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L’écologie peut-elle se passer d’une critique du capitalisme ?

écologie

Lien publiée le 21 janvier 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://grozeille.co/lecologie-se-passer-dune-critique-capitalisme/

Entretien avec Armel Campagne pour "Le Capitalocène" (éd. Divergences)

Dans cette contrée lointaine et mal connue qu’est notre « environnement », il paraît que rien ne va plus. Heureusement, les plus fins observateurs nous tiennent quotidiennement au courant. Par exemple, les journalistes s’affolent que les trois dernières années soient parmi les plus chaudes jamais enregistrées et que les émissions de CO2 repartent à la hausse ; la communauté scientifique s’agite d’autant plus que ses cris d’orfraie demeurent sans effet ; les biologistes terrifiés regardent s’accélérer la sixième extinction de masse. Partout, l’on commence à subodorer que la réponse humaine au désastre en cours, sous la forme de grandes conférences internationales (COP), est d’une inutilité parfaite.

Dans le vacarme et l’urgence qui entourent la question écologique, il s’agit pour bien agir de bien distinguer la cause de nos problèmes, afin d’identifier des cibles logiques. Armel Campagne, un jeune historien, vient justement de faire paraître ses recherches sur le Capitalocèneaux éditions Divergences. L’idée est simple : le dérèglement climatique, dû aux pollutions émises par l’extraction et la consommation d’énergies fossiles, n’est pas séparable de l’émergence d’un régime social et économique particulier, le capitalisme. Historiquement, le lien saute aux yeux : le dérèglement climatique comme le capitalisme apparaissent aux 18-19ème siècles, à partir de la révolution industrielle anglaise. Après avoir lu cet excellent bouquin, nous avons donc souhaité rencontrer Armel Campagne, qui a très aimablement accepté, pour creuser avec lui cette question cruciale : l’écologie peut-elle se passer d’une critique du capitalisme ?

Le Capitalocène, par Armel Campagne, éd. Divergences

Comment tu en es venu à te préoccuper d’écologie ?

J’ai commencé mon parcours « militant » par l’écologie, par ce qu’on appelle « la décroissance ». C’est par ça que j’ai commencé à réfléchir de manière critique sur la société capitaliste. J’ai été de tendance libertaire dans un premier temps, et je suis venu à Marx plus tard. Puis en fonction des périodes, mon intérêt pour ces questions écologiques varie, car il n’y a pas que ce sujet-là qui m’intéresse. La question de l’écologie est revenue quand je me suis intéressé à la critique dite « anti-industrielle », que je voulais aborder avec les lunettes de la critique de la valeur et de Marx. Et donc j’ai rencontré par ce biais Christophe Bonneuil [historien des sciences, auteur de L’événement anthropocène (Seuil, 2016)], qui s’intéressait un peu à la critique de la valeur. Dans le cadre de son Master, il m’a proposé d’écrire sur le Capitalocène, que je voulais travailler dans l’optique de la critique de la valeur.

[Note : Pour nous comme pour Armel Campagne ou Andreas Malm, le terme « capitalocène » est bien plus approprié que le vague « anthropocène », qui a le défaut majeur de faire de la nature humaine (anthropos) le sujet de l’histoire, alors que vraisemblablement « l’homme » a existé avant d’avoir son ère géologique à lui. Par contre, une certaine configuration des rapports humains, le capitalisme, c’est-à-dire le mode de production et de socialisation qui naît non du fait de « l’homme », mais de certains hommes (Anglais, riches) à une certaine époque (XVIIIe), semble beaucoup plus indiqué comme origine des bouleversements climatiques, géologiques et biologiques les plus importants que nous vivons depuis 200 ans1. Les explications dans la suite de l’entretien.]

Panneau artistique à la Edge Hill University.

La force de ton analyse est d’allier la critique anticapitaliste et la critique écologique. Souvent les deux sont séparées, et cela fâcheux puisqu’elles se renforcent mutuellement : la critique du capitalisme évite à l’écologie de tendre vers l’odieux développement durable, et la critique écologique montre que le capitalisme est en marche vers son suicide. Pour prouver leur indissociabilité, il est primordial d’associer capitalisme et crise écologique, et c’est ce que tu cherches à faire avec l’expression de « capitalisme fossile ». Tu montres que capitalisme et énergies fossiles sont indissociables historiquement, et que les émissions de CO2 sont corrélées avec l’essor du capitalisme industriel. Peux-tu revenir sur cette démonstration historique : il n’est pas évident que le capitalisme (un mode de production) est forcément associé aux énergies fossiles ?

Ma thèse générale, que je reprends à Moishe Postone, proche de la critique de la valeur, c’est que l’industrie est « la matérialisation adéquate du processus de valorisation capitaliste ». L’idée est, plus précisément, que les énergies fossiles ont été matériellement les plus adéquates à la logique du capitalisme. Un historien du capitalisme fossile, Andreas Malm, a montré que les machines vapeur et l’énergie qui les alimente, le charbon, ont été les plus adéquats pour les besoins des capitalistes anglais au début du XIXème siècle. Les causes de ce passage aux énergies fossiles sont multiples, elles ne sont pas purement « économiques » ou techniques, mais dépendent aussi et surtout des rapports sociaux.

Andreas Malm montre que la limitation de la journée de travail à 13h30 en 1833 et d’autres lois analogues en 1847-1850 ont poussé les capitalistes à l’utilisation de machines-vapeur. En réponse à l’impossibilité d’augmenter la survaleur en augmentant le temps de travail, il a fallu augmenter la productivité du travail et accélérer la production. D’un point de vue « technique », la machine-vapeur s’est donc présentée comme la plus adéquate, parce qu’elle permet de s’abstraire des contingences des cycles naturels, contrairement aux machines propulsées à l’aide de l’énergie hydraulique, et donc dépendantes du cycle de l’eau. Avec l’énergie fossile, les capitalistes peuvent choisir directement quand ils activent leurs machines et à quelle vitesse. L’énergie hydraulique rendait les capitalistes dépendants des cycles naturels, mais jusqu’en 1833, ils avaient la possibilité de compenser, si le processus de production n’avait pu avoir lieu que 6 heures pendant une certaine période, par des journées de 18 heures à une autre période. Mais avec cette loi, c’est devenu interdit sous peine d’amendes, et donc pratiquement compliqué.

Manchester en 1840, par Edward Goodall (1795-1870).

Les énergies fossiles leur ont donc permis de s’abstraire de la temporalité et de la spatialité des cycles naturels : en effet, une fabrique impulsée à l’aide d’énergies fossiles, contrairement à une fabrique propulsée par de l’énergie hydraulique, peut être localisée dans les villes, où il y a une « armée de réserve industrielle » (Marx) aux salaires très bas et qu’on peut facilement renvoyer. Et même plus largement, l’énergie fossile peut être transportée un peu n’importe où sur la planète, du moment qu’il y a des infrastructures adéquates. L’usage des machines fonctionnant à l’aide d’énergies fossiles s’est donc progressivement généralisé. En outre, les machines-vapeur ont aussi permis aux capitalistes de se débarrasser des ouvriers les plus revendicatifs et les plus qualifiés, en les remplaçant par des machines et du travail déqualifié (et donc moins payé et plus facilement remplaçable). À partir d’une certaine phase de l’industrialisation capitaliste, la machine-vapeur et le charbon sont donc devenus plus adéquats aux besoins du capital que l’énergie hydraulique, qui était jusque-là la plus utilisée.

Le pétrole, bien que j’ai moins étudié la question, me paraît encore plus matériellement adéquat à un capitalisme plus développé. Notamment parce que si les voitures devaient être rechargées au charbon, ça marcherait moins bien… Blague à part, le pétrole est plus adéquat à un capitalisme qui a connu une accélération de ses flux, et surtout de ses redéploiements spatiaux. En effet, il y avait avec le charbon encore un lien spatial entre les lieux de production de charbon et les lieux d’usage, même s’il y avait une déconnexion déjà beaucoup plus forte qu’avec les systèmes hydrauliques les plus sophistiqués. L’industrialisation en Angleterre s’est faite principalement, et pas par hasard, dans des zones proches de mines de charbon. Alors qu’avec le pétrole, les oléoducs, les tankers, etc., là c’est sûr que le capital est encore plus indépendant spatialement du lieu de production énergétique. Ce qui fait que les principaux lieux de production de pétrole sur la planète ne sont pas les lieux les plus industrialisés. Au contraire, la localisation des mines de charbon restait un paramètre important dans l’industrialisation au XIXème siècle, notamment en France.

Avec le pétrole, un nouveau palier est franchi. D’une part, le capitalisme s’abstrait des contraintes géographiques, des lieux d’extraction énergétique. Et d’autre part, le pétrole est aussi une énergie plus adéquate à l’accélération des flux du capitalisme. C’est la théorie de Timothy Mitchell : le pétrole, en déliant les lieux d’extraction énergétique et les lieux de consommation, a aussi affaibli le mouvement ouvrier. Même s’il y a un mouvement ouvrier lié au pétrole, malgré tout, de grandes grèves générales comme en Angleterre en 1842, où les mineurs et les ouvriers ont pu stopper en même temps la production, seraient beaucoup plus compliquées à mettre en place aujourd’hui. On n’imagine guère des formes de grève synchronisées dans l’industrie automobile aux Etats-Unis et au Japon, et dans telle raffinerie ou lieu d’extraction en Arabie Saoudite.

La raffinerie de Jubail (Total), en Arabie saoudite

Après, il y a aussi l’histoire du nucléaire, qui est certes théoriquement la matérialisation la plus adéquate de la logique du capitalisme technoscientifique, mais qui en même temps marche quand même moins bien en pratique que les énergies fossiles : le capitalisme ne s’est pas reconfiguré autour du nucléaire dans les années 60, car cette énergie pose plein de problèmes d’un point de vue capitaliste (pas seulement d’un point de vue environnemental). Notamment parce que le nucléaire est lié à des infrastructures et des investissements nécessitant des investissements colossaux et des consignes de sécurité très contraignante, ce qui fait que le nucléaire est très lié à l’État.

Pour résumer, donc, il y a un caractère matériellement adéquat des énergies fossiles : elles permettent d’accélérer le processus de production et de l’abstraire des contraintes spatio-temporelles des cycles naturels. Et à partir de ce moment-là, il y a une forme de pass dependency, de lock-in technologique, qui fait que le capitalisme s’est embarqué sur cette structuration énergétique jusqu’à aujourd’hui où les énergies fossiles représentent environ 80% de son assiette énergétique à un niveau mondial.

Répartition de la consommation d’énergie finale dans le monde en 2006 (Source : DGEMP)

Qu’est-ce qui te fait penser que capitalisme et énergies fossiles sont forcément associés et qu’ils le seront forcément à l’avenir ? Tu parles de deux impasses : le capitalisme vert et la planification écologique. Que répondre d’abord à ceux qui diraient qu’un capitalisme « vert » est possible ? Pourquoi le capitalisme est-il « coincé » ?

Ces questions constituent l’objet de certaines réflexions, notamment celles de Daniel Cunha. Est-ce qu’un capitalisme basé sur les énergies renouvelables serait quand même possible ? Tout d’abord, on peut constater qu’actuellement, les énergies renouvelables sont installées sous la forme d’additions énergétiques, et non d’une transition énergétique. Les énergies renouvelables s’ajoutent aux énergies fossiles déjà existantes, elles ne les remplacent pas, et la consommation d’énergies fossiles continue ainsi d’augmenter. Donc, effectivement, la part relative des énergies fossiles dans l’assiette énergétique du capitalisme mondial devrait diminuer au fur et à mesure des années, mais ça sera une diminution relative masquant une augmentation absolue de la consommation énergétique d’énergies fossiles.

D’autre part, le désavantage des énergies renouvelables, c’est qu’elles ne sont pas très profitables, qu’elles ne sont pas très adéquates à la logique de profit du capital, dans le sens où elles demandent des investissements lourds au début et qu’elles rapportent un profit faible. Elles pourraient avoir un intérêt pour un capitalisme d’État – encore qu’il resterait le problème de l’inégale localisation des métaux rares2, aujourd’hui produits à 95 % en Chine, et indispensables notamment aux panneaux solaires –, si le but est uniquement de générer de l’énergie pour les autres industries ; mais pour faire du profit, ça ne semble pas très adéquat. Ce n’est pas un secteur susceptible de générer beaucoup de survaleur, au contraire du secteur des hydrocarbures.

Ce qu’on voit pour l’instant, et ce qui est donc le plus probable à l’avenir, c’est que les énergies renouvelables vont pour l’essentiel s’additionner aux énergies fossiles, et que ce sont plutôt les États qui vont investir dans des grosses infrastructures d’énergies renouvelables, pas dans une logique de profit, et peut-être à perte. Un peu d’une manière analogue au nucléaire français.

Additions énergétiques dans l’histoire du capitalisme (Wikipédia)

Tu penses donc qu’il ne pourrait pas y avoir une restructuration du capitalisme autour des énergies renouvelables ?

Je ne pense pas que ça soit exclu, mais toutefois je pense qu’il ne pourrait pas y avoir de reconfiguration massive sans que la forme du capitalisme change à un niveau mondial, et qu’on en arrive à un capitalisme beaucoup plus étatisé. Mais il ne me semble pas qu’on va vers là pour l’instant, le capitalisme privé étant une forme prédominante. Par contre, au niveau de certains États, il peut y avoir de fortes additions d’énergies renouvelables, voire un début de transition énergétique. Je pense que ça se limitera à des États comme la Chine, la France, la Suède.

Ce que dit Andreas Malm, c’est que le capital se déplace de toute façon là où l’énergie nécessaire aux industries coûtera le moins cher. Tant qu’on est dans un capitalisme mondial qui fonctionne de manière concurrentielle, même si la Suède réussit sa transition énergétique, et même si la Chine décide d’investir massivement dans les énergies renouvelables, les standards environnementaux deviendront trop coûteux et le capital se déplacera au Bangladesh, au Vietnam ou un pays analogue. Après c’est vrai que le capital mondial a l’air relativement déterminé à faire de petits efforts sur le dérèglement climatique, c’est pour ça que même des industriels américains ont râlé quand Trump a dit qu’il s’en foutait des accords de Paris. Mais après, de quelle ampleur seront ces efforts ? Sachant qu’il y a une forte inertie du capitalisme mondial, une dépendance gigantesque aux énergies fossiles, les mesures prises en faveur des énergies renouvelables entraîneront peut-être une diminution relative, mais ont peu de chance de contrecarrer la tendance mondiale actuelle, laquelle va vers un désastre climatique.

Scénarios du GIEC en 2013. Les dernières estimations du scénario « tendances actuelles » (ni pessimiste, ni optimiste) nous emmènent bien au-dessus du seuil de la hausse de 2°C prévue par les accords de Paris. Voir l’article « Seulement 5 % de chances de limiter le réchauffement climatique à 2 °C » (Le Monde).

Après, peut-être que dans 20 ans on sera dans un capitalisme complètement vert, mais j’ai un peu de mal à y croire. On en parle quand même depuis 40 ans de cette transition énergétique du capitalisme, des énergies renouvelables, et ça va très lentement. D’un autre côté, le capitalisme est structurellement lié aux énergies fossiles depuis plus de 200 ans. Si jamais tout cela devient obsolète dans 20 ans, il restera néanmoins d’autres très bonnes raisons d’en finir avec le capitalisme, d’ailleurs pas forcément liées à l’écologie.

Tu nommes une autre impasse, après le capitalisme vert : la planification de la crise écologique, qui est notamment la solution proposée par Andreas Malm. En gros, il faudrait prendre le contrôle de l’État, car c’est le seul outil à la mesure du problème écologique, le seul lieu d’où l’on pourrait amorcer une transition écologique. C’est pour lui une question d’échelle : on ne fermera pas les puits de pétrole ni les centrales nucléaires sans des techniciens, sans le contrôle de l’État. Pourquoi la transition pilotée par l’État ne te paraît ni envisageable ni souhaitable ?

On ne peut pas répondre grand-chose à la solution d’un État mondial – je dis « mondial » car s’il y en a plus qu’un, son économie devra impérativement rester compétitive, ce qui implique vraisemblablement une consommation forte d’énergies fossiles, et donc un échec prévisible de toute « planification écologique » – du point de vue de son efficacité énergétique, du moins en théorie, même si on peut objecter qu’historiquement l’État lui-même a été très énergivore. Je pense que la réponse doit surtout être politique : est-ce qu’on a envie d’un capitalisme d’État bureaucratique, autoritaire et centralisé pour régler les problèmes écologiques ? Andreas Malm semble le croire, et contre cette option il faut relire toute la critique du capitalisme d’État et de l’URSS. En fait, je ne sais même pas si c’est concevable, si ça peut vraiment fonctionner aujourd’hui. Il faudrait une révolution mondiale avec un pouvoir d’État mondial. C’est difficilement imaginable, et ce n’est même pas souhaitable. Andreas Malm a une vision très programmatiste de la révolution et de l’organisation de ce qu’elle sera, mais cela se heurtera probablement aux mêmes impasses que l’URSS, à cause de la logique autoritaire sous-jacente.

Sur la seule question du dérèglement climatique, on peut imaginer que la planification étatique à la Malm pourrait peut-être s’avérer une solution partiellement efficace. Après ce serait une solution catastrophique sur tout le reste : il faut voir le livre de James C. Scott, Seing like a State [Voir avec les yeux de l’Etat], où il montre que la logique technocratique, lorsqu’elle est appliquée à la foresterie par exemple, produit des résultats catastrophiques, car il y a non-identité entre les schémas gestionnaires « scientifiques » et la réalité des écosystèmes particuliers. Et clairement, Malm n’est pas du tout critique de cette vision technocratique. Lui et d’autres théoriciens comme Daniel Cunha ont une vision cybernétique dans laquelle la nature peut être intégralement gérée de façon techno-scientifique, informatique même. Il y a fort à parier que pour gérer les conséquences locales du dérèglement climatique, la logique technocratique sera peu efficace, et qu’elle produira les mêmes problèmes qu’on a vus les deux derniers siècles en cette matière.

Une forêt opaque (à gauche) vs. une forêt transparente et « scientifique » (à droite). La première vit, la deuxième est morte.

Reste qu’il est difficile de se positionner entre une critique anti-industrielle qui va trop loin sur certains aspects et un vieux techno-prophétisme marxiste qui est complètement périmé. C’est un problème à soulever. Il ne s’agit pas d’une question centrale du livre, mais effectivement la question des technosciences et de la rationalité instrumentale pose problème.

Ce qui est ennuyeux, c’est que seule une abolition mondiale des rapports capitalistes peut fournir une véritable solution aux problèmes écologiques. Des problèmes écologiques locaux peuvent clairement être réglés par des ZAD, par des luttes locales, dans le cadre global de la société capitaliste. Mais un problème aussi large que celui du dérèglement climatique, qui est un problème global, ne peut se régler qu’au niveau global. Alors, les différentes solutions qu’on nous propose, c’est la géo-ingénierie (un fantasme techno-prophétique), le capitalisme vert (ça parait ne pas trop devoir marcher), la planification écologique à la Malm (peu souhaitable), et une révolution anti-autoritaire mondiale. Bien sûr, en attendant, il ne faut pas se tourner les pouces. Ça dépend vraiment de quel problème écologique on parle : le dérèglement climatique stricto sensu, je ne vois pas comment on pourrait le résoudre à une échelle locale. Par contre, pour des problèmes liés à l’érosion des sols, à l’artificialisation des terres, la conflictualité à l’intérieur de la société capitaliste peut suffire. Mais je ne pense pas que des ZAD suffiront pour résoudre le problème du dérèglement climatique…

Florilège signalétique autour de Notre-Dame-des-Landes.

La critique du capitalisme est au cœur de ton analyse. Force est de constater que le terme est généralement utilisé avec très peu de rigueur, et qu’on ne sait pas toujours bien ce qu’on désigne par là. Ce qui n’est pas ton cas. Comment définirais-tu le capitalisme, quels sont ses traits distinctifs ?

J’appréhende la question de manière historique, notamment à travers la question de l’émergence du capitalisme. Je rejoins assez largement sur ce point le courant du « marxisme politique », même si je ne partage pas du tout leurs conclusions politiques (ils sont plutôt trotskistes). À mon sens, on peut parler de société capitaliste à partir du moment où il y a 3 choses :

  1. Une dépendance généralisée des acteurs sociaux, toutes classes confondues, au travail au sens capitaliste, c’est-à-dire à la vente ou à l’achat de la force de travail. Les classes dominées sont contraintes de louer leur activité (à l’instar des ouvriers) ou de vendre l’essentiel de leur production (à l’instar des artisans et des agriculteurs), les classes dominantes pour leur reproduction matérielle doivent acheter du travail salarié et lui faire produire des marchandises de manière profitable. Ça c’est quelque chose qu’on observe qu’en Angleterre à partir du 17-18ème siècle, alors qu’en France on n’est pas encore dans ce schéma à cette époque.
  2. Deuxième trait caractéristique : une dépendance généralisée des acteurs sociaux par rapport au Marché. C’est-à-dire que même les classes dominantes dépendent avant tout pour leur reproduction matérielle non pas d’une logique d’extorsion de type féodal, tributaire, etc., mais dans le cas des landlords anglais, de la location de leurs terres à des fermiers qui produisent de manière compétitive, et qui dégagent pour ces propriétaires capitalistes une rente qui dépend des prix du marché, du rapport de classes. Pour ce qui est des classes dominées, cette dépendance se manifeste par une absence de moyens d’auto-subsistance, de reproduction matérielle autonome ; et donc une nécessité d’acheter au Marché leur nourriture, leurs vêtements, etc.
  3. Troisième caractéristique : cette dépendance des acteurs sociaux au travail et au Marché (et aux autres catégories du capitalisme évidemment : au capital, à l’argent, etc.), elle prend place dans une certaine unité des rapports économiques, avec au minimum une forme de libéralisation interne de l’économie : abolition des corporations, des barrières douanières, des monopoles, bref des obstacles au Marché concurrentiel auto-régulé. Sont supprimées tout un tas de choses qui sont des freins à cette caractéristique du capitalisme qu’est la « compulsion de croissance » : l’ensemble des acteurs sociaux sont forcés d’améliorer la productivité du travail du fait d’une concurrence généralisée. Cette logique de contrainte impersonnelle, la compulsion de croissance, entraîne des crises cycliques, et donc une dynamique contradictoire du capital.

Je dirais que c’est ça les trois caractéristiques du capitalisme, car je trouve que la plupart des autres définitions qui sont souvent avancées sont imprécises. Par exemple, le profit, comme simple gain, c’est clairement quelque chose qu’on retrouve avant, le commerce, la monnaie aussi. Ce ne sont pas des caractéristiques suffisamment distinctives, et qui d’ailleurs sont incapables de saisir les spécificités de ce qu’on vit depuis environ deux siècles. Ainsi, on tombe vite dans une définition smithienne du capitalisme : la division du travail, le commerce, le profit, l’innovation, etc. Finalement, une définition si générale qu’on ne voit pas ce qu’est le capitalisme. L’intérêt avec ledit « marxisme politique », c’est qu’il s’agit de la seule historiographie marxiste qui cherche à historiciser le capitalisme, et par-là même à le dénaturaliser. Car le capitalisme n’est pas partout et de tout temps. Si on a une définition un peu lâche du capitalisme en termes de profit, de commerce, on peut faire remonter ça à la Mésopotamie, le troc, etc. Et puis là on n’en finit plus.

Pour de longs bonus sur l'histoire du capitalisme, n'hésitez pas à dérouler ce 'spoiler'

Pourrait-on voir ton livre comme un bon argument contre une écologie qui ne serait pas anticapitaliste et révolutionnaire, contre une écologie qui situe la solution dans les comportements individuels de consommation (couper les robinets, éteindre les lumières, ne pas manger de viande, recycler, zéro déchet, etc.) ?

L’idée du Capitalocène et la théorie du capitalisme qui va avec est évidemment dirigée contre ce genre d’écologie. J’ai choisi de parler des causes historiques du dérèglement climatique car c’est un problème qui est assez reconnu, qui interpelle les gens, et qui est relativement facile à comprendre pour un non-scientifique comme moi. Le lien entre l’essor du capitalisme et des énergies fossiles est très facilement démontrable : c’est la dynamique du capitalisme qui entraine le dérèglement climatique. Un des aspects intéressants du concept de « Capitalocène » est qu’il raccroche les problématiques anti-capitalistes à une écologie qui est globalement très loin de ce genre de préoccupations, qui pense en termes de consommation, de petits choix individuels, et qui finalement conduit à l’impuissance. Car chacun prend individuellement le fardeau du dérèglement climatique et de l’érosion des sols, sachant que ça conduit au pire à des choix extrêmes qui ne changent pas grand-chose et peuvent pourrir l’existence, ou alors au mieux à se donner bonne conscience et n’avoir finalement aucun impact significatif.

À mon avis, l’idée de Capitalocène est intéressante pour les écologistes car elle permet de prendre conscience que les luttes écologistes, sans une critique et une attaque du capitalisme, sont vouées à se fourvoyer. Ce concept permet de montrer que même une question aussi mainstream que le dérèglement climatique, il y a moyen de la rattacher à une critique du capitalisme. Le livre fait le pari inverse de quelqu’un comme Philippe Pelletier, un géographe anarchiste, qui considère que cette histoire de dérèglement climatique est une vaste fumisterie (j’exagère beaucoup) dont les anticapitalistes devraient s’éloigner pour revenir aux vraies luttes sociales. Peut-être que dans 30 ans le capitalisme sera intégralement vert et ne produira plus une once de CO2, et dans ce cas-là on pourra mettre mon livre aux poubelles de l’histoire, mais aujourd’hui les problèmes climatiques qu’engendre le capitalisme sont un angle d’attaque, même si ce n’est pas le plus évident pour opérer une transformation sociale. Pour ça, il vaut mieux des luttes écologiques plus locales, ou des luttes sur d’autres sujets.

Je pense que, malgré tout, la question du dérèglement climatique peut être utile pour faire venir des écologistes à la critique du capitalisme. Enfin, disons que souvent en écologie, soit c’est trop vaste, l’ennemi est « la civilisation », et donc on va vers un anarcho-primitivisme qui est intéressant écologiquement, mais qui est voué à rester très minoritaire, ou alors soit c’est trop restreint, on va au supermarché bio, et ça ne règle pas le problème écologique. J’ai l’impression que le Capitalocène permet de dresser des passerelles entre des militants anticapitalistes préoccupés par des questions plus sociales, et des écologistes qui se préoccupent de leur consommation.

Et ton bouquin permet donc de les radicaliser ?

Voilà !

Spoiler title

Ce serait quoi pour toi les modes de résistance les plus adéquats, si ce n’est pas prendre des douches plus courtes et acheter des courges aux AMAP ?

Je pense que les luttes de type ZAD sont les plus intéressantes, car déjà il y a une efficacité directe : on préserve directement des milieux de vie particuliers. Elles ont aussi l’avantage de gripper concrètement les mécanismes du capitalisme : empêcher un projet d’aéroport a quand même un impact plus fort que de diminuer sa consommation d’eau ! Pareil pour des choses comme Bure, la ZAD de Roybon, etc. Aujourd’hui, les luttes territoriales me paraissent ce qu’il y a de plus efficace. Après, la limite que je verrais avec la stratégie des ZAD, c’est que ça ne résolve pas les problèmes écologiques globaux, il faudrait une lutte bien plus vaste. Et puis, la sortie du capitalisme ne peut pas s’opérer par une multiplication des ZAD, car si cela advenait, le niveau de répression serait vraisemblablement beaucoup plus élevé. Et troisièmement, il ne faut pas que la ZAD devienne la seule forme de lutte.

Sans tomber dans les guéguerres de milieu, il me semble que les tensions autour des ZAD viennent de l’idée que c’est devenu « la » forme de lutte, et que les autres formes de lutte sont devenues un peu has been, genre les grèves. Or, ce sont des formes de lutte qui ont leur pertinence par rapport à d’autres objectifs que les luttes écologiques. Après, c’est vrai qu’il y a des tentatives de croiser les deux. Ça peut être effectivement intéressant, même si là on se heurte au fait que la classe ouvrière est intégrée structurellement au capitalisme, et que malgré tout, les ouvriers sont obligés de produire de manière polluante. Claus Peter Ortlieb avait écrit un article, « Droit dans le mur », où il essayait de démontrer comment le lien entre mouvement ouvrier et luttes écologiques était compliqué, car le mouvement ouvrier dépend pour sa reproduction matérielle de la croissance capitaliste et des ravages écologiques du capitalisme. Ce n’est pas une critique, mais un état de fait. Après je ne dis pas qu’il ne peut pas y avoir d’articulation, mais ça reste compliqué…

Texte de 2009, paru dans la revue Théorie communiste.

Je pense que dans l’immédiat, les ZAD ont leur intérêt, leur légitimité, ce sont les plus efficaces d’un point de vue écologique. Je dirais qu’il faut simplement garder à l’esprit, dans la perspective d’un dépassement émancipateur du capitalisme, que la multiplication des ZAD dans un monde restant capitaliste ne sera pas suffisante. Il faut garder clairement comme horizon une sortie mondiale du capitalisme. Le scénario qui me parle le plus en ce moment, mais qui n’est pas forcément le plus crédible, est celui de la communisation, c’est-à-dire celui d’une crise violente du capitalisme, une contradiction capital-travail qui arrive à un tel point que les logiques capitalistes ne fonctionneront plus et les gens seront obligés d’inventer de nouveaux rapports sociaux. C’est une vue qui a l’avantage de ne pas être programmatique, dans le sens où ce n’est pas « on va construire une conscience de classe, un parti, etc. », mais d’un autre côté ça peut paraître attentiste, et ça semble supposer que les gens vont créer d’eux-mêmes le communisme sans y avoir réfléchi. La théorie de la communisation souffre donc, en apparence du moins, d’un certain nombre d’apories.

Pour d'autres bonus sur la critique de la valeur et la collapsologie, n'hésitez pas à dérouler ce 'spoiler'

Merci à celles et ceux qui sont arrivés jusqu’ici.

Armel Campagne présentera son ouvrage le 23 à la librairie Quilombo (Paris) et le 25 au séminaire Conséquences de l’ENS (Paris).

* Armel Campagne s’exprime ici en tant qu’essayiste engagé, et non comme doctorant en histoire.

Notes

1. Notons néanmoins que la datation de ce changement d’ère géologique, qu’on l’appelle « capitalocène » ou « anthropocentrique », fait l’objet d’un intense débat. Dans une interview récente, Jason Moore, qui a une définition plus extensive et moins spécifique du capitalisme qu’Armel Campagne, le fait commencer vers 1452. Néanmoins, il pose bien les termes du débat : « L’anthropocène est devenu le concept environnemental majeur de notre temps. Il désigne le fait que l’être humain est devenu une force géophysique, et a commencé à transformer la biosphère à un tel point qu’il menace la capacité de la planète à accueillir la vie. En ce sens, le concept d’anthropocène est très intéressant.

Pour les géologues, parler d’anthropocène soulève la question du commencement de cette nouvelle ère géologique : il y a plusieurs centaines d’années ? À la fin de la Seconde Guerre mondiale ? Ou après 1850, avec l’augmentation du taux de CO2 dans l’atmosphère induite par la révolution industrielle, comme le soutiennent la plupart des chercheurs ?

Mais cette manière de voir l’histoire humaine pose problème. D’abord, parce que c’est de la mauvaise histoire, puisque la transformation de la biosphère par l’activité humaine n’a pas été produite par tous les hommes à parts égales. C’est avant tout la responsabilité des populations détenant de la richesse et du pouvoir. Ensuite, parce qu’on ignore ainsi le véritable tournant dans les relations de l’homme à la nature, qui est bien plus précoce, et qu’on peut dater symboliquement de 1492. Les émissions de CO2 se sont intensifiées à partir du XIXe siècle, mais notre manière de traiter la nature date de bien avant.

Au XVIe siècle, l’invention du capitalisme a aussi été l’invention d’une manière de penser et de traiter la nature, en la séparant totalement de l’humanité. Dans l’Europe médiévale, comme dans de nombreuses autres civilisations, les humains se percevaient certes comme distincts de la nature mais tout en en faisant partie quand même. Avec l’essor du capitalisme, cette distinction s’est transformée en dualisme, comme si la nature se trouvait dans une boîte, et la société dans une autre. La « société » était en réalité réservée à une étroite portion de l’humanité aux XVIe et XVIIe siècles. Les esclaves africains, les populations indigènes d’Amérique, mais aussi la grande majorité des femmes, étaient versés dans cette catégorie de « nature ». La séparation des humains et de la nature était donc en réalité toute symbolique.

Aujourd’hui, pas plus qu’hier, nous ne sommes séparés de la nature. Notre vie quotidienne lui est intimement liée, à une échelle géographique inédite. Les ordinateurs que nous utilisons, la nourriture que nous ingurgitons, les vêtements que nous portons, l’air que nous respirons dépendent de ce qui se passe à l’autre bout de la planète. Le « capitalocène » affirme donc que nous vivons l’âge du capital, et non « l’âge de l’homme », et que « l’âge du capital » ne désigne pas seulement une acceptation économique étroite, mais une manière d’organiser la nature, à la fois en faisant de la nature quelque chose d’externe à l’homme, et en faisant de la nature quelque chose de « cheap », dans le double sens que peut avoir ce terme en anglais : ce qui est bon marché, mais aussi le verbe « cheapen » qui signifie rabaisser, déprécier, dégrader… »

2. Sur les terres rares, on ne peut que vous recommander l’excellente interview du spécialiste Guillaume Pitron avec le Groupe d’études géopolitiques : « Que sont les métaux rares ? Des ressources peu connues mais essentielles au fonctionnement de l’espace mondialisé. Insérées au cœur de tout appareil électronique, sans elles aucune de nos technologies numériques n’existerait. Composant également la plupart de nos technologies vertes (éoliennes, panneaux solaires ou voitures électriques), leurs modes de production laissent toutefois perplexe sur leur capacité à s’établir comme alternatives durables aux énergies fossiles. La pollution ne serait pas réduite mais simplement délocalisée… essentiellement en Chine où 95% des terres rares sont produites. Un chiffre qui par ailleurs devrait nous alarmer sur la situation de dépendance à la Chine dans laquelle le reste du monde -dont l’Europe- se trouve depuis les années 1980. Guillaume Pitron nous présente une enquête de six ans, dont les résultats sont à retrouver dans son livre La guerre des métaux rares.« 
3. Une histoire plus globale du capitalisme telle que la pratique Spencer Dimmock dans The origin of capitalism par exemple
4. A partir du livre How the West Came to Rule (2015), où Alexander Anievas et Kerem Nisancioglu se ressaisissent de la théorie du développement inégal et combiné développée chez Trotsky pour mettre en valeur le rôle décisif des sociétés non-occidentales dans l’émergence du capitalisme.
5. Dans Capitalism in the web of life, Jason Moore critique la notion d’anthropocène et retrace l’histoire du capitalisme en Europe, en Amérique Latine et aux États-Unis depuis le « long XVIe siècle » jusqu’au néo-libéralisme.