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Pour imposer Cigéo, l’État nucléaire écrase l’opposition
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://reporterre.net/Pour-imposer-Cigeo-l-Etat-nucleaire-ecrase-l-opposition
On ne peut pas contester la filière nucléaire française. C’est le constat fait par l’auteur de cette tribune, qui raconte comment les opposants — dont lui-même — au projet d’enfouissement des déchets nucléaires Cigéo, dans la Meuse, connaissent quotidiennement les pressions policières et des condamnations autoritaires.
Gaspard d’Allens est opposant au projet d’enfouissement de déchets nucléaires Cigéo. Il est aussi journaliste — il travaille notamment avec Reporterre — et écrivain, coauteur de Bure, la bataille du nucléaire et de Les Néopaysans, tous deux aux éditions Le Seuil-Reporterre.
Gaspard d’Allens.
Parfois je me demande au réveil, à l’aube naissante, dans quel pays nous vivons. Il y a un an, en septembre 2017, j’ai vu débarquer à six heures du matin des dizaines de gendarmes dans mon village, à Mandres-en-Barrois, près de Bure (Meuse). Ils venaient fouiller des appartements et des maisons d’opposants au projet de poubelle radioactive Cigéo. Un mouvement auquel j’appartiens.
L’hélicoptère tournait au-dessus de nos têtes tandis que les gendarmes forçaient les portes au pied-de-biche et hurlaient dans la rue « On bouge pas ! », arme au poing. Ils ont embarqué au passage des dizaines d’ordinateurs, des clés USB, des téléphones portables et des livres sur l’écologie. C’était notre première perquisition. Depuis, nous en avons subi quatre autres. Dans la mêlée, mon manuscrit Bure la bataille du nucléaire a été saisi. Comme pièce à conviction. Mes premiers lecteurs, c’était des flics.
Un an plus tard, mardi 16 octobre, je me suis réveillé en apprenant que j’avais un procès le jour même. Je n’ai pas été prévenu. Je n’ai pas reçu de convocation ou de dossier pénal. Mon avocat l’a su en se rendant au tribunal pour d’autres affaires. Le procureur, qui a envoyé les documents à une mauvaise adresse, me dit « radicalement introuvable ». Pourtant, je suis sous écoute depuis un an dans le cadre d’une enquête qu’il mène sur la prétendue « association de malfaiteurs » que constituerait le mouvement d’opposition à Cigéo. Je suis surveillé quotidiennement. Toutes mes conversations sont fichées, mes gestes, mes déplacements aussi. Il m’est arrivé, lors de conférences publiques à l’autre bout de la France, de voir des gendarmes filmer la salle. À Mandres-en-Barrois, dans ma maison, il n’est pas rare de croiser à la fenêtre un membre du PSIG [1] avec son smartphone. « Clic ». On nous prend en photo, cinq fois, dix fois, quinze fois par jour. « Clic ». La nuit, leurs phares éclairent ma chambre. Nous vivons sous occupation militaire. C’est comme dans le film La Vie des autres, sauf qu’ici, ils ne se cachent même pas.
Les dérives autoritaires se répandent comme une marée pestilentielle
En urgence, j’ai demandé mardi le report du procès. Il a été refusé. J’ai été jugé en absence, sans aucun droit de défense. Sans avocat. Sans même avoir la possibilité de m’exprimer. Je risque trois mois de prison avec sursis, 3.000 euros d’amende pour avoir, d’après eux, entravé des travaux au bois Lejuc, ce bois où l’Andra [2] souhaiterait enfouir les pires rebuts toxiques de notre modernité. Des déchets radioactifs, pour des dizaines de milliers d’années.
Je rappelle que la propriété du bois est contestée. Qu’un flou juridique plane sur cette forêt et que l’Andra a été condamnée pour avoir effectué des travaux illégalement. Je m’étais ainsi opposé à l’arrivée d’une pelleteuse, le 23 janvier 2017, en me mettant symboliquement devant elle. Un journaliste de France 3 était là pour filmer. Où se trouvait la violence ? Une opposante a été molestée par des vigiles. Sa plainte, classée sans suite. Les bulldozers ont rasé des cabanes alors que les occupants n’étaient pas encore expulsables… Que fait-on du droit, de la légalité ? En février 2017, le tribunal administratif allait juger que l’Andra n’était pas propriétaire du bois…
À Mandre-en-Barrois, la présence gendarmesque est permanente.
La filière nucléaire n’accepte pas la contestation. Et c’est quand on lui donne de la visibilité qu’elle déploie toute sa violence. Qu’elle écrase, qu’elle atomise. Je sais que c’est pour cette raison que je suis ciblé, ce jugement pour entrave n’est qu’un prétexte pour nous intimider et nous faire taire.
Cela fait longtemps que nous voyons les dérives autoritaires se répandre comme une marée pestilentielle. Dans l’opposition à Cigéo, une militante historique de 60 ans s’est retrouvée en garde à vue pendant 50 heures au début de l’été. Un maraîcher a eu un procès pour avoir transporté un opinel et une pelle à tarte dans son camion. Le 20 juin 2018, notre avocat a été interpellé, mis en garde à vue et son cabinet fouillé. Une association de malfaiteurs plane sur la tête des opposants. On compte au total une cinquantaine de procès, deux ans de prison ferme cumulés, 26 interdictions de territoire…
Je suis journaliste engagé, j’ai passé plus de deux ans à Bure pour mieux comprendre et vivre ce qui s’y trame. Depuis mon arrivée, je suis consterné. Comment se fait-il qu’un sujet aussi majeur soit autant invisibilisé ? Comment se fait-il que l’État ait distribué plus d’un milliard d’euros dans la région avant même l’existence légale de ce projet ? Comment se fait-il que les bilans du débat public en 2005 qui concluaient à la nécessité d’un stockage en surface n’aient pas été respectés ? Comment se fait-il qu’on ne parle jamais des deux travailleurs morts au cours du chantier ? Comment se fait-il que l’Andra offre aux notables du coin des parties de chasse dans de magnifiques domaines forestiers ? Pourquoi organise-t-elle des sorties scolaires dans son laboratoire ? Comment se fait-il que le conseil municipal de Mandres-en-Barrois ait voté l’échange du bois Lejuc avec l’Andra en 2015 alors que la population s’était prononcée contre ?
Je ne veux pas vivre le journalisme de manière désincarnée et hors-sol.
Avec la résistance qui grandit et la visibilité que nous avons tenté de donner à ce sujet, la filière nucléaire se trouve obligée de se justifier. Or, elle est injustifiable. La filière atomique, indéfendable. Pire, elle est criminelle. Jamais une civilisation n’a cédé un legs aussi empoisonné que les déchets radioactifs. Ils n’ont aucune solution pour les traiter mais ils continuent d’en produire. La poubelle nucléaire à Bure est une illusion. Un prétexte pour prolonger le désastre. Cigéo vise à enfouir le problème plus que les déchets, à 500 mètres de profondeur, dans le déni et l’hypocrisie.
J’ai passé deux ans à Bure, car je ne veux pas vivre le journalisme de manière désincarnée et hors-sol. J’ai fait le choix d’habiter ce territoire, de m’y ancrer à une époque où l’information défile d’abord derrière un écran, se twitte et se perd dans les limbes de l’instantanéité. À la neutralité, j’ai préféré les amitiés. L’engagement. « On peut parler de la vie ou depuis la vie. »
Face à l’ordre atomique, la neutralité serait une caution du pouvoir. On ne peut rester insensible à la désertification de ce territoire et à l’avancée inexorable du monstre nucléaire. On ne peut rester neutre face à l’obscénité politique qui impose ce projet.
Au palais de justice de Bar-le-Duc, des gendarmes sont présents en masse à chaque procès en lien avec Bure.
L’État, après avoir séparé les individus les uns des autres par sa politique néolibérale, voudrait maintenant séparer les individus en eux-mêmes. On ne pourrait pas être avocat et militant, journaliste et opposant. Il faudrait choisir. Se couper en deux, faire de nous des êtres atrophiés, des « hommes unidimensionnels », comme l’écrivait Herbert Marcuse.
Je refuse cette mutilation. Je suis autant journaliste qu’opposant au projet Cigéo. Cela ne rend pas moins légitime mon discours. Chercher une vérité qui se donne dans un quotidien plus qu’elle ne s’objective. Que je me retrouve aujourd’hui devant la justice ne m’inquiète pas. Je continuerai mon travail.
Ce qui me fait peur, c’est que nous sommes tous incarcérés dans une société nucléaire qui impose son pouvoir comme jamais un tyran n’y était parvenu. 24.000 ans, c’est la demi-vie du plutonium 239. Un fardeau dont chaque génération héritera, sans possibilité de s’en délivrer.
Alors, que dire face à la justice qui essaye de nous mettre dans des cases, de nous transformer en malfaiteurs ? Que dire si ce n’est que nous ne partageons pas le même monde, le même langage ? Les mêmes espérances.
[1] Le peloton de surveillance et d’intervention de la gendarmerie.
[2] L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs.