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Quand Marseille brade la mémoire de ses communards pour gentrifier
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
A Marseille, la place Jean-Jaurès fait l'objet d'un vaste chantier urbanistique contre lequel le quartier de la Plaine veut s'ériger en ZAD, là même où les Communards marseillais avaient tenté de faire vivre l'insurrection de 1871.
Mobilisation place Jean-Jaurès, à la Plaine, à Marseille, le 16 octobre 2018.• Crédits : Christophe Simon - AFP
A Marseille, la Plaine se veut “nouvelle Zone à défendre”, là même où les Communards avaient tenté d’appeler la ville à se soulever pour “la République sociale”. En jeu, 147 ans après la Commune et cet héritage insurrectionnel souvent largement oublié : un chantier de réaménagement à marche forcée de la place Jean-Jaurès et une lutte amorcée il y a déjà plusieurs années pour la préservation de ce quartier populaire en cours de gentrification.
Cette lutte s’est intensifiée à Marseille, cette semaine, dans ce quartier iconique qui passe volontiers pour un exemple de brassage social dans la cité phocéenne - même si les dernières strates récemment installées sur les flancs de l’esplanade sont souvent mieux dotées que les habitants historiques, et pas toujours hostiles aux annonces de la municipalité lorsque celle-ci se flatte de transformer en “zone attractive” une place d’abord connue pour son marché peu cher, ses minots qui tapent le ballon et les terrasses de ses rades. Quand on épluche les interventions publiques de la mairie, le lexique municipal cingle. Depuis près de trois ans que le projet de “requalification” s’esquisse, il est question de “montée en gamme” contre des “usages déviants” d’une “minorité malfaisante”.
Dans son Histoire universelle de Marseille de presque 800 pages publiée en 2006 chez Agone, Alèssi Dell’Umbria, qui vit à la Plaine, soulignait le poids de la gentrification et l'impact de l'engouement récent pour Marseille sur la politique municipale - très ciblée :
Marseille passe pour la dernière grande ville populaire de France. Et les mêmes qui, hier, constataient ce fait en se pinçant les narines, semblent aujourd’hui le voir comme quelque chose de fort positif… D’autres, plus avisés, disent que Marseille nivelle par le bas. De fait, aussi bien l’élément proprement endogène de la culture locale que les apports des différentes immigrations y semblent comme neutralisés, en vertu d’une cohabitation minimale. Comme si cette ville n’arrivait pas à assumer sa propre richesse humaine. Cela s’explique simplement : on trouvera peu de villes, en Europe occidentale, qui aient subi un tel rejet de la part de leurs élites, et qui soient peuplées à ce point de gens qui ont fait, d’une manière ou d’une autre, l’expérience du mépris. Voilà qui définit l’identité de Marseille plus sûrement que les poncifs et stéréotypes habituels [...] La mode actuelle ne signifie pas la fin du mépris, bien au contraire.
En novembre 2003, l’adjoint au maire délégué à l’urbanisme, un dénommé Claude Valette, déclarait : "On a besoin de gens qui créent de la richesse. Il faut nous débarrasser de la moitié des habitants de la ville. Le cœur de la ville mérite autre chose." Avec l’arrivée des Franchimands venus s’installer au soleil, le souhait des Valettes de tout poil semblerait trouver un début d’accomplissement.
Albert Cohen, un enfant de la Plaine
Côté VIe arrondissement, ce quartier de la Plaine se trouve être le quartier où Albert Cohen a grandi. Le père de l’écrivain tenait une épicerie sur ces hauteurs qui surplombent Noailles, la Cannebière et le Vieux-Port, au 18 de la rue des Trois-Frères-Barthélemy. A l’époque on disait encore “rue des Minimes” : Cohen est né en 1895 et lorsque sa famille arrive de Corfou à Marseille, fuyant un pogrom, il a cinq ans. De cette enfance à l’amorce du siècle, Cohen se souviendra en 1969 d’une ville “exquise, savoureuse, gaie, haute en couleurs mais avec quelques laisser-allers qui ne manquent pas de charme”.
L’évocation est un chouia pittoresque. L’auteur de Belle du Seigneur et Mangeclous, qui quittera Marseille pour Genève, si diamétralement différente et pour laquelle il confessera un vrai “coup de foudre, ne dit pas un mot de l’ADN affranchi du quartier de son enfance. Or trois décennies avant que le petit Cohen ne débarque de Grèce, cette place, rebaptisée “place Jean-Jaurès” en 1920, avait été l’épicentre des Communards marseillais.
Entre le 22 mars et le 5 avril 1871, des militants marseillais d’obédiences variées se rassemblaient pour soutenir la Commune de Paris après le soulèvement du 18 mars dans la capitale. Ce n’était pas leur première tentative : l’année précédente, au creux du mois d’août, une première tentative d’insurrection populaire avait échoué et envoyé les protagonistes au cachot au fort Saint-Jean, encore loin d’être réhabilité pour servir d’aile au MUCEM. Parmi eux, un certain Gaston Crémieux, un Juif natif de Nîmes, militant radical issu d’une famille pauvre devenu avocat et journaliste - sans lien de parenté avec Adolphe, l’autre Crémieux resté célèbre, de Nîmes lui aussi, qui donnera la nationalité française aux Juifs d’Algérie à la même époque.
Libéré des geôles du Fort-Saint-Jean sur ordre de Gambetta en septembre 1870 après la proclamation de la IIIe République, Crémieux jouera un rôle de premier plan parmi les Communards Marseillais lorsque ceux-ci chercheront, depuis leur place forte de la Plaine, à se positionner en relais de l’insurrection parisienne. "Rentrez chez vous, prenez vos fusils, non pas pour attaquer, mais pour vous défendre”, haranguera Crémieux, appelant les Marseillais à prendre les armes contre “les Versaillais”.
Izzo et la mémoire oubliée des communards
Pourtant ce n’est pas l’histoire de Gaston Crémieux, fusillé dans les jardins du Pharo à 35 ans en novembre 1871 après avoir été embastillé au château d’If, que Jean-Claude Izzo racontera. Mais celle d’un autre Communard, Clovis Hugues, à qui l’écrivain marseillais consacrait une biographie en 1979. Fils d’un meunier du Vaucluse, lui aussi tâtera du journalisme même si les notices des encyclopédies le présentent plutôt en “poète et homme politique”. C’est avec lui que Crémieux proclamera “la République Sociale” à Marseille le 23 mars 1871, drapeau rouge à la main.
Le Clovis Hugues, un rouge du Midi de Izzo sera réédité en 2001, peu après la mort de l'auteur phocéen. Ce livre est pourtant loin d’être resté son plus célèbre, à côté de la populaire trilogie autour de Fabio Montale (Total Khéops, Chourmo et Solea, il y a vingt ans). Ou même de son dernier livre, Le Soleil des mourants, qu’il publiera en 1999, un an avant de mourir, et que France Culture adaptera en 2017 :
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FICTIONS / SAMEDI NOIRLe Soleil des mourants de Jean-Claude Izzo
En septembre 1997, invité de l’émission “Le Bon plaisir”, Izzo reviendra rapidement sur l’épisode communard à Marseille. Une interview à l’ombre des arbres de la place Jean-Jaurès, en compagnie de son fils, Sébastien, qui découvrait ce jour-là l’histoire insurrectionnelle de son quartier fétiche - “Même les Marseillais ne le savent plus”, sifflait Izzo dans ce bref extrait…
Cette semaine, des dizaines de ces arbres ont commencé à être abattus, place Jean-Jaurès. Alèssi Dell’Umbria achevait ainsi le prologue de son Histoire universelle de Marseille, en 2006 :
Si l’on regarde le monde à partir de ce lieu déterminé qu’est la ville en prenant la peine de lever le voile que l’idéologie nationale a tendu entre le local et l’universel, on arrive à identifier où et comment agissent les mécanismes de la domination. La cité médiévale inspira les révolutionnaires du XIXe siècle qui voyaient dans l’expérience d’émancipation dont elle avait été porteuse la preuve que la démocratie ne vient pas d’en haut, de l’État, mais d’en bas, de la Commune. À présent que la ville elle-même est en voie de désintégration rapide, et que nous nous trouvons contraints à vivre dans un environnement disloqué, comment est-il possible de partir du local pour atteindre à l’universel ?