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Documentaire. « La voix de son maître » : archéologie de la pensée patronale
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Alternatives économiques, 18 avril 2019
Il y a quarante ans, une douzaine de chefs de grandes entreprises livraient leur vision du monde des entreprises à la caméra faussement naïve de Gérard Mordillat et Nicolas Philibert… Edifiant !
Faire parler une douzaine de grands patrons français de leur métier, face caméra, sans autre intervention : c’est le principe simple, et pourtant redoutablement efficace, mis en oeuvre par Gérard Mordillat et Nicolas Philibert dans La voix de son maître. Ce documentaire de 1978, que les éditions Blaq Out ressortent opportunément en DVD propose une plongée passionnante dans les représentations d’il y a quarante ans de ce qu’était un grand patron, le vrai pouvoir des multinationales et de ce que l’on appellerait aujourd’hui la « gouvernance d’entreprise ».
C’est quoi un patron ?
Ces chefs d’entreprise commencent par dire qu’ils n’aiment pas le titre du film : ils ne se voient pas comme des « maîtres ». Mais quand ils cherchent un autre mot pour les définir, ils peinent à trouver une alternative et finissent par proposer « les gagneurs » ! Parmi ces patrons on trouve François Dalle, PDG de l’Oréal, qui jouera de son influence politique pour empêcher le film d’être diffusé à la télévision, Jacques de Fouchier (Paribas), Alain Gomez (Saint Gobain), Francine Gomez (Waterman), la seule femme, Gilbert Trigano (Club Med) et bien d’autres.
Tous sont persuadés de constituer des êtres à part
Tout le début du film tourne autour des relations entre le patron et les salariés de l’entreprise. Car ils sont persuadés de constituer des êtres à part. Guy Brana, à la tête de Thomson, plaide pour que chacun dispose du libre choix de ce qu’il fait dans l’entreprise, pour le respect de la liberté de l’individu car plus un employé est autonome, plus il est productif. Alain Gomez, alors proche de Jean-Pierre Chevènement, assure, lui, qu’il n’y a pas de patron de gauche et de patron de droite : tous sont soumis au même environnement concurrentiel.
Le pouvoir des multinationales
C’est un thème qui commence à monter en ce milieu des années 1970 : les multinationales ont acquis un grand pouvoir qui remet en cause celui des Etats. Le capitalisme mondial, de l’économiste Charles Albert Michalet est publié en 1976. Cela fait quelques années qu’est née en Europe et aux Etats-Unis une nouvelle discipline, l’économie politique internationale, attachée à comprendre l’évolution des rapports de force mondiaux avec la montée en puissance des grandes entreprises. C’est en 1974 que sort L’imprécateur de René-Victor Pilhessur les monstres froids que sont les multinationales et Mille milliards de dollars de Henri Verneuil arrivera au cinéma quelques années plus tard pour dénoncer leur pouvoir.
La puissance réelle des multinationales est toujours limitée par la souveraineté des Etats, affirme Michal Barba (Richier)
Un pouvoir surestimé, explique Michal Barba (Richier). « Tout le monde s’affole en voyant apparaître un pouvoir tentaculaire, inquiétant, supranational ». A tort, assure-t-il. Il n’y a pas de directoire des multinationales, elles sont en concurrence les unes avec les autres. Et de toute façon, leur puissance réelle est toujours limitée par la souveraineté des Etats. Aussi petits soient-ils, ils peuvent toujours légiférer, affirme candidement Barba. Si elles vont dans le même sens à un moment donné, si elles réagissent de la même façon, c’est parce que leurs élites sortent des mêmes écoles. Et de donner l’exemple d’une réflexe commun : chercher la manière d’éviter de payer des impôts !
Quelle gouvernance d’entreprise ?
Autre grand thème abordé, celui de la direction de l’entreprise. Et d’abord, qui doit choisir le patron : les actionnaires ? les salariés ? les deux ? Si ce sont les salariés, alors le patron sera en campagne électorale permanente et ce n’est pas bon. On n’est pas là pour être aimé !, assène Francine Gomez. Il faut choisir le ou la meilleur€. Selon elle, implicitement, ce sont les actionnaires qui sont les mieux placés pour cela.
Un point de vue que reprend sans problème Jacques de Fouchier. Les actionnaires sont là pour choisir le patron le plus efficace, c’est-à-dire le mieux capable de maximiser la rentabilité du capital. La nécessaire domination d’un capitalisme actionnarial est déjà là, explicitement énoncée. Et ce patron doit avoir tout pouvoir, car « une entreprise ne peut vivre que dans le cadre d’une constitution monarchique » !
« Une entreprise ne peut vivre que dans le cadre d’une constitution monarchique » !, Jacques de Fouchier (Paribas)
Pour François Dalle, « l’entreprise est devenue la dernière paroisse », le dernier lieu de socialisation. Les salariés sont immobiles et les capitaux mobiles et anonymes. Leur légitimité face aux salariés ne va donc pas de soi, il faut trouver un terrain de conciliation. Avec les syndicats ? La proximité d’une CGT puissante avec le Parti communiste pose problème à la majorité d’entre eux. Des représentants des salariés dans les conseils d’administration ? Le sujet n’est même pas évoqué, il faut rappeler qu’à l’époque les syndicats sont contre. L’autogestion ? C’est le grand projet de la gauche syndicale, porté par Pierre Rosanvallon. Pour la majorité des patrons, c’est non.
Si on peut mesurer le pouvoir par le discours, alors ce film comme on n’en fait plus aujourd’hui – rythme lent, longues prises de paroles – reste le passionnant témoignage d’une époque qui annonçait la nôtre.
La voix de son maître, de Gérard Mordillat et Nicolas Philibert, 1978, 1h40, réédition 2019 chez BlaqOut