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Mexique: La démocratie comme défaite
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://lundi.am/La-democratie-comme-defaite
Alors qu’Andrés Manuel Lopez Obrador, candidat de gauche, vient de remporter les élections présidentielles mexicaines, nous publions cet article [1] paru la semaine dernière sur le blog de nos correspondants mexicains artilleriainmanente.noblogs.org. L’auteur y critique le processus électoral mexicain comme étant la continuité d’un travail de pacification visant à écraser toute forme d’auto-organisation populaire par la régénération des plus plates ilusions gouvernementales.
Nous ne pouvons concéder qu’une chose à ceux qui ont accordé au spectacle démocratique toute leur confiance : jamais ce pays n’avait connu au cours de son histoire un tel degré d’espoir partagé. Mais il faut ajouter ceci pour comprendre d’où provient cette apparente énergie : cet espoir, comme tous, est le produit d’une déroute de longue durée.
Le spectacle démocratique dont il est question n’est pas seulement celui sans cesse martelé par les appareils étatiques —à travers leur « culture du droit » et leurs violences policières—, c’est aussi celui qui revient périodiquement, toujours plus défiguré et grotesque que la fois précédente, mais qui, malgré tout, — du fait d’une « urgence », d’une « conjoncture » fabriquée comme par hasard à ce moment précis et non à un autre — se trouve au final renforcé par le crédit qu’une population lui accorde bien volontiers ou à contre coeur, ou même plutôt, avec la seule volonté qui lui reste, une volonté coincée entre le marteau et l’enclume. L’espoir dans la politique n’est jamais que l’inverse d’une politique dont le premier moteur est la peur.
Depuis l’attaque perpétrée à Atenco, en 2006, jusqu’à la rupture constituée par les mobilisations pour les 43 disparus d’Ayotzinapa, ce sentiment de défaite s’est amplifié et étendu. Il n’y a rien que la démocratie et ses acteurs sachent mieux faire que tirer profit de la désolation. C’est pour cette raison, qu’il sont bien plus dignes de compassion que de ridicule, ceux qui, quelques années auparavant criaient « C’est l’Etat » ! (qui a tué les étudiants), et qui voient aujourd’hui en lui l’unique voie de leur salut.
Peut-être nous-mêmes avons-nous été responsables, en partie, de cet échec et de la confusion qu’il a générée. Peut-être n’avons-nous pas été capables de produire un nombre suffisant de noyaux d’organisation et de résistance solides et durables. Mais il est vrai aussi que, pour cela au moins, le fonctionnement de l’Etat est efficace : il avance et il attaque pour produire l’échec et l’impuissance qui lui serviront après coup à nourrir sa régénération.
Seul un enfant, un naïf ou un politologue peuvent penser que la démocratie est une affaire d’élections, de participation ou d’institutions. Même si nous nous sommes habitués à décrire la démocratie —la plus puissante arme civile de l’Etat — avec l’expression apparemment inoffensive de « forme de gouvernement », celle-ci (la démocratie) est en réalité un mécanisme complexe de production et de gestion de l’impuissance collective.
En effet, la fonction essentielle de la démocratie n’est pas la représentation, mais la relégation. Toutes les capacités, les connaissances, les imaginations et la force que requiert une vie partagée sont capturées par la machine démocratique pour être déposés quelque part dans le ruineux appareil étatique. Toute la créativité et la puissance que nous possédons par le simple fait de vivre nous sont soustraites et sont reléguées jusqu’à ce que ne restent que des spectres, jusqu’à ce que tout corps soit réduit au rang minimal auquel puisse être soumis un être vivant : un citoyen.
Reléguer signifie mettre ailleurs une capacité qui nous est propre. La démocratie est pour cette raison, aussi, production d’éloignement. Tout moment de la vie, tout conflit et toute possible sortie sont soumises à la gestion d’une institution extérieure et distante. C’est-à-dire abstraite. Seuls ceux qui vivent dans ce monde d’abstraction, séparés de leur monde, trouvent raisonnable d’exiger de l’Etat qu’il résolve un crime, freine les expropriations, sanctionne les Forces Armées pour les violations des droits humains. La justice, nous le savons, ne viendra jamais ni d’en haut ni de loin. Pour cela l’antonyme de la démocratie n’est pas l’autoritarisme mais la proximité, la force collective.
De la même manière que l’expropriation « originelle » qui alimente le capital est toujours à l’oeuvre aujourd’hui, à toute heure, la relégation dont se nourrit la démocratie opère à chaque fois qu’un programme étatique se substitue à une œuvre collective, qu’un député local usurpe le pouvoir d’une assemblée populaire ou qu’un comité de quartier se transforme en un bureau de gestion d’un parti politique.
De ce fait, que la démocratie dans ce pays soit encore incomplète est une excellente nouvelle. Evidemment cela ne signifie pas qu’il y ait un manque de « participation », de « transparence », et encore moins « d’honnêteté ». Cela signifie qu’il y a des territoires où la bataille contre l’impuissance et l’abstraction a été gagnée, où l’Etat n’a pas réussi à imposer sa logique. Où il est encore possible d’expérimenter une vie en commun qui ne puisse être réduite au mécanisme de la démocratie et des partis.
Peut-être qu’il n’est pas nécessaire de le répéter, mais la démocratie est aussi production d’individualités : « citoyen » ou « votant » sont les termes bureaucratiques qu’adoptent les cadavres d’une collectivité détruite. Pour cette raison il n’y a rien de politique en elle : il n’y a pas d’existence partagée, de lieu à habiter, de vie à défendre. C’est le seul sens dans lequel la démocratie soit un système de gouvernement ; c’est à dire une gestion verticale des populations, individus sans nom.
La cooptation et la relégation à l’oeuvre à tout instant produisent l’impuissance et la dépression, qui semblent trouver leur unique résolution dans une régénération de l’espoir en l’Etat. L’espoir est, précisément, l’injection de combustible qui, à un instant donné, a besoin d’une forme de gouvernement pour survivre. Aussi ceux qui craignent une possible déstabilisation si tel ou tel candidat gagne, paraissent bien ridicules. Ils craignent un possible « recul démocratique » quand en vérité une régénération de l’appareil étatique est en marche, qui le fera survivre une décennie de plus.
Les échecs des mouvements de résistance et le véritable désespoir de ceux qui ont voulu placer leur force dans une transformation radicale, ont été relegués, de nouveau, dans le système des partis et dans un futur gouvernement central. Tout l’espoir qui nous entoure tend, aujourd’hui, vers la stabilisation ; c’est à dire vers une renaissance de l’Etat. Il n’est pas fortuit que le favori ait déclaré qu’il prétendait résoudre complètement le dossier Ayotznapa pour renforcer l’armée et lui rendre son ancienne légitimité. Dans un contexte de guerre, la régénération démocratique adopte sa forme la plus cruelle et la plus sanglante : la pacification.
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Par-delà l’aura humaniste du mot, la pacification est le point culminant d’une opération militaire : le triomphe de la mobilisation des forces armées et civiles sur un territoire et les formes de vies qui l’habitent. C’est le nom que donnent les vainqueurs à la défaite totale de leur opposant, à la soumission de l’ennemi au nouveau pouvoir constitué. C’est, précisément, ce que les juristes appellent « usage légitime de la force par l’Etat ». Pour cela, il y a encore des gens qui confondent paix et Etat de droit. La pacification n’est autre que la continuité du processus de démocratisation par d’autres moyens.
Ces deux opérations, donc, forment les deux fronts contre-insurrectionnels avec lesquels l’Etat cherche à intégrer en son sein toutes les forces politiques, par des moyens civils ou militaires. La stratégie ratée anti-zapatiste des années 90 — coordonnée, en partie, par Esteban Moctezuma Barragan — le démontre parfaitement : occuper militairement un territoire pour le pacifier ; remunicipaliser et injecter des moyens pour le démocratiser — il n’est pas surprenant qu’aujourd’hui encore les représentants de la « croisade contre la faim » aient dans chaque ville, sur leur porte, l’emblème du Secretariat de la Marine. Vingt ans après, l’opération est soutenue par les bases militaires restantes et par les groupes paramilitaires associés, toujours, aux partis politiques. En temps d’élections ce sont des « opérateurs politiques » et après, des escadrons de la mort.
C’est pourquoi la croyance qu’il est possible « d’en finir avec la logique de la guerre » est la plus dangereuse des bonnes intentions progressistes. Dans certains quartiers de la Ville de Mexico, peut-être, la guerre parait être une « logique », un « discours », voire une « politique publique ». Mais la guerre, nous le savons, est une réalité atroce : c’est la forme qu’adoptent l’Etat et le capital pour garantir leur conitnuité à travers la cooptation et le pillage. Croire que la guerre peut s’arrêter uniquement grâce à la « volonté politique » d’un homme n’est pas seulement naïf, c’est suicidaire. La forme la plus fondamentale d’autodéfense dans un conflit prolongé, est de le reconnaître comme tel.
Ceux qui ont survécu en résistant plus de cinq cent ans le savent parfaitement. La guerre — déclarée ou non — est l’outil auquel l’Etat mexicain a eu recours à chaque fois qu’il a eu besoin de se renouveler ou de s’étendre. Les gardes blanches, les ruraux du Porfiriat, les Forces Armées et les cellules de sicaires ont toujours accompli la même fonction : parvenir à la pacification d’un territoire — par la peur, l’extermination ou le déplacement forcé - pour garantir l’extraction des ressources qu’il recèle.
La « guerre contre le narcotrafic » ne fut donc pas un échec stratégique. Ce fut au contraire la reconversion parfaite et efficace d’une vielle machine de mort et de spoliation. Aujourd’hui, la guerre civile est une question qui dépasse pour beaucoup la capacité de décision d’un gouvernement ou d’un candidat. Ceux qui font de la politique une opération plus ou moins réussie de consolidation d’un contrat social — battu, respecté, corrompu, etc. — se trompent de point de départ : ce n’est pas le contrat social mais la guerre qui anime, depuis ses origines, le système de pouvoir. Aussi, faire croire que la guerre se terminera grâce au baiser d’un poète, de Emilio Alvarez Icaza ou du pape de Rome, est une manipulation sans bornes. C’est, en vérité, un crime de guerre.
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Il est toujours nécessaire de voir quelle obscurité nourrit la lumière de l’espérance ; mais il faut savoir aussi observer toute la lumière que produit cette obscurité elle-même. Partout où l’Etat semble échouer, partout où il est absent, s’ouvre un espace infini de possibles. Chaque instant de la vie est un minuscule champ de bataille, où la logique démocratique peut être repliée, où peuvent s’expérimenter des formes d’organisations aussi souples que puissantes.
Il n’y a rien de plus simple que d’affronter la relégation et la mise à distance qui nourrissent la démocratie. Il s’agit, simplement, de tenir notre propre proximitéavec le monde qui nous entoure. De retourner à sa rencontre, de produire les outils et les savoirs collectifs pour l’habiter. Il n’y a pas d’événement plus heureux que de redécouvrir, au milieu des ruines de l’Etat, une aptitude que nous pensions perdue : apprendre sans Universités, se soigner sans scalpels, passer un dimanche sans angoisse.
Il faut seulement réapprendre à créer des espaces de puissance, loin de la machinerie démocratique, nous approcher les uns des autres, retrouver le fil de nos propres potentialités. Découvrir à nouveau toute ce que peut une rencontre — même fugace — quand existe la décision collective de tout reconstruire. La tache semble ardue, sans doute, mais ceux qui l’expérimentent savent qu’il n’y a pas de plus grande fête qu’après une journée de travail collectif.
Pour l’heure, il faudra laisser échouer les démocrates ; les convaincus, les égarés, les naïfs, les vaincus. Quant à nous, nous ne baisserons pas la garde : nous savons qu’ils continueront à attaquer tout en appelant à la trêve. Certains, peut-être, reviendront-ils dans quelques années, devenus des débris : faméliques et détruits après avoir vu de l’intérieur les coulisses de l’Etat. Peut-être sentiront-ils alors l’ampleur de leur déroute. Il est même probable qu’un ou deux d’entre eux viennent recouvrer leurs forces dans la maison que nous aurons, entre temps, construite.
[1] Nous remercions l’équipe improvisée de traducteurs pour leur travail.