les arrestations, les assassinats et la torture, il y avait encore des camarades prêts à entrer dans les Brigades Rouges. Nous avons continué à nous battre car nous pensions qu’il était nécessaire de résister à cette phase négative. Nous n’avions pas compris qu’il s’agissait de la fin d’une époque, que le 20e siècle touchait à sa fin. Que le paradigme révolutionnaire du 20e siècle n’était plus en mesure de mettre en échec les plans de restructuration capitaliste, à partir de l’usine postfordiste, des délocalisations de la production, du primat de la spéculation financière et de la guerre permanente. Les idées sur le parti, sur l’Etat, sur la conquête du pouvoir et la dictature du prolétariat, face à une transition vers le communisme qui ne s’était réalisée nulle part, n’avait pas eu les résultats escomptés et espérés. Mais tout cela n’était pas facilement compréhensible depuis une position qui ne laissait pas d’autre liberté que celle de se rendre. Moi en tous cas je ne l’ai pas compris et le fait qu’il y avait encore des camarades disponibles malgré l’âpreté de la lutte – qui dans cette période fut vraiment terrible – a contribué à nous faire penser qu’il suffisait de résister pour dépasser ce moment si difficile. Nous n’avions pas compris que c’était fini. Parce que ce mouvement ouvrier, ce mouvement prolétaire qui nous avait fait naître et qui nous avait soutenu, était révolu, et avec lui nous finissions nous aussi, inévitablement. Nous, qui avions été l’expression d’avant-garde de cette figure sociale, ne pouvions que mourir. Mais ce n’était pas facile de clore une expérience politique comme la nôtre. Nous ne pouvions pas dire « Notre histoire s’arrête ici » et rentrer à la maison. Nous avions des centaines de camarades en prison avec des peines très lourdes à purger. Que pouvions-nous faire ? Nous rendre à l’Etat ? Notre affrontement était sans médiation, du type “tout ou rien”. La victoire ou la défaite. Et perdre signifiait tout perdre, la partie toute entière, sans prolongation. Pour ceux qui restaient – et j’étais une des leurs – il était extrêmement difficile de gérer une transition de ce genre. Et en effet elle n’a pas été gérée. Notre faiblesse était politique plus que militaire. En 1981 nous avions organisé trois enlèvements en même temps, l’année suivante nous avons déclaré la guerre aux Etats-Unis avec la prise en otage d’un général américain, héros de la guerre du Vietnam ! Mais notre proposition politique n’était plus à la hauteur de l’affrontement que nous menions et cela a eu une conséquence tragique sur de nombreux militants. Des camarades aux côtés desquels nous nous étions battus jusqu’au dernier jour et qui, tout à coup, trahissaient. Il était insuffisant de les traiter de « bâtards », de prendre de la distance, car ils imposaient une réflexion politique. Comment cela avait-il été possible ? Certes il y avait eu la torture et les électrodes posées sur les organes génitaux qui pouvaient contraindre à donner des informations. Tous les révolutionnaires, à toutes les époques, ont dû se confronter à la torture et à ses effets, et prendre des contre-mesures car les révolutionnaires ne sont pas des super-héros de bandes dessinées. Mais trahir, passer dans le camp ennemi, ce n’est pas se faire arracher quelques informations dans un commissariat. La trahison imposait la solution d’un problème politique qui allait au-delà de la faiblesse des individus. Il fallait affronter le problème, dans une situation déjà saturée de problèmes.

Lorsqu’un avenir meilleur, qui semblait à portée de main, s’évanouit tout à coup, il est très difficile de prendre acte de la défaite. La figure du vaincu est ce qu’il y a de plus laid. Elle n’est pas à la mode. Tu t’entends dire « C’est toi qui as perdu, pas moi » ; « Tu as perdu parce que tu as eu tort de faire ce que tu as fait, et pas nous ; nous on continue à faire de la politique ». Un niveau de réflexion vraiment enthousiasmant ! Mais si on n’admet pas que l’échec a été général, si tu ne regardes pas l’échec en face, il n’est pas possible d’en comprendre les causes et on peut tout renier ou tout continuer selon la même ligne désastreuse. Répéter les expériences déjà faites dans un monde qui a profondément changé, ce n’est certainement pas une idée de génie. Nous devons prendre nos responsabilités et admettre, en toute sincérité, que nous avons essayé mais échoué. Et nous pouvons le faire sans réticence parce que ce n’est pas l’échec d’un idéal, mais d’une pratique et d’une théorie qui ont soutenu tous les processus révolutionnaires du 20e siècle, et qui ne sont plus adaptées aux nouvelles conditions. C’est donc cela qu’il faut systématiser et c’est à vous de le faire. Et si vous ne comprenez pas où le mécanisme s’est enrayé, alors vous ne pourrez pas le faire. Vous devez faire une analyse approfondie pour pouvoir porter une critique encore plus radicale du système capitaliste. Un système basé sur l’individualisme, sur l’incitation à la consommation, sur l’économie de la dette, sur l’exploitation féroce de tout ce qui existe, sur la richesse concentrée entre quelques mains et sur la guerre permanente. Il faut alors arrêter de le faire fonctionner, et s’inventer des formes antagonistes basées sur des conditions de vie rendues possibles par le gestion des biens communs davantage que sur le marché. Il faut briser la chaîne des obligations qui rythment nos choix, notre temps, nos propensions, qui ont cessé depuis longtemps d’améliorer notre vie et qui sont devenues autant de cages, de pièges et de crédits à rembourser. Il faut récupérer une valeur qui à mon avis est instinctive chez l’être humain : l’autogouvernement, c’est-à-dire la construction d’un réseau de solidarités, de secours mutuel, de mise en commun des biens, pas seulement matériels, pour pouvoir vivre, étudier, consommer, produire, travailler par décision collective, et non par l’imposition des lois du marché. C’est extrêmement difficile mais pas impossible. Quelque chose de ce genre est en train de se passer dans le Val de Suse, par exemple, grâce aux précieuses inventions de la lutte contre le TAV qui dure depuis une vingtaine d’années. Il est certain que les expériences ne peuvent être répliquées telles quelles parce qu’elles reflètent un territoire particulier, des personnes particulières, une histoire particulière. Mais l’idée de fond a un contenu universel sur lequel cela vaut la peine de réfléchir où que l’on soit.

Pour en revenir au livre, il est certain que la mémoire est un terrain de guerre. Je ne me considère pas comme une écrivaine mais comme une personne qui écrit des récits pour rétablir une communication interrompue et entravée. Pour sortir de l’isolement que la prison produit et que j’ai cherché à décrire dans le dernier chapitre de Camarade Lune.

Pour tâter le terrain et comprendre si je suis vraiment seule, ou s’il est possible d’établir un contact avec ceux qui étaient là, avec ceux qui ont eu des expériences différentes des miennes, mais aussi avec ceux qui n’étaient pas là mais qui ont envie d’en savoir plus. Pour chercher des points communs et combattre l’isolement de tous et de chacun. Pour moi, la reconnaissance la plus grande, ce n’est pas un prix littéraire, c’est une correspondance rétablie. C’est sentir quelque chose en commun malgré les distances. Vérifier qu’on peut être aussi nombreux à ne pas se reconnaître dans la pauvreté de la pensée dominante. Pour moi la défense d’une mémoire dans le livre a signifié cela. Ce message : voilà ce que je suis et je mets à disposition mon expérience. Faites ce que vous voulez de ce que je suis. Je ne peux qu’être généreuse et je m’attends à ce que vous le soyez aussi.