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La bonne conscience des intellectuels français

Lien publiée le 16 janvier 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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En mars 2016, Les Blancs, les Juifs et nous : vers une politique de l’amour révolutionnaire d’Houria Bouteldja paraissait aux éditions La Fabrique et provoquait une succession de polémiques parfois nécessaires mais souvent artificielles ou platement diffamatoires. Lundimatin s’en est d’ailleurs occasionnellement fait le relai en publiant cet article d’Eric Hazan ou cette critique d’Ivan Segré. Les écrits polémiques ne sont pas de la littérature ou de la philosophie que chacun peut apprécier d’une confortable distance, ils nous somment de prendre parti, d’attaquer ou de défendre. C’est bien le mérite qu’il faut reconnaître au Parti des Indigènes de la République, digne héritier en cela d’un certain trotskisme français, que de savoir opérer pour bousculer, ébranler et imposer ses termes au conflit et ses divisions au cœur du parti adverse ou à conquérir. Mais c’est une des conséquences de la politique qu’il devient à un certain point impossible de distinguer quel parti se joue de l’autre. D’un côté, le livre d’Houria Bouteldja stimule et révèle l’expression et l’assomption d’un racisme mainstream aussi décomplexé qu’effarant et glauque ; de l’autre il prétend imposer une idée de l’amour révolutionnaire aussi désirable qu’un plan quinquennal soviétique. S’il revient à chacun de déterminer la nécessité de se mêler à telle ou telle bataille, les questionnements ouverts par le conflit nous interpellent tous. C’est pourquoi nous publions cette tribune rédigée et signée par des intellectuels juifs et qui apporte un éclairage très différent à ce débat bien trop français.

Des juifs comme nous se retrouvent aujourd’hui dans une situation difficile mais intéressante. D’un côté, nous craignons le retour d’un antisémitisme déclaré, comme celui que l’on a pu observer à Charlottesville, en Virginie, quand une foule de suprématistes blancs a défilé en brandissant des flambeaux et en scandant : « Les Juifs ne nous remplaceront pas ». D’un autre côté, c’est précisément ce qui menace notre sécurité en tant que juifs – la tradition chrétienne et blanche de la haine des Juifs – qui est utilisé contre nous lorsque nous soutenons que l’occupant colonial, Israël, ne nous représente pas.

De la France, où l’appel au boycott, au désinvestissement ou aux sanctions contre Israël est érigé en délit, jusqu’aux États-Unis, où nos collègues sont chassés des universités pour avoir osé parler des crimes associés au colonialisme israélien, les juifs antisionistes sont menacés. Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a osé dire à tous les Juifs que c’est « en tant que représentant de tout le peuple juif » qu’il s’est rendu à Paris après l’attentat contre Charlie Hebdo. Notre droit de vivre librement en diaspora est attaqué à la fois par le suprématisme chrétien et par le suprématisme sioniste.

Il y a toujours eu une bonne et une mauvaise façon d’être juif en diaspora. L’historien Enzo Traverso l’a bien dit lorsqu’il a écrit en 1996 que « l’émancipation » des Juifs de France a été une « révolution par le haut ». Pour les juifs ashkénazes orthodoxes, l’émancipation révolutionnaire n’a pas été synonyme de liberté. Contraints de s’assimiler, les juifs n’ont pas été les sujets mais les objets de leur émancipation.

Aujourd’hui encore, il y a une bonne et une mauvaise manière d’être juif, qui nous sont toujours dictées par les agents de la suprématie blanche. Les juifs doivent être du côté de l’État, oublier que l’antisémitisme a été fondamental pour la naissance de la modernité européenne et associer cet antisémitisme exclusivement aux musulmans et au monde islamique. Mais la seule façon de comprendre l’antisémitisme est de considérer la place qu’il occupe dans l’archipel racial. C’est la manière dont l’antisémitisme est lié au racisme anti-noir, au colonialisme racial et à l’islamophobie qui permet de comprendre à la fois sa capacité à se métamorphoser au fil du temps et sa cooptation par les élites blanches dans la promotion de leur propre domination raciale.

Ces problèmes sont indissociables du cas de Thomas Guénolé, membre de la France Insoumise, le principal parti d’opposition de gauche en France. Guénolé a accusé Houria Bouteldja –membre du mouvement décolonial intitulé « Parti des Indigènes de la République » (PIR) –d’antisémitisme, de misogynie, d’homophobie et de racisme. Pour quiconque a lu le livre de Boutledja, Les Blancs, les Juifs et nous : vers une politique de l’amour révolutionnaire, publié en traduction anglaise par Semiotexte avec une préface du célèbre intellectuel américain Cornel West1, ce sont des accusations scandaleuses.

Le cas de Thomas Guénolé nous concerne en tant que juifs antiracistes et anticolonialistes, car il représente une inquiétante tendance de la pensée politique de gauche, particulièrement en France. L’attitude hypocrite et moralisatrice de Guénolé montre que cet intellectuel public français ne comprend ni le racisme ni l’antisémitisme. Son attitude s’oppose à notre objectif qui est de définir et de lutter contre l’antisémitisme et, plus largement contre le racisme. Comme beaucoup d’autres partisans d’un « d’antiracisme universaliste » impérieux à la française, Guénolé choisit de mal lire le livre d’Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous, et notamment d’ignorer son appel à une « politique de l’amour révolutionnaire ». Ceci est probablement dû au fait que son intérêt pour le racisme et l’antiracisme est purement académique. Il semble connaître les faits et les chiffres sur le bout des doigts, mais son incapacité ou sa mauvaise volonté à comprendre ce que signifie le rejet s’exprime clairement dans la manière dont il recourt au discours de l’inclusion comme à une panacée contre la discrimination ou ce qu’il appelle, dans sa conférenceTED, « l’injustice ».

Plus que tout autre, le texte de Bouteldja va au cœur de la profonde rupture qui s’est créée, après la Shoah, entre les Juifs et les autres peuples racisés, et qui a été cimentée par la naissance de l’État sioniste d’Israël afin de blanchir l’histoire européenne de la haine des juifs. Pourquoi l’Occident insiste-t-il pour faire de la Shoah la quintessence des crimes racistes, refusant de reconnaître qu’elle prend place de manière cohérente au sein de tout un écosystème racial et colonial ? Alors que les crimes du colonialisme étaient externalisés du fait de la géographie ou du statut d’inhumanité conféré à ceux que les grands « découvreurs » avaient « indigénisés », la Shoah a eu lieu sur le sol européen, s’attaquant à des gens avec qui des chrétiens blancs dînaient et dansaient, dont ils lisaient les livres et dont ils partageaient la couche.

Bien sûr, le discours même de l’urbanité de la judaïcité européenne est fondé sur une division racialisée entre Orient et Occident et entre laïcité et religiosité. C’est la même logique qui pousse Thomas Guénolé à implorer la société française d’apaiser son rapport aux « jeunes des banlieues ». Dans la tradition bien établie de la sociologie blanche des « relations raciales » qui remonte à l’École de Chicago, Guénolé veut que nous sachions que la grande majorité des musulmans sont des gens ordinaires « comme nous », qui ne demandent rien d’autre que l’égalité des chances dans la vie. Pour nous réconforter, il nous dit que 85% des femmes musulmanes ne portent pas le voile. Nous devrions tous écouter du rap, parce que c’est de la vraie poésie, qui vaut celle de Rimbaud.

Puisque Guénolé aime la poésie parlée (« spoken word »), nous l’invitons à écouter les paroles du poète slam musulman Suhaiymah Manzoor-Khan, dans un poème intitulé « Ceci n’est pas un poème humanisant ». Ce qu’elle veut écrire, dit-elle, ce n’est pas un poème qui montrerait aux gens que les musulmans sont des gens comme eux ; ça, c’est « le poème auquel [elle a] été réduite ». Au lieu de cela, elle adjure,

« Aimez-nous quand nous sommes paresseux
Aimez-nous quand nous sommes pauvres...
Quand nous sommes misérables
Suicidaires
Nus et ne contribuant à rien
Aimez-nous alors ».

Voilà en quoi consiste une politique antiraciste décoloniale : renverser des siècles d’injustice, et non adopter une posture de supériorité morale sans prendre en compte sa propre complicité dans la création d’une hiérarchie entre le bon antiraciste (universaliste, laïque, patriotique) et le mauvais antiraciste (anticolonialiste et désirant l’abolition de la blanchité).

Frantz Fanon, que Guénolé ne semble pas juger important pour interpréter le racisme, malgré l’écho grandissant des mots qu’il écrivait il y a près de soixante-dix ans, avait prédit l’échec de l’antiracisme blanc tel qu’il est représenté aujourd’hui par Thomas Guénolé. Et de la même manière qu’on accuse aujourd’hui Houria Boutledja, Fanon avait lui aussi son détracteur (déguisé en ami) sous la figure de Jean Paul Sartre. Sartre accusait en effet les défenseurs de la négritude de « racisme antiraciste », nous gratifiant ainsi de la fiction du « racisme universel » et pavant la voie au nouveau péché cardinal : le « racisme anti-blanc ».

Il est assez stupéfiant que, pour nous défendre du fléau de l’antisémitisme, Guénolé s’appuie sur le mensonge du « racisme inversé ». Il existe aujourd’hui deux formes principales d’antisémitisme, des formes qui tendent à se rapprocher rapidement et de façon alarmante. La première est la vieille haine des Juifs, que l’on observe dans la confiance croissante de l’extrême droite en Europe, en Amérique du Nord et en Australie. La seconde est l’antisémitisme du sionisme qui veut obliger tous les juifs à s’identifier à Israël. La complicité entre ces deux tendances antisémites se fonde, d’une part, sur une base commune d’islamophobie et de racisme (notamment, aujourd’hui, à l’égard des réfugiés). La seconde se fonde sur l’objectif partagé par l’État israélien et par les extrémistes d’extrême droite, et qui consiste à souhaiter que tous les juifs quittent la diaspora pour vivre sur les terres palestiniennes occupées.

Quand Thomas Guénolé cherche à nous défendre en qualifiant Houria Boutledja d’antisémite et de raciste, il fait de nous un ennemi. Le livre de Houria Bouteldja déplore le passé commun disparu des juifs et des musulmans de son Algérie natale ; c’est l’expression d’un deuil de ce qui aurait pu être si la colonisation française n’avait pas creusé à un abîme entre ces deux groupes d’indigènes, dans une stratégie consistant à « diviser pour régner ».

Malgré tout, il y a toujours eu une histoire de lutte radicale juive, d’abord contre la tentative de nous assimiler de force et, plus tard, contre la tentative de nous anéantir, de nous renvoyer de la diaspora et de nous obliger à combattre ceux avec lesquels nous sommes cependant identifiés. Cette lettre ne s’adresse pas seulement à Thomas Guénolé pour lui dire : vous n’êtes pas de notre côté ! Il s’adresse aussi aux autres juifs : la liberté ne passe ni par la domination ni par la cooptation. Ce n’est qu’en nous tenant aux côtés de ceux dont la sororité et la fraternité nous ont été volées que nous avons une chance de survie.

Alana Lentin (professeure adjointe d’analyse culturelle et sociale, université de Western Sydney), Haim Bresheeth (chercheur, SOAS, Londres), Ilan Pappé (historien), Seth Linder (écrivain, Rostrevor, Irlande du nord, membre de Jewish Voice for Just Peace Ireland), Adi Ophir (professeur émérite, université de Tel Aviv ; professeur invité, Institut Cogut pour les Humanités et Programme d’Études du Moyen-Orient, université Brown), Sylvere Lotringer (éditeur, Sémiotext(e)), Ella Shohat (professeure, New York University), Liliana Cordova-Kaczerginski (co-fondatrice d’IJAN et fille d’un poète résistant du ghetto de Vilnius), Dr. Laurence Davis (chargé d’enseignement, Cork, Irlande), Hector Grad (professeur adjoint en anthropologie sociale, Université Autonome de Madrid), Dr. Claudia Prestel (Professeur adjoint, Grande Bretagne), Dr. Ronit Lentin (professeure de sociologie à la retraite, sociologie, Trinity College, Dublin), Sarah Schulman (professeure distinguée, City University of New York), Mireille Fanon Mendès-France (présidente de la Fondation Frantz Fanon), Joëlle Marelli (traductrice, ancienne directrice de programme au Collège international de philosophie, Paris), Gil Anidjar (professeur, Département de Religion et Département d’Études du Moyen-Orient, de l’Asie du sud et de l’Afrique, Université Columbia), Ariella Azoulay (professeure de culture moderne et de médias et littérature comparée, Brown University), Michelle Sibony (membre de l’Union juive française pour la Paix, Paris), Eric Hazan (éditeur, Paris).