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Les gilets jaunes, le néolibéralisme et la gauche

Gilets-jaunes

Lien publiée le 21 décembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://blogs.mediapart.fr/stefano-palombarini/blog/211218/les-gilets-jaunes-le-neoliberalisme-et-la-gauche

Par Stefano Palombarini

Le mouvement des Gilets Jaunes porte au cœur du conflit politique la question sociale et exprime avec force l’opposition au bloc bourgeois. Cependant, la question sociale peut se présenter sous des formes différentes, qui demandent réflexion ; et il serait erroné d’imaginer que la crise du bloc bourgeois implique nécessairement celle du modèle néolibéral.

Le mouvement des Gilets Jaunes (GJ), bien qu’inattendu, n’est pas vraiment surprenant. Avec Bruno Amable et Elvire Guillaud, nous avons identifié de bonne heure, dès 2012 [1], le profil du bloc bourgeois qui a ensuite permis à Macron d’accéder au pouvoir, et les politiques qui en assuraient la formation et la cohérence. Une coalition sociale centrée sur la partie la plus favorisée de la société, et l’accélération des réformes néolibérales qu’elle impulse, étaient destinées à susciter des souffrances sociales qui tôt ou tard devaient s’exprimer. De plus, on sait que – par sa composition – le bloc bourgeois ne peut être socialement majoritaire : c’est la fragmentation de l’offre politique, et notamment la crise des blocs de gauche et de droite, qui lui ont permis de s’imposer. Là encore, il n’est alors pas bien compliqué d’expliquer le soutien très vaste rencontré par les GJ dans la population française.

L’identification des causes de ce mouvement ne pose donc pas de problème majeur. Plus compliqué, par contre, est de comprendre comment l’émergence d’une protestation sociale si forte et diffuse modifie le paysage politique, et quelles perspectives elle ouvre. C’est à ces questions que je vais essayer d’esquisser des premières réponses dans ce billet, dont j’espère on excusera la froideur analytique. Car bien évidemment, pour les raisons que je viens d’évoquer, parce qu’ils expriment la souffrance ressentie par la partie la plus pauvre et fragile de la population, directement exposée à la violence des politiques du pouvoir macronien, les GJ ne peuvent que susciter de la sympathie ; mais qui ne doit pas faire obstacle à l’analyse concrète de la situation et de ses évolutions possibles.

Un premier pas vers l’unification des classes populaires ?

D’un point de vue analytique, le premier constat est celui d’un mouvement d’une certaine façon symétrique au bloc bourgeois. Ce dernier réunit les classes favorisées « au-delà de la droite et de la gauche » ; les GJ semblent faire de même, mais du côté des classes populaires.  Ainsi, selon le sondage Ifop réalisé début décembre [2], le soutien aux GJ croit lorsqu’on s’éloigne du cœur du bloc bourgeois dans les deux directions, vers la droite et vers la gauche. Très réduit parmi l’électorat de LREM (7%), il est important parmi les sympathisants PS (49%) et LR (26%), et atteint des niveaux encore plus élevés parmi les électeurs de la France insoumise (56%) et du Rassemblement national (66%). Du point de vue social, ce sont les ouvriers (63%), les employés (47%) et les indépendants (47%) qui soutiennent avec le plus de force le mouvement, des catégories qui historiquement étaient pour partie présentes dans l’alliance sociale de gauche, pour une autre partie dans celle de droite. Bref, les GJ pourraient préfigurer le bloc anti-bourgeois dont nous avions discuté la possible formation dans L’illusion [3] en soulignant cependant qu’une politique de médiation en mesure de satisfaire l’ensemble des classes populaires nous semblait bien difficile à concevoir, compte tenu de la distance qui marquait les attentes, par exemple, des salariés à faible qualification par rapport à celles des ‘petits patrons’, des artisans ou des commerçants. Evidemment, il est bien trop tôt pour affirmer que notre analyse n’est plus d’actualité : l’union dans un mouvement de protestation rencontre bien moins de difficultés que l’adhésion commune au même programme politique. Cependant, force est de constater que les GJ expriment une certaine unification politique des classes populaires ; dont il faut ainsi se demander sur quels ressorts elle repose.

Le retour de la question sociale… et la mise entre parenthèses du rapport salarial

Rappelons d’abord que, dans L’illusion, ce sont les questions liées au rapport salarial, une dimension institutionnelle décisive dans l’organisation capitaliste, qui nous semblaient constituer un obstacle très difficile à franchir pour un projet qui ambitionnerait la formation d’un bloc anti-bourgeois fondé sur l’unité politique des classes populaires. La discipline du licenciement, le degré de centralisation de la négociation, les formes contractuelles sont autant de thèmes sur lesquels il est difficile d’imaginer une médiation viable entre les intérêts des salariés et ceux des indépendants. De ce point de vue, la liste des revendications distribuée par les GJ aux médias fin novembre [4] est très parlante : à part une hausse, assez modérée pour tout dire, du Smic à 1300 euros, et la demande significativement limitée aux grosses entreprises d’une réduction du recours aux CDD, ces thèmes sont complètement absents d’une liste qui compte pourtant une quarantaine de revendications. Pour rappel, il y a à peine plus de deux ans, la Loi travail voulue par Hollande avait suscité un long mouvement de protestation, dont on ne retrouve aucune trace dans la contestation en cours : le véritable démantèlement du Code du travail provoqué par loi El Khormi puis par les ordonnances Macron n’est pas mis en avant par les GJ, dont le mouvement répond pour l’essentiel à la difficulté immédiate de boucler les fins de mois. Autre point à souligner, l’interlocuteur auquel s’adresse la demande de soutien du pouvoir d’achat est exclusivement le gouvernement : c’est à lui que s’adressent les GJ, pas aux employeurs.

La marginalité des revendications portant sur le rapport salarial dans un mouvement qui réclame non seulement une baisse des taxes, mais aussi une plus forte progressivité de l’impôt sur le revenu, la fin du CICE, l’arrêt de la construction de grandes zones commerciales et la protection des petits commerces de proximité, la fin du travail détaché, la protection de l’industrie française, ou encore l’institution d’un referendum d’initiative citoyenne, demande interprétation. Une première hypothèse est que la minoration de thèmes pourtant primordiaux dans la structuration du capitalisme et en raison de leur impact sur les conditions de vie concrètes des classes salariées, puisse répondre à une exigence tactique : celle précisément de permettre la coexistence au sein du même mouvement de catégories porteuses - sur la hiérarchie des normes, les modalités de la rupture contractuelle, la possibilité de recours aux prud’hommes, le montant des indemnités etc. - d’attentes contradictoires. Cette hypothèse n’apparaît cependant guère convaincante : car elle supposerait une organisation verticale des GJ, avec un groupe dirigeant en mesure de sélectionner les revendications et de privilégier celles qui ne posent pas de problèmes d’unité. Or, tout indique que les GJ sont un mouvement horizontal qui exprime assez directement ses demandes. Il faut donc envisager la possibilité que les questions liées à l’organisation de la relation salariale soient vraiment secondes dans les attentes des GJ, ce que semble d’ailleurs confirmer l’enquête sur le mouvement menée par 70 universitaires et publiée par Le Monde le 11 décembre [5]. Enquête qu’il faut interpréter avec prudence vu le nombre très limité de questionnaires analysés, mais dont les résultats sont cohérents à la fois avec le sondage Ifop cité plus haut et avec la liste des revendications des GJ. L’enquête confirme d’abord que les catégories les plus représentées dans le mouvement sont les employés et les indépendants (artisans, commerçants et chefs d’entreprises) ; et surtout elle indique que l’augmentation du pouvoir d’achat (53%) et la réduction des impôts et des taxes (41,6%) sont de loin les motivations les plus répandues, largement devant une meilleure redistribution de la richesse (19,9%), l’opposition au gouvernement (18,7%) ou l’exigence de réformes institutionnelles (10,2%).

Les attentes politiques des salariés, une nouvelle hiérarchie ?

L’hypothèse que les attentes des salariés à revenu modeste soient désormais fortement hiérarchisées, avec une importance décisive accordée au pouvoir d’achat et un poids très faible des autres dimensions du rapport salarial, doit donc être sérieusement prise en considération. C’est pour l’instant une simple hypothèse, mais qui permettrait de rendre compte de l’unification des classes populaires, indépendantes et salariées, au sein des GJ, et qui est parfaitement compatible avec la dynamique sociale impulsée par la présidence Hollande d’abord, puis par le bloc bourgeois. La dévalorisation de la négociation collective, l’affaiblissement du pouvoir syndical, l’exposition au risque de licenciement sans réelles possibilités de recours laissent imaginer la possibilité d’un rapport de force à tel point favorable au capital que pour une fraction du salariat la partie, cette partie-là, celle qui l’opposait aux employeurs, est désormais jouée et perdue. D’autre part, et aussi en raison de cela, la précarisation et l’appauvrissement touchent ou menacent désormais de pans entiers de la société française. On se retrouve ainsi dans une situation paradoxale, qui voit l’exigence de soutien du pouvoir d’achat devenir très aigue et urgente pour des catégories salariées qui ont intégré l’impossibilité d’obtenir quoi que ce soit dans le conflit distributif avec les employeurs. La solution du paradoxe va même au-delà de celle indiquée par Dominique Méda : non seulement la souffrance engendrée par le mépris social « ne peut plus être criée à l’intérieur de l’entreprise, elle est donc maintenant criée en dehors » [6], en s’adressant exclusivement au gouvernement et non plus au patronat ; mais elle se concentre presque exclusivement sur les problèmes de pouvoir d’achat dont la solution ne pourrait venir que d’une baisse des impôts et de transferts publics supplémentaires. Une hiérarchisation forte et nouvelle des attentes du salariat pourrait ainsi contribuer à expliquer le glissement d’un affrontement social structuré par le conflit capital/travail – historiquement traduit dans le clivage droite/gauche – à un affrontement entre le peuple, à savoir l’ensemble des catégories populaires, et un gouvernement perçu comme le représentant des élites.

Le néolibéralisme peut se nourrir de la misère sociale qu’il engendre

Celle que je viens d’évoquer est une simple hypothèse, dont il reste à vérifier – malgré son caractère vraisemblable – la pertinence non seulement pour le mouvement des GJ, mais aussi pour l’ensemble du salariat français. Mais une telle évolution de la demande politique d’une fraction importante des classes salariées est en tout cas envisageable. Il ne s’agit pas de la condamner ni de s’en féliciter, mais simplement de considérer qu’elle peut compter parmi les effets des politiques impulsées par le bloc bourgeois. Il faut donc se demander quelles seraient les conséquences d’une évolution qui pourrait paradoxalement se révéler compatible et même nécessaire à la transformation néolibérale du capitalisme français. Une fois de plus, il est essentiel de souligner que le cœur du néolibéralisme n’est pas l’austérité budgétaire, mais une relation salariale « flexible », la main libre au patronat dans les relations du travail, une protection sociale pliées aux règles marchandes. L’austérité a été utilisée, en France comme ailleurs, pour montrer le caractère prétendument inéluctable des réformes néolibérales, qui sont à l’origine de la diffusion de la précarité, de la pauvreté et des inégalités grandissantes : autant de dynamiques qui ne seraient pas arrêtées, loin de là, par le simple passage à une politique budgétaire plus expansive. Comme je l’ai indiqué, ces mêmes dynamiques – par le besoin impérieux et urgent de soutien du pouvoir d’achat et par l’intégration dans les comportements socio-politiques d’un rapport de force totalement favorable au capital qu’elles produisent – sont susceptibles d’engendrer une nouvelle hiérarchisation des attentes des classes salariées dans laquelle le cœur du modèle néolibéral ne serait plus véritablement contesté et sortirait, par conséquent, du conflit politique. Ainsi, il serait erroné d’imaginer que la viabilité du modèle néolibéral repose entièrement sur celle du bloc bourgeois ; au contraire, dans un capitalisme totalement organisé selon la logique néolibérale, non seulement le bloc bourgeois mais aussi la coalition des intérêts sacrifiés par le bloc bourgeois se rejoignent pour valider la même construction institutionnelle. Les expériences gouvernementales en cours en Italie, en Hongrie ou encore aux Etats-Unis montrent que deux coalitions sociales totalement différentes, une ancrée dans les classes bourgeoises, l’autre dans les classes populaires, peuvent s’opposer sur le degré d’ouverture de l’économie ou sur la politique budgétaire tout en convergeant sur la validation de la logique néolibérale [7]. En poussant, et même en obligeant les classes défavorisées à délaisser le conflit contre le patronat sur le partage de la valeur ajoutée et à se concentrer entièrement sur la demande de transferts monétaires de la part du gouvernement ou sur celle d'une baisse des impôts, le néolibéralisme se nourrit de la misère sociale qu’il engendre.

La gauche saura-t-elle faire preuve de capacité hégémonique ?

Encore une fois, ce scénario est pour l’instant hypothétique en France : la réforme néolibérale de la relation salariale est récente, ses effets ne peuvent être aussi profonds qu’en Italie ou aux Etats-Unis. La situation est donc ouverte et, comme l’indique avec raison Cédric Durand [8], elle peut évoluer dans des directions très différentes ; qui dépendront pour partie du rôle joué par les acteurs politiques. Il est fondamental donc de s’interroger sur l’attitude que les forces soucieuses de progrès social et de rupture avec la logique néolibérale devraient adopter face au mouvement des GJ. De mon point de vue il y a deux positions qui ne seraient pas en adéquation avec l’analyse qui précède.

La première est celle de l’hostilité à un mouvement constitué par des catégories sacrifiées par le néolibéralisme : il serait bien peu intelligent, pour qui souhaite travailler dans une perspective d’arrêt des politiques et des réformes néolibérales, d’essayer de disqualifier les forces sociales sur lesquelles un tel virage pourrait reposer. La fraction de la gauche française qui a réagi à l’émergence des GJ en les qualifiant de racistes, homophobes ou fascistes devrait s’inspirer de l’expérience italienne : le rejet systématique et même l’attitude de supériorité morale d’une grande partie de la gauche italienne par rapport aux 5étoiles – un mouvement différent mais pour maints aspects comparable aux GJ - ont simultanément ouvert la voie à l’alliance entre les 5étoiles et la Ligue, et produit la marginalisation politique d’une gauche restée sans base sociale.

La deuxième attitude qui pourrait avoir des effets néfastes sur la perspective politique de rupture avec le néolibéralisme, est le soutien aux GJ poussé jusqu’au point de se confondre avec ce mouvement. Cette deuxième attitude est probablement la plus répandue dans la gauche française, et on en comprend la raison : il est difficile de résister à la tentation de faire l’apologie d’une force sociale nouvelle qui contraste avec vigueur et créativité le pouvoir macronien. Cependant, se limiter à accompagner et soutenir le mouvement sans en développer une critique constructive, pourrait se révéler contre-productif non seulement dans la perspective de rupture avec le néolibéralisme, mais aussi en termes d’impact sur l’offre politique. Il n’est pas question de considérer que les GJ sont majoritairement d’extrême droite : c’est le contraire qui est vrai. Simplement, le parti idéalement placé pour proposer une stratégie politique qui, en vue d’agréger l’ensemble des classes populaires, mettrait entre parenthèses le conflit capital/travail, validerait du moins implicitement les réformes de la relation salariale, et se concentrerait uniquement sur la politique budgétaire, en atténuant l’austérité, et sur le degré d’ouverture de l’économie, en introduisant un certain degré de protectionnisme, ce parti est le Rassemblement National. Une gauche qui continue à identifier dans le conflit capital/travail la dimension structurante du conflit social d’ensemble, et qui donc attribue une valeur décisive au rapport salarial, est destinée à s’aliéner le soutien d'une fraction de l’hypothétique bloc anti-bourgeois ; et de toute façon, l’unification de classes populaires auparavant divisées par le clivage droite/gauche semble plus facilement à la portée d’une extrême droite qui peut compter (et compte déjà) sur l’insatisfaction engendrée par les gouvernements socialistes parmi les classes salariées que d’une gauche qui pour attirer des catégories traditionnellement liées à la droite, se retrouverait obligée de donner des gages concrets, par exemple sur la politique de l’immigration, susceptibles de déstabiliser son socle traditionnel.

Il faudrait donc que la gauche se montre capable d’appuyer les GJ – et notamment leurs revendications en termes de pouvoir d’achat, qui ont le caractère de l’urgence absolue – tout en continuant à souligner l’importance décisive des politiques qui portent sur la protection sociale et le rapport salarial. Cela reviendrait non simplement à soutenir les GJ, mais à en orienter l’action en évitant la formation d’une coalition sociale inédite qui serait opposée au bloc bourgeois mais compatible avec le néolibéralisme. Une telle position pourrait intercepter les attentes d’une majorité des GJ, mais sans doute pas de la totalité du mouvement. Canaliser les énergies sociales mobilisées par les GJ dans une direction anti-libérale et progressiste, ce serait faire preuve d’hégémonie : la gauche française, qui n’arrête de s’affaiblir en se divisant, en sera-t-elle capable ?

NOTES

[1] B. Amable, E. Guillaud, S. Palombarini: L'économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l'Italie, Editions Rue d’Ulm, Paris, 2012

[2] « Le regard des Français sur le mouvement des gilets jaunes après les annonces d’Emmanuel Macron », Ifop, décembre 2018   

[3] B. Amable, S. Palombarini : L’illusion du bloc bourgeois,  Raisons d’agir, Paris, 2017 et 2018

[4]

[5] « Gilets jaunes : une enquête pionnière sur la révolte des revenus modestes », Le Monde, 11 décembre 2018

[6] Dominique Méda, France 5, C Politique du 16 décembre 2018

[7] S. Palombarini : « Italie: comment l’hégémonie néolibérale se renouvelle par une révolution apparente », www.contretemps.eu,  28 novembre  2018

[8] C. Durand : « Le fond de l’air est jaune », www.contretemps.eu, 11 décembre 2018