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GILETS JAUNES : LE RÔLE DE LA VIOLENCE

Gilets-jaunes

Lien publiée le 21 décembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://lvsl.fr/gilets-jaunes-le-role-de-la-violence

Sur les Champs-Élysées et dans les rues de Paris, les Gilets jaunes, ces derniers samedis, étaient nombreux à le confier hors des micros, souvent à contrecœur : sans l’image et la peur des « violences » en plein cœur de Paris, unanimement condamnées par le système politico-médiatique, le Gouvernement n’aurait probablement jamais cédé et le mouvement aurait connu le même destin infructueux que toutes les mobilisations de ces dernières années, à commencer par celle contre la Loi Travail en 2016. Selon quelle mécanique ce résultat s’est-il produit ? Que nous enseigne-t-il ? 


« MAINTENIR LE CAP »

En comparaison avec l’échec des manifestations contre la loi El Khomri, la mobilisation des Gilets jaunes est apparue remarquablement efficace ; ce que plusieurs éléments de contexte peuvent contribuer à expliquer. L’affaiblissement considérable du Gouvernement depuis l’affaire Benalla fut notamment un facteur aggravant.[1] Cette affaire avait mis en lumière les déséquilibres profonds de la Cinquième République, tels qu’ils sont redoublés par la pratique verticale du macronisme. Dès les débuts de la crise des Gilets jaunes, le caractère excessivement autoritaire du pouvoir macronien était une nouvelle fois sur le devant de la scène : le Gouvernement s’entêtait à maintenir l’augmentation injuste et mal conçue de la taxe carbone envers et contre l’avis de plus de 8 Français sur 10. « Maintenait le cap » et continuer d’affirmer la nécessité de faire de la « pédagogie ». Le climat d’exaspération démocratique que l’affaire Benalla avait enraciné contribua ainsi beaucoup à compliquer la gestion par le Gouvernement, impopulaire et isolé, de la crise sociale naissante.

Le degré d’exposition personnelle du président de la République fut également un facteur de fragilité. À force d’hyper-concentration, Emmanuel Macron avait réussi à s’exposer en première ligne et il ne pouvait plus jouer le rôle d’arbitre que la Constitution lui reconnaît. La logique des institutions de la Cinquième République et, en particulier, suivant l’expression du juriste et politologue Maurice Duverger, de la « séparation verticale » du pouvoir exécutif, aurait en effet voulu que le président de la République, arbitre au-dessus de la mêlée, intervînt rapidement et trancha. Il n’en fut pourtant rien : Monsieur Macron s’abrita derrière Monsieur Philippe à qui, tant bien que mal, il essaya de faire jouer le rôle de fusible. Cette tentative échoua de la façon la plus patente. Pas un des Gilets jaunes ne réclama la démission d’Édouard Philippe. Tous regardaient en direction du seul Emmanuel Macron.

À côté de ces dysfonctionnements institutionnels, qui facilitèrent l’aggravation de la crise, on pouvait observer un élément distinctif dans la sociologie des manifestants eux-mêmes, qui compliqua encore son maniement par le Gouvernement. Il ne s’agissait pas, cette fois, des traditionnels « gauchistes » contre lesquels le Gouvernement aurait pu mobiliser un discours d’ordre public et d’efficacité économique. Avec les Gilets jaunes, les manifestants étaient en grande partie issus de catégories socio-professionnelles en général conservatrices, en tout cas peu mobilisées : employés, artisans et petits retraités, dont la mobilisation fut d’autant plus efficace qu’elle était entièrement inattendue. Ce mouvement recueillait par ailleurs le soutien d’une majorité écrasante de la population, jusqu’à atteindre 84% d’opinions favorables le mercredi 28 novembre, juste avant que les « violences » n’occupent le devant de la scène. En dépit de cette opposition, dont l’ampleur et la composition apparaissaient sans précédent, le Gouvernement manifestait pourtant encore son intention de « maintenir le cap ».

L’IRRUPTION DES VIOLENCES ET LA TENTATIVE D’OBLITÉRER LEUR SIGNIFICATION SOCIALE

Un premier basculement s’opéra lorsque le spectacle des « violences » en plein cœur de Paris – pour l’essentiel des voitures ou des poubelles brûlées, ainsi que les heurts qui s’ensuivirent avec les forces de l’ordre – envahit brutalement tout l’espace médiatique, suscitant les injonctions traditionnelles de la part des journalistes et chroniqueurs, à une condamnation sans la moindre nuance. Le 6 décembre, dans son intervention au 20 heures de TF1, le Premier Ministre, annonçant le renoncement pur et simple à une augmentation de la taxe carbone, établissait lui-même un lien direct entre ce recul et les « violences ».  Il concéda : « Les tensions nous ont conduits à la conclusion qu’aucune taxe ne méritait de mettre en danger la paix civile ». Dans son allocation du lundi suivant, le président de la République ne put à son tour dissimuler ce lien de causalité. Son intervention fit ainsi apparaître une contradiction manifeste : tout en condamnant sans réserve « la violence », Emmanuel Macron accédait à des revendications qu’il avait jusqu’alors constamment rejetées et que seule cette violence semblait avoir rendues audibles.

Passons sur le fait que la qualification même de « violence » est en elle-même discutable, participant d’une entreprise de discrédit symbolique qui appartient au répertoire de tout gouvernement face à des mouvements sociaux de grande ampleur. Il suffisait d’ailleurs de remonter aux manifestations contre la loi Travail pour s’apercevoir de la fonction de sabotage symbolique à laquelle répondent en général les appels à « condamner la violence » dans le contexte des mouvements sociaux. Ainsi Manuel Valls, le 18 juin 2016[2], avait-il par exemple appelé les organisations syndicales à annuler d’elles-mêmes les manifestations contre la loi El Khomri – qu’il avait fait voter sans discussion, selon le mécanisme antiparlementaire par excellence, l’article 49-3 de la Constitution – au vu des « violences » observées, « mais aussi de la tenue de l’Euro ». Il avait affirmé : « Compte tenu de la situation, des violences qui ont eu lieu, de l’attentat odieux contre le couple de policiers mais aussi de la tenue de l’Euro, les organisateurs devraient annuler eux-mêmes ces rassemblements. C’est du bon sens ! ».

La stigmatisation de la « violence » dans le contexte des mouvements sociaux a, en réalité,  pour effet principal – outre celui de susciter une indignation convenue – d’oblitérer le phénomène de dépossession dont ces « violences » ne sont que la traduction au sein de groupes sociaux incapables d’employer les ressources proprement politiques du système institutionnel pour se faire entendre, ne serait-ce qu’en raison de leur sous-représentation dans les sphères du pouvoir. La (dis-)qualification en tant que « violences » des blocages d’usines, incendies de voitures et affrontements subséquents avec les forces de l’ordre – au cours desquels l’essentiel des blessés, du reste, sont les manifestants – participe ainsi d’un projet de déni de la violence sociale elle-même et organise le discrédit de tout mouvement réellement contestataire.

LE SYSTÈME SE MORD LA QUEUE

Sans surprise, cette mécanique fut mise en œuvre contre la mobilisation des Gilets jaunes aussitôt que les premières « violences » furent constatées. L’un des faits les plus remarquables de ces dernières semaines est que cette mécanique apparut enrayée : elle ne fonctionna pas et le mouvement continua d’être soutenu très largement. Le système de dé-légitimation symbolique qui, d’ordinaire, parvenait à discréditer les mouvements sociaux en enjoignant leurs responsables à se « désolidariser » des violences, finit cette fois par se mordre la queue.

L’enthousiasme avec lequel les Gilets jaunes réunis sur les Champs Élysées scandaient « BFM enculés ! » [3] révéla d’ailleurs combien les manifestants avaient conscience de la violence symbolique généralement exercée à leur encontre par le système médiatique, habitué à mettre la focale sur la « violence des casseurs » avec pour résultat inévitable de discréditer tout mouvement social contestataire. Forme par excellence de la violence symbolique, l’oblitération de la violence sociale au profit d’une concentration sur les « violences des casseurs » était devenue visible – et par là-même largement inopérante. Se trouvant à leur tour sous le regard des caméras, devinant les bandeaux tapageurs qui accompagneraient ces images, les manifestants comprenaient le mécanisme dont ils risquaient d’être l’objet. Le véritable basculement s’opéra ainsi lorsqu’il apparut que l’immense majorité des manifestants n’adhéraient plus au schéma proposé. La sommation à choisir son camp, avec ou contre les « casseurs », ne fonctionnait plus.

Tentant le tout pour le tout, le Gouvernement mena pourtant une escalade sans précédent. L’Élysée affirma craindre une « très grande violence » et annonça que « des milliers de personnes » allaient venir à Paris « pour casser et tuer »[4]. Largement relayées, ces affirmations eurent pour effet d’alimenter une peur à son tour renforcée par la télévision et les réseaux sociaux. BFM TV n’interrogeait plus les responsables politiques qu’en les faisant apparaître dans un carré restreint, les trois quarts de l’écran demeurant constamment occupés par des images tournant en boucle de voitures brûlées, explicitées par des bandeaux aussi racoleurs qu’excessifs. Les « violences » en question, du reste, étaient précisément conçues en vue de cette mise en spectacle. Limitée à des lieux visibles et, pour l’essentiel, à des formes purement matérielles – voitures brûlées, poubelles incendiées, vitrines cassées – ces « violences » n’étaient le plus souvent exercées que dans le but de s’agréger au flux continu des images de l’information en continu afin d’accréditer l’hypothèse, au départ farfelue, d’une véritable insurrection. La médiatisation de la « violence » – restreinte, locale, largement symbolique – exercée par quelques groupes permit l’invasion de l’espace public par une peur irrationnelle. Le mécanisme qui, d’ordinaire, permettait au système politico-médiatique de discréditer les mouvements sociaux dans leur ensemble, finit ainsi par dérailler.

L’ÉCHEC PATENT DE LA STRATÉGIE DE LA PEUR

Dans le même temps, le Gouvernement eut recours à des procédés militaires pour lutter avec une violence écrasante – bien réelle, pour sa part – contre les Gilets jaunes et contre les lycéens, spontanément mobilisés. Le déploiement d’un dispositif policier d’une telle ampleur participait d’une stratégie de la peur mise en œuvre par le ministre de l’Intérieur. Le déploiement de véhicules blindés en plein Paris, le blocage de toutes les rues autour de l’Élysée, prenaient insensiblement la suite de cinq années au cours desquelles l’état d’urgence avait progressivement été banalisé. Ce qui aurait paru inconcevable il y a quelques années parut presque normal et nécessaire : l’ampleur de la répression judiciaire et policière, la multiplication des interpellations dites « préventives », sembla ainsi presque banale – comme la présence de chars d’assaut en plein Paris. Ce dispositif militaro-policier n’avait pas simplement pour but de tenir les manifestants en respect : il visait, par cette disproportion spectaculaire, à leur faire peur pour les décourager de manifester.

Cette tentative, à son tour, fut un échec patent. Le jeu dangereux auquel le ministère de l’Intérieur s’était livré, laissant au départ les casseurs opérer, les réprimant brutalement et appelant par la suite le public à la peur, se retourna contre lui, puisque la disproportion du dispositif mis en œuvre, plutôt que de démontrer sa force, mit en lumière sa grande précarité. Le spectacle des « violences » en plein cœur de Paris ébranla ainsi considérablement l’ordre symbolique qui avait cru disqualifier le mouvement contestataire en maîtrisant la qualification de ces « violences » pour les disqualifier.

LE ROI EST NU

Au cours de ces dernières semaines, ce sont moins les « violences » en elles-mêmes que leur médiatisation considérable et surtout, le maintien du soutien populaire envers et contre les injonctions à les condamner, qui ont abouti à la victoire symbolique du mouvement des Gilets jaunes. Un fait demeure, et il est difficile de le déguiser : ces violences et leur mise en spectacle ont initié une mécanique conduisant, en l’espace d’une semaine, au recul du Premier Ministre et du président de la République.

La crise aura donc grandement contribué à affaiblir le concept instrumental de la « violence des casseurs » ainsi que toute la stratégie du discrédit qui s’articule autour de ce concept. Mais elle nous ouvre également sur un horizon inconnu. Cette mécanique a-t-elle créé un précédent ? Se reproduira-t-elle ? Sera-t-elle imitée ? Une chose est sûre : le dysfonctionnement de notre système démocratique est aujourd’hui profond et le Gouvernement ne peut plus l’ignorer.


[1] Sur ce point : ;

[2] ;

[3] https://www.liberation.fr/france/2018/11/30/contre-les-reporters-de-bfm-tv-des-attaques-tres-directes_1695315

[4] https://rmc.bfmtv.com/emission/gilets-jaunes-l-elysee-craint-que-des-manifestants-viennent-a-paris-pour-casser-et-pour-tuer-1582583.html