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Gérard Noiriel : «Il faut faire connaître les réalités des milieux populaires dans leur diversité»
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
A l'occasion de la publication par «Libération» d'une carte interactive sur le Paris «populaire», l'historien Gérard Noiriel explique sa vision de ce concept mouvant.
Directeur d’études à l’EHESS, Gérard Noiriel a publié en septembre Une histoire populaire de la France, de la guerre de Cent Ans à nos jours(éditions Agone). Il souligne l’importance de l’étude des interactions entre les élites et les classes populaires. Selon lui, lorsque ces dernières ne se mobilisent plus, elles disparaissent des travaux des intellectuels et deviennent invisibles.
Vous distinguez «les classes populaires» et «le populaire»…
Oui car pour moi, le populaire est une relation sociale. On ne peut pas comprendre complètement les comportements, les représentations qui existent dans les classes populaires si on ne voit pas qu’elles sont toujours en interdépendance avec les élites. J’ai montré dans mon livre que même la définition, ou l’identité des classes populaires, est déterminée fondamentalement par les classes dominantes qui construisent des discours, des représentations que s’approprient ensuite les classes populaires et qui les transforment. Les élites elles-mêmes sont amenées à changer leur regard. C’est cette «dialectique» que j’ai privilégiée dans le livre. J’insiste sur ce mot, ça nous ramène à Marx. C’est une sorte de mise à jour, s’appuyant aussi sur les travaux de Pierre Bourdieu ou de Norbert Elias, d’une lecture marxiste de l’histoire, fondée sur la lutte des classes. Evidemment, on ne définit plus les classes d’une façon uniquement économique comme le faisait Marx, mais je pense que ce type de dialectique nous permet de comprendre les transformations de la société française.
Comment définissez-vous les «classes populaires» ?
Je n’ai pas voulu entrer dans les querelles de définition. C’est pourquoi je suis parti d’une vision assez large des «classes populaires», qui correspond aujourd’hui, grosso modo aux ouvriers et aux employés. Evidemment, le niveau économique détermine toute une série d’autres facteurs : l’accès à la culture, aux soins…
Est-ce que vous croyez aux concepts de «bourgeoisie populaire» (1) et de «petite bourgeoisie populaire» ?
La question de la «petite bourgeoisie» n’est pas nouvelle. C’était déjà présent chez les marxistes, dès Marx d’ailleurs. Ça définissait toute la fraction des classes populaires qui est propriétaire, qui a été extrêmement importante en France. On l’oublie souvent. Je pense d’ailleurs que le mouvement des gilets jaunes est, quelque part, une revanche de cette fraction des classes populaires non-salariées. La paysannerie a eu un poids énorme jusque dans les années 50, mais vous aviez aussi ceux qu’on appelait «les indépendants» (des petits patrons, qui souvent n’avaient même pas de salariés), des commerçants… Souvent, ces gens-là avaient des niveaux de vie guère supérieurs à ceux des ouvriers qualifiés.
Jusqu’à la fin du Second Empire, on parlait aussi, même dans les documents officiels, des «ouvriers patrons». Ça paraît paradoxal aujourd’hui, mais c’était une composante très importante. Lorsqu’on regarde les statistiques faites par les institutions, on voit qu’il y a une forte poussée de l’industrialisation sous Napoléon III, sans augmentation du nombre des ouvriers classifiés comme tels. C’est parce qu’il y a énormément d’ouvriers paysans, par exemple, ou de gens qui peuvent être, à certains moments ouvriers, à certains moments patrons (c’était le cas des canuts à Lyon dans les années 1830). La grande époque de l’industrie, des années 1880 aux années 1970-80, a imposé l’image d’un salariat ancré dans l’entreprise. La crise et les mutations du capitalisme l’ont fait éclater. Pas complètement, mais en partie.
Dans votre approche des classes populaires, comment analysez-vous le rôle de leurs «défenseurs», qui parfois sont bourgeois ?
C’est bien pour cette raison qu’il est important de travailler dans une perspective relationnelle, car la plupart du temps, la mise en forme, dans le discours public se fait par des gens qui n’appartiennent pas aux classes populaires. Marx, notamment, n’était pas un ouvrier. En général, dans la dialectique des luttes sociales, ceux qui sont à l’initiative du mouvement sont les fractions les plus qualifiées, les moins dominées parmi les classes populaires : ceux qui ont le plus de ressources pour pouvoir s’exprimer – on le voit encore avec le mouvement des gilets jaunes. Malgré tout, pour que le mouvement accède à une représentation politique, il faut des «alliés de classe», qui sont souvent issus des milieux de la bourgeoisie intellectuelle.
Y a-t-il une «invisibilisation» ou une «invisibilité» de l’histoire, ou des classes populaires dans le monde de la recherche ?
On voit, historiquement, qu’à chaque fois qu’il y a des grandes luttes sociales, ça a des effets sur le monde intellectuel. A l’inverse, quand les mouvements sociaux s’affaiblissent, les intellectuels, au sens large du terme (artistes, universitaires, journalistes, écrivains…) s’orientent vers d’autres sujets. Lorsque les classes populaires se démobilisent, comme ça a été le cas depuis la grande lutte des cheminots en 1995, elles deviennent quasiment invisibles. Il y a d’autres facteurs : depuis vingt ans, ce sont les questions identitaires qui ont pris le dessus. Elles concernent aussi les classes populaires, mais ces dernières ne sont plus désignées comme telles, plutôt comme «issues de l’immigration», comme «issues de telle ou telle religion», comme «noires», comme «femmes», etc. C’est une question de représentations. Le rôle fondamental des élites, c’est justement la sélection des critères permettant de représenter la société. Elles sont toujours à la remorque de ce qui se passe, rarement à l’initiative. La grande époque des intellectuels de gauche, c’est aussi la grande époque du mouvement ouvrier : Sartre en est l’illustration.
Et dans l’espace urbain ?
C’est effectivement une dimension importante, qui n’est pas nouvelle. On a rarement vu, sauf peut-être dans les villes communistes, des avenues Maurice-Thorez ou des avenues Lénine… Dans la capitale par exemple, je m’étais battu avec la mairie, il y a quelque temps pour que le clown «Chocolat» (qui est le premier artiste noir de la scène française et qui a vécu plus de vingt ans à Paris) ait au moins une plaque (2). On l’a obtenu parce qu’il y a eu le film, et Omar Sy s’est emparé de l’affaire. Pour moi, c’est aussi du «populaire». J’insiste là-dessus. J’ai montré dans mon dernier livre (3) que la question des migrations est une dimension très importante de cette histoire.
Quelle est la responsabilité des pouvoirs politiques sur ces sujets ?
Il y a tout d’abord un enjeu d’éducation populaire. Je souligne d’ailleurs, au moment où il y a un grand débat national, que cette question est centrale. Même si je n’aime pas trop ce mot car il est aujourd’hui employé dans tous les sens, il y a un danger, proprement «populiste» de croire qu’il suffirait qu’un ouvrier ouvre la bouche pour qu’il ait la vérité infuse. Pas du tout. Ça n’a jamais existé. Il y a la nécessité de faire un travail d’éducation, mais en respectant la culture des gens. Si on leur assène nos vérités en jouant les profs, ça ne marchera pas. Les gens aspirent à avoir des outils supplémentaires pour intervenir plus efficacement dans le débat public.
Il faut aussi faire connaître la culture populaire. Il y a une espèce d’aveuglement des élites qui croient qu’ils n’ont plus rien à apprendre. Nous devons faire connaître, par tous les moyens possibles, les réalités des milieux populaires, dans leur diversité. C’est ce que j’essaie de faire, pour ma part, depuis une dizaine d’années avec le collectif Daja, une association d’éducation populaire qui intervient dans les établissements scolaires, les centres socioculturels, les médiathèques etc. En France, les classes supérieures vivent dans un univers qui se reproduit à l’identique depuis des décennies. Cela conduit à une forme d’ethnocentrisme qui consiste à interpréter les comportements populaires à partir d’une grille de lecture propre aux élites. C’est l’une des raisons qui expliquent que le discours antiraciste ait perdu de son impact dans les milieux populaires. Il faut évidemment continuer à se battre contre les préjugés, mais autrement, en évitant une sorte de projection de nos propres valeurs, de nos propres identités sur les milieux populaires.
(1) Notion utilisée par l’historienne Adeline Daumard.
(2) Située au 251, rue Saint-Honoré.
(3) Chocolat, la véritable histoire d’un homme sans nom, Bayard, 2016.