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Lordon: la “république sociale”, une visée pour la gauche
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://europeinsoumise.org/fr/content-page/19-a-la-une/62-lordon#.Wi5ujuW0Uul.twitter
La gauche, l'euro, l'Allemagne, mais aussi l'écologie, la culture, l'intelligence artificielle et les crypto-monnaies : Frédéric Lordon répond aux questions d'Europe insoumise.
On ne présente plus Frédéric Lordon. Bien que l’économiste philosophe, conformément à une éthique bourdieusienne de la prise de parole publique, ait refusé de devenir un intellectuel médiatique, les médias ont fini par s’intéresser à celui dont ils firent le maître d’œuvre de « l’inquiétant projet de Nuit debout ». On ne peut pas leur donner tort : Lordon affirme depuis des années qu’il faut « refaire le cadre » pour transformer une société qu’on ne peut réformer de l’intérieur. Affirmation d’autant plus inquiétante que Lordon n’a rien du révolutionnaire par enthousiasme. Par un curieux paradoxe, ce spinoziste qui a consacré plusieurs ouvrages à la place des affects dans les comportements économiques et politiques est l’auteur d’une œuvre dont la rigueur confine à l’austérité. Sans doute parce que l’affect le plus profondément enraciné en Frédéric Lordon est la haine des facilités de penser, haine qui affleure dans des écrits dont la figure de style dominante est une ironie mordante. Lordon, en effet, c’est aussi un style froidement jubilatoire qui donne envie de penser contre soi-même.
Nous, à Europe insoumise, nous lisons attentivement Frédéric Lordon depuis longtemps. Nous nous souvenons que cinq ans avant le passage à l’euro, il en avait prédit les conséquences dans Les Quadratures de la politique économique. Nous lui sommes reconnaissants d’avoir pris la peine de nous expliquer la titrisation dans Jusqu’à quand ? Nous ne sommes pas surpris que la résistance des politiques les plus absurdes aux réfutations les plus imparables l’ait décidé à étudier les affects, c’est-à-dire ce qui détermine les pires sourds à refuser obstinément d’entendre (bonne nouvelle: Les Affects de la politique sort en poche l'année prochaine). Vous devinez que nous fûmes enchantés quand il accepta de répondre à nos questions. Nous l'avons d'abord interrogé sur les thèses qu'il soutient dans son dernier billet de blog : la nécessaire sortie de l'euro, l'intransigeance allemande et les perspectives de la gauche. Mais nous avons aussi saisi l’occasion de lui demander son opinion sur des sujets sur lesquels on l’entend moins, comme l’écologie, la culture, l’intelligence artificielle et les crypto-monnaies. Comme on pouvait s’y attendre, ses réponses longues, détaillées, stimulantes, mêlent optimisme de la volonté, pessimisme de la raison et l’humour qui permet de tenir ensemble ces affects contradictoires.
Depuis la crise de 2008, la gauche de rupture a connu une victoire à la Pyrrhus (Syriza), des défaites honorables (Podemos, France insoumise, Parti travailliste) et un gouvernement de coalition (Bloco). Êtes-vous optimiste quant à l’émergence d’un mouvement de gauche au niveau continental ?
Plutôt oui – raisonnablement tout de même n’est-ce pas : être de gauche et optimiste, c’est un peu un oxymore... Bien sûr pour donner un peu plus de fond à ce qui n’est ici qu’une intuition, il faudrait procéder à une analyse méthodique des différentes conjonctures politiques nationales. Mais je pense que la liquidation de la social-démocratie passée avec armes et bagages du côté du capital est un phénomène d’une grande généralité, partagé par de nombreux pays « développés » – auquel nous ne devrions pas manquer, hors du continent européen, d’ajouter les États-Unis, avec Sanders, pour leurs effets d’émulation. Ceci étant dit, il y a quand même lieu d’ajouter deux choses. Premièrement, tous ces mouvements que vous avez cités correspondent à mes yeux à un moment intermédiaire dans un processus de plus long terme de reconstruction des gauches européennes. Disons qu’ils sont à moitié cuits. La trahison de Syriza, les atermoiements de Podemos, quand ce ne sont pas ses rechutes social-démocrates un peu crasses, les hésitations plus ou moins planquées de la France insoumise sur l’euro, tout ça ce sont des signes de déplacement incomplets, de murissements inachevés. La deuxième, dans l’immédiate foulée de ce qui précède, c’est que le grand enjeu de la constitution d’un tel mouvement de gauche continental, c’est de parvenir à une position commune sur la question… continentale. Que faire de l’Europe, et surtout de l’euro ? C’est la question stratégique pour toutes les gauches européennes. Pour ma part j’ai tenté récemment de formuler une proposition européenne qui me semble faire également droit à la nécessité impérieuse d’en finir avec l’euro et à celle de continuer de faire vivre un idéal européen que de trop nombreux secteurs de la gauche ne peuvent se résoudre à abandonner. Ce dont je suis convaincu en tout cas, c’est que toute tentative de stabiliser la ligne d’une gauche continentale autour d’un « autre euro », ou d’un « parlement de l’euro », est vouée à l’échec en situation d’exercice du pouvoir, c’est-à-dire à une immense déception dont elle ne se relèverait pas. Si la question européenne est cruciale pour les gauches européennes, alors il importe qu’elles parviennent à une position commune, car c’est cette position commune qui, toutes choses égales par ailleurs, accroît les chances d’une expérience nationale qui la mettrait en œuvre.
Vous préconisez une sortie de l’euro, mais ne craignez-vous pas qu’après avoir rivalisé par la déflation salariale et le dumping fiscal, les États ne rivalisent par des dévaluations agressives, ce qui reviendrait au même ?
Formidable : vous faites vous-même la réponse à votre propre question. Que les États rivalisent par la dévaluation, c’est déjà le cas ! Simplement, ils rivalisent par la dévaluation interne – salariale ou fiscale. L’alternative n’est donc pas entre une Europe sans dévaluation et une Europe avec, elle est entre différentes formes de dévaluation. Pour ma part, entre la dévaluation salariale et la dévaluation monétaire, je n’ai aucune hésitation. La première n’a pas que des effets sur l’extérieur de nos partenaires commerciaux, mais aussi à l’intérieur, et ce ne sont pas des effets agréables : compression de la demande interne induite par la stagnation ou la baisse du revenu disponible des ménages, par conséquent baisse de l’investissement, etc. La dévaluation monétaire a pour seul inconvénient l’inflation importée. Mais dans un environnement où les forces anti-inflationnistes sont ultra-dominantes, c’est un risque minime – évidemment tant qu’on reste dans une pratique modérée de la dévaluation. Ajoutons que, grosso modo, la moitié du commerce extérieur français se fait hors zone euro. Moyennant quoi, s’infliger l’austérité salariale dans la zone, c’est s’exposer à ce que ces efforts aberrants imposés aux salariés soient volatilisés à tout moment par la politique de change de nos partenaires à l’extérieur – il suffit d’une demi-journée pour voir ruinés dix ans d’efforts de compétitivité salariale, jeu auquel il faut donc être complètement idiot pour s’obstiner à jouer. Maintenant j’ai l’impression qu’il y a dans votre question un aspect relatif aux temporalités de ces différentes formes de guerre économique : en gros, les guerres monétaires peuvent dégénérer à grande vitesse, donc diverger plus violemment, alors que la guerre salariale est plus lente… À cela il n’y a que deux choses à répondre : la première c’est que, la zone euro mise à part, toutes les autres économies déclinent le principe de la monnaie nationale, et l’on n’observe pas que ce « reste du monde » soit dévasté par les guerres monétaires… La deuxième, c’est que ce qui donne leur intensité à de possibles guerres monétaires, ce qui, surtout, déstabilise sans cesse les accords de coordination montés pour les prévenir, c’est la déréglementation financière. On n’en finirait pas de lister les tares qui ont pour cause la libre circulation des capitaux, et devraient conduire à envisager d’y mettre un terme comme l’une des tâches les plus centrales de toute politique progressiste – ce qui, suppose, au passage, de sortir de la zone euro. Enfin, et plus généralement, vouloir que les économies nationales ne rivalisent plus en rien, c’est vouloir en finir avec le principe rivalitaire lui-même, qui s’appelle la concurrence. C’est donc vouloir en finir avec l’économie de libre-échange, et en fait même avec le capitalisme. Excellente idée ! mais dont j’ai l’impression qu’elle excède le champ de votre question.
Vous affirmez qu’une Allemagne mise en minorité sur les traités quitterait l’UE. Sur quels éléments basez-vous votre conviction ?
Sur 70 ans d’histoire allemande. Il faudrait dresser le tableau de tous les marqueurs qui indiquent en Allemagne la persistance, autour de la monnaie, d’une formation symbolique d’une puissance sans équivalent dans aucun autre pays – depuis la prévalence écrasante des paiements en liquide, jusqu’à la réécriture de l’histoire économique, en passant bien sûr par la violence totalement irrationnelle déployée par l’Allemagne durant la crise grecque. Une violence dont il ne faut pas douter qu’elle aurait été équivalente sous mandat social-démocrate, et qui indique la nature en quelque sorte méta-politique, quasi- religieuse, en tout cas hystérisée, de la croyance monétaire allemande. Au milieu d’une surabondance de ces marqueurs, je n’en donne qu’un, en espérant qu’il aura de quoi frapper les esprits. Mario Draghi, fraîchement nommé président de la BCE en 2012, a éprouvé le besoin de se produire sur un grand média allemand pour persuader les épargnants allemands que, quoique italien, il était quand même un peu des leurs, pleurnichant une histoire familiale à base de patrimoine volatilisé par l’inflation italienne, comme s’il avait été marqué dans sa chair, dès la tendre enfance, par l’irresponsabilité monétaire du futur Club Med, dont il faisait en quelque sorte une affaire personnelle de ne pas y rechuter. Y a-t-il un seul autre pays de la zone où Draghi ait éprouvé le besoin d’aller donner ce désolant spectacle ? Évidemment aucun. Qu’il se passe quelque chose d’extrêmement singulier autour de la monnaie dans la société allemande me semble aussi impossible à dénier que le fait, par exemple, qu’il se passe quelque chose d’extrêmement singulier aux États-Unis autour des armes à feu. Il faudra bien finir par regarder la chose en face, et si possible en tirer quelques conclusions. En particulier qu’à moyen terme il est, je le crois, rigoureusement impossible d’espérer de l’Allemagne la moindre entorse d’avec ses propres principes monétaires. Ce qui laisse comme exclusive alternative, soit de s’y plier (mais alors on prend ses pertes, on la met en veilleuse, et on arrête de faire le malin avec l’« autre euro »), soit de se séparer d’elle en cette matière.
Que pensez-vous des crypto-monnaies ? Ne font-elles pas peser une menace sérieuse de voir la souveraineté monétaire échapper définitivement aux États, donc à tout contrôle politique ?
Je ne pense pas, parce que, à l’encontre du mouvement spontané de la fascination techno-béate, je crois le développement de ces monnaies voué à être limité. Pour de nombreuses raisons. La première tient à sa règle d’émission tout de même très étrange : d’abord vouée à la décélération asymptotique, ensuite foncièrement inégalitaire puisqu’elle indexe l’accès des agents à la monnaie sur leur puissance de calcul ! Mais quand bien même ces obstacles « techniques » seraient dépassés (?), il reste que le bitcoin rencontrerait la même difficulté que toute monnaie alternative : celle de la convertibilité. Sauf les cas (rares) de ce qu’André Orléan nomme les « miracles monétaires », où tout un ordre monétaire est rebasculé d’un coup sur un nouvel équivalent général, une monnaie alternative, par définition, commence petit. C’est dire qu’elle ne couvre qu’un sous-ensemble très étroit de la division du travail. Certes ce sous-ensemble va croître à mesure que l’usage de la monnaie alternative s’étend lui-même et qu’y entrent de nouveaux agents, représentatifs de nouveaux secteurs de la production. Mais nul ne sait ni jusqu’où ni à quel rythme cette croissance combinée est possible. Or pendant toute la période intermédiaire, les agents parties prenantes restent confrontés à la nécessité de sortir de leur isolat monétaire pour accéder aux biens extérieurs à la division du travail interne. Se pose alors pour eux le problème de retourner à la monnaie officielle – c’est-à-dire de convertir (ici) leurs bitcoins. Convertir, ça veut dire se rendre sur un marché des changes. Il y en a un pour le bitcoin. Mais comme il était prévisible dès le début, et comme il a été plusieurs fois avéré depuis, le change du bitcoin n’est pas un long fleuve tranquille. Il l’est d’autant moins qu’il est un marché étroit, donc peu liquide, plus sauvage au surplus que n’importe quel autre : le lieu idéal pour la formation de bulles et leur explosion violente. Il y a là un ensemble de difficultés qui me semble décourager considérablement l’usage, et je vois mal, en tout cas, pour l’heure, l’intérêt pour le bitcoin croître significativement au-delà des frontières des geeks, de la pègre du dark net, ou de départements très spécialisés de banques de marché attirés, comme il se doit, par des opportunités spéculatives. Pour résumer, dans ses usages hors délinquance internationale, je ne vois pas le bitcoin dépasser son stade actuel de véhicule spéculatif pour devenir une vraie monnaie. Par conséquent la menace aux souverainetés monétaires ne me semble pas très grande. Je ne vous cache pas que je vous dis ça en ayant néanmoins un intense sentiment de risque : le risque de la prédiction totalement calamiteuse, qui passe complètement à côté du truc !
Mais je vais maintenir quand même, et j’ajoute ceci : le paradoxe suprême du bitcoin, comme d’ailleurs de toute monnaie alternative, tient à ce que son éventuelle réussite signerait en fait son échec. « Réussir » pour une monnaie alternative signifie en effet à la fois avoir internalisé toute la division du travail sur le territoire considéré et s’y être fait reconnaître comme le représentant authentique de la richesse – deux propriétés évidemment corrélées –, mais aussi avoir réglé le problème de la règle d’émission, c’est-à-dire s’être pleinement dotée de ce qu’on appelle communément une politique monétaire, et dans toutes ses dimensions : macroéconomique, en pilotant une offre de monnaie adéquate aux besoins de l’économie réelle et en évitant les écueils symétriques du surendettement et de l’inflation ; prudentielle, en organisant la surveillance des pôles d’émission privés. Mais faire tout ceci avec succès, ça n’est pas autre chose qu’avoir reparcouru toutes les étapes génériques de l’institutionnalisation d’un ordre monétaire… standard. Et la monnaie alternative qui a réussi est alors devenu… monnaie officielle. C’est-à-dire plus du tout alternative. Le bitcoin « anarchiste » qui réussit n’a plus rien d’anarchiste. En quelque sorte il n’est plus le bitcoin. Mais c’est ça en fait la chose très générale à comprendre en matière monétaire : c’est que la monnaie n’est pas autre chose qu’un rapport social de confiance, dont la stabilisation exige un appareil institutionnel. Si bien que l’idée d’une « monnaie anarchiste », ou « horizontale », est une contradiction dans les termes.
Pendant la campagne présidentielle française, on a beaucoup parlé de la raréfaction du travail que provoqueraient les progrès de l’intelligence artificielle. Si cette raréfaction doit avoir lieu, la socialisation des moyens de production n’est-elle pas d’autant plus urgente ?
Je pense d’abord qu’il faut se méfier des lectures macroéconomiques trop simplistes du changement technique. L’effet sur l’emploi d’une innovation de procédé, si puissante semble-t-elle, n’a rien de linéaire ou d’univoque. En réalité, comme l’avait montré Robert Boyer en son temps, il faut saisir des régimes historiques de la relation croissance / changement technique / démographie. Rappelons que dans les années fordiennes, la productivité croissait à un taux annuel moyen de 4%... et que nous n’en étions pas moins au plein-emploi. Au niveau macroéconomique, l’effet du changement technique sur l’emploi dépend donc de tout le régime d’accumulation, et notamment de la manière dont les gains de productivité sont distribués, puis dépensés. Ce qui est certain, c’est que le régime macroéconomique actuel est le plus défavorable sous ce rapport : à l’inverse du fordisme, les gains de productivité ne sont plus distribués aux salariés mais remontés vers le haut de la pyramide actionnariale ; par ailleurs la tyrannie de la rentabilité financière conduit les innovations de procédé à être systématiquement envisagées comme moyen de réduction des masses salariales ; enfin l’ouverture commerciale sans régulation fait immédiatement obstacle à toute formule productivité-salaire plus favorable aux salariés. Dans ces conditions particulières, l’arrivée de l’intelligence artificielle est le plus probablement vouée à produire des effets globaux négatifs sur l’emploi, et ceci quoique il ne faut pas s’en exagérer l’importance : son périmètre d’implantation sera d’abord plus étroit, et de croissance plus lente que ne le fut en son temps l’informatisation, dont il n’a résulté, contrairement à ce qu’on redoutait alors, aucun désastre en termes de chômage – le désastre a eu lieu mais il a eu bien d’autres causes.
Si maintenant on fait une économie un peu plus politique de ce changement technique, la première chose à remarquer est que pour la première fois une innovation va s’attaquer à des emplois qualifiés, c’est-à-dire toucher des couches de population qui étaient du bon côté de la mondialisation, et vont enfin en apprécier plus directement et plus complètement les effets. Disons-le, ça n’est pas forcément une mauvaise nouvelle – en tout cas, à quelque chose malheur est bon. Je pense par exemple aux journalistes qui, majoritairement, n’ont jamais cessé de nous bassiner avec la « modernité », et vont d’un coup lui trouver une autre gueule quand on les aura remplacés par des systèmes experts – pas très chers d’ailleurs, vu ce qu’il y a à remplacer. Qui ne voit par exemple que l’automatisation d’un éditorial de Joffrin ou de Croissandeau (comme personne ne sait qui c'est, je précise qu’il est le patron de l’Obs) est tout à fait à portée de main. On se demande même s’il faut aller jusqu’à évoquer l’intelligence artificielle pour des cas de cette nature. Est-ce qu’un programme de bêtise artificielle ne ferait pas mieux l’affaire ? Mais, pourra-t-on objecter, répliquer artificiellement la bêtise, n’est-ce pas, d’une certaine manière, beaucoup plus compliqué ? Comme on voit, ce sont au moins de vastes questions technico-philosophiques que soulève ce genre de problème.
Bref, l’inférence qui emmène mécaniquement de l’innovation technologique à la raréfaction de l’emploi est douteuse en général – même si elle a des bonnes chances d’être valide dans les conditions structurelles présentes. Mais on s’en fout ! – relativement à votre question j’entends. On n’a aucun besoin de constater un effet de raréfaction de l’emploi consécutivement au développement de l’intelligence artificielle pour envisager la socialisation des moyens de production. Dont la justification, en fait entièrement politique, ne doit rien aux circonstances économiques. On entend souvent dire, et ça n’est pas faux, que la gauche peine du fait de demeurer dans un registre négatif-défensif et d’être incapable de formuler positivement une alternative globale. Or, de cette alternative globale, nous avons en fait déjà l’idée et depuis très longtemps: cette idée, c’est celle de la souveraineté des producteurs, c’est-à-dire de la pleine démocratisation de la société, à commencer par la sphère des rapports sociaux de production. C’est un projet d’une force considérable, qu’il m’a semblé tactiquement opportun de couler à nouveau dans le nom de la « république sociale ». La seule contingence qui le grève n’a rien à voir avec l’intelligence artificielle, la voiture autonome ou n’importe quel autre bidule technologique, mais avec ce mystère qu’il ne s’est pas encore trouvé de force politique significative suffisamment audacieuse pour s’en emparer et en faire l’axe majeur de sa proposition globale – n’étant pas totalement idiot non plus, je crois que j’ai quand même une petite idée à propos du « mystère »...
Vous parlez beaucoup d'économie et de finance et très peu d’écologie. Les deux sujets sont pourtant intimement liés : pouvez-vous nous expliquer quel est votre point de vue sur le sujet ?
Je pourrais vous faire une réponse formellement assez semblable à la précédente. De même qu’il n’est pas besoin d’en passer par l’intelligence artificielle pour accéder à la socialisation des moyens de production, de même il ne m’est pas nécessaire d’en passer par l’écologie pour accéder à l’idée de décroissance. Ça n’était pas exactement votre question primitive, me direz-vous. Quant à celle-ci, donc, je dirais qu’on ne peut pas être sur tous les fronts. Ce qui est aussi une manière, il faut être honnête, de recouvrir une tâche aveugle de ma sensibilité politique : longtemps je ne me suis pas saisi de cette question, et les choses qui m’ont accaparé prioritairement s’étiraient entre les deux pôles de la critique immédiate du néolibéralisme – crise financière, pouvoir actionnarial, euro –, et de la critique de plus long terme du capitalisme lui-même (pas seulement de sa forme historique particulière contemporaine, « néolibérale »). Avec… pas grand-chose pour la question écologique. C’est à l’évidence un manque, du point de vue même de la critique du capitalisme, à laquelle on peut se rendre aussi par la voie écologique. Le pire étant qu’elle pourrait même en devenir l’embrayeur politique le plus efficace – je dis « le pire » parce que je ne peux pas me défaire d’une sorte d’amertume à l’idée que le sort des hommes n’y aura pas suffi. En tout cas, il est évident que la sensibilité collective est en train de se déplacer à grande vitesse sur cette question de la dévastation du monde. Et qu’il suffit dès lors d’y ajouter un argument simple et logique pour se débarrasser des hypocrisies du « développement durable » ou du « capitalisme vert ». Quelles que soient les trouvailles du recyclage ou des économies d’énergie, l’accumulation indéfinie, c’est-à-dire potentiellement infinie, ça signifie un volume indéfini, donc potentiellement infini, de matière première à extraire et de déchets à caser quelque part. Dans un monde fini. Il y a là une contradiction rédhibitoire, fort simple à entendre, maintenant de plus en plus communément répandue, et je pense que c’est un levier politique très puissant. Donc à actionner d’urgence. L’idée que le capitalisme dévaste le monde et intoxique les gens est appelée à être de plus en plus écoutée.
Mais pour revenir au premier mouvement de ma réponse, j’ajouterais plus spécifiquement à propos de la décroissance, qui a toujours été à mes yeux un autre nom possible pour « sortie du capitalisme » (la décroissance en univers capitaliste, c’est comme un cercle carré, c’est une contradiction dans les termes), j’ajouterais, donc, que je m’y suis rendu par des voies qui n’ont rien d’écologique mais sont purement politiques, au sens le plus fondamental du terme. Plus encore qu’économique, la décroissance doit être générale, c’est-à-dire également : institutionnelle. Par des effets de division du travail et de spécialisation que Marx déjà avait entrevus, c’est la taille des institutions et des organisations qui détermine le plus sûrement les captures et l’apparition de pouvoirs séparés. La démocratisation a donc intimement à voir avec l’échelle, avec la taille – thème qui n’a rien de véritablement neuf, Rousseau lui aussi s’en était aperçu : une condition cruciale de la formation de la volonté générale, c’est que la communauté politique ne soit pas trop grande. D’où l’impératif de la décroissance politique, de la décroissance institutionnelle, c’est-à-dire de privilégier le local, la dévolution, la subsidiarité, la fédération, pour autant qu’on le puisse – car il restera toujours des questions du seul ressort de la communauté globale. Et bien sûr, cette décroissance générale a aussi – surtout – vocation à se décliner comme décroissance des organisations économiques, donc de la production.
Vous avez écrit une pièce de théâtre sur la finance, François Ruffin a fait un tabac avec Merci Patron !, cela signifie-t-il que dans la lutte contre l’hégémonie culturelle néolibérale, la gauche de rupture a gagné du terrain depuis la crise de 2008 ? Des œuvres vous ont-elles particulièrement marqué ?
C’est une évidence que la crise financière de 2008 a été un séisme d’une intensité dont on n’a pas fini de mesurer la puissance d’ébranlement dans les profondeurs de l’opinion. Fort logiquement, le monde de la création y a été sensible et s’en est emparé. On ne compte plus les œuvres de toutes sortes, films, pièces de théâtre, documentaires, BD, romans, installations, etc., qui se sont saisis de ces thèmes. Une fois dit que je suis un spectateur ordinaire sans titre particulier à donner des avis, ni encore moins de vue exhaustive de la production, qu’est-ce que je pourrais citer qui est resté dans mon souvenir ? Sans doute des choses que beaucoup connaissent et ont vues. En documentaire, à un bout de la chaîne – la macrofinance – Inside Job, et à l’autre – les luttes locales – La Saga des Conti de Jérôme Palteau ou Comme des lions de Françoise Davisse (sur les luttes respectives des Conti et des PSA Aulnay). En film de fiction, La Loi du marché – avec cette inénarrable particularité que Lindon, qui y est formidable, a deux ans plus tard dit toute son admiration pour Macron fraîchement élu, non mais on se demande parfois de quoi est fait le fromage Jockey qui sert de matière grise aux acteurs… En BD il y a avait eu l’excellent Tue ton patron de Levaray et Efix, et le non moins excellent HSE de Xavier Dorison et Thomas Allart, une dystopie comme de juste d’autant plus effrayante qu’elle nous pend au nez comme un sifflet de deux ronds. Au théâtre, j’avais beaucoup aimé le Quand je pense qu’on va vieillir ensemble des Chiens de Navarre. Il n’y a que la littérature, j’ai l’impression, qui tarde à livrer le « grand roman » du capitalisme contemporain – ça n’est pas qu’elle n’ait rien fait sur ces sujets, bien sûr, mais c’est peut-être que je lui applique un critère plus exigeant qu’aux autres… Ou, plus probablement, que je n’ai pas la vue suffisamment large du théâtre des opérations.
La rédaction