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Vaneigem: "C’est au peuple qu’il appartient de prendre en mains la chose publique"

Lien publiée le 4 juillet 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.marianne.net/debattons/entretiens/c-est-au-peuple-qu-il-appartient-de-prendre-en-mains-la-chose-publique

Raoul Vaneigem

Philosophe, écrivain, ancien membre de l'Internationale situationniste et auteur d'une trentaine de livres.

Dans son dernier essai poétique et politique, "Appel à la vie contre la tyrannie étatique et marchande" (Libertalia), Raoul Vaneigem plaide pour une reprise en mains par les peuples de leur destin.

Né en 1934 à Lessines (Hainaut), Raoul Vaneigem est l'auteur du Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations, paru en 1967. Il a publié récemment Appel à la vie contre la tyrannie étatique et marchande (Libertalia), dans lequel il plaide pour l’autogestion généralisée, la sauvegarde de la planète, l’être contre l’avoir, la poésie et la révolution. Rencontre avec l’écrivain qui a marqué toute une génération.

Propos recueillis pas Galaad Wilgos

Marianne : Vous entamez votre dernier livre par ces mots : "FAIRE TABLE RASE D’UN PASSÉ QUI NOUS A DÉSAPPRIS À VIVRE". Faire table rase du passé a été le mot d’ordre d’avant-gardes et de courants progressistes importants durant le XIXeet le XXe siècle. Pourtant, le Moyen-Âge, avec ses tables rondes, son éthique chevaleresque, ses libations, son amour courtois, son travail artisanal et ses commensalités a pu inspirer des révolutionnaires. Quel inventaire faites-vous du passé ?

Raoul Vaneigem : Il ne s'agit pas d'effacer le passé (au reste, comment le pourrait-on ?) mais de briser la chape d'aliénation séculaire qu'il fait peser sur notre présent, en nous empêchant de respirer un air nouveau. En finir avec le système d'exploitation de l'homme par l'homme, qui désertifie aujourd'hui la vie et la planète au nom du profit, implique de renouer avec les tentatives d'émancipation si ardemment manifestées lors des luttes sociales du passé. Les jacqueries, le courant courtois honorant la femme, les révoltes communalistes, les idées de la Renaissance, la Révolution française, la Commune de Paris, les collectivités libertaires de la révolution espagnole ont beau avoir été brutalement interrompus, ils ont ouvert une voie souveraine à la liberté qui, du Chiapas au Rojava, de la France des gilets jaunes à l'Algérie et au Soudan, éclairent la conscience universelle.

A l'évidence, l’État n'est plus que le gendarme des multinationales, il accorde sa légitimité aux escrocs et accuse d'illégalité quiconque refuse de se laisser dépouiller.

Le monde moderne semble offrir de moins en moins d’occasions d’émerveillement, de passions débridées, de sentiments profonds ou de poésie. Ce n’est pas faute d’en faire l’une des armes principales de la publicité. Houellebecq a fait de cette existence aseptisée, terne et médiocre son thème de prédilection. Vous opposez à cette "survie" la puissance poétique de la vie. Est-il encore possible de vivre autre chose que cette non-existence à l’heure du smartphone et des "jobs à la con" ?

Vous posez la question alors que, sous vos yeux, une "poésie pratique" fissure la vieille structure mentale et sociale dominante ; alors que s'esquisse une Renaissance, qui outrepasse l'idéologie humaniste des XVe et XVIe siècles et s'enracine dans le vécu. Une insurrection sociale et existentielle a jailli soudainement, elle a ranimé la conscience humaine en la sortant de sa léthargie. Contre toute attente ? Disons plus exactement qu'elle a surgi d'une longue attente. Elle marque le premier éveil d'une conscience demeurée à l'état larvaire depuis le Mouvement des occupations de mai 1968. La part radicale de ce Mouvement avait exprimé la volonté de dépasser, par la création d'une vie authentique, la morne survie et le confort consumériste que le projet économique du welfare state était résolu de lui vendre.

Ce qui irrite les politiciens, les syndicalistes, les intellectuels de gauche comme de droite, c'est qu'en affirmant son refus des chefs et de délégués non mandatés par les assemblées, le mouvement des gilets jaunes leur ôte tout pouvoir de manipulation et de récupération.

La régression qui a suivi a instauré une dictature démocratique de la consommation. Ses pacotilles et ses mensonges s'effritent désormais à mesure que s'accélère une paupérisation qui en arrive à menacer la simple survie des populations. La planète entière est condamnée à la stérilisation, à la pollution, à la désertification. Le pouvoir d'achat diminue, l'existence est de plus en plus précaire, l’État détruit le bien public, écoles, hôpitaux, transports, entreprises, agriculture. A l'évidence, l’État n'est plus que le gendarme des multinationales, il accorde sa légitimité aux escrocs et accuse d'illégalité quiconque refuse de se laisser dépouiller. C'est au peuple qu'il appartient désormais de prendre en mains la res publica, la chose publique, que le gouvernement dilapide et vend à l'encan. La désobéissance civile est un droit partout où règne le droit d'opprimer.

Les gilets jaunes, dont vous félicitez l’émergence, ont cherché à s’écarter des organisations traditionnelles (partis, syndicats) dont ils se méfient depuis leurs débuts. Il leur a été par ailleurs souvent reproché de manquer d’organisation. Sont-ils vraiment si désorganisés ?

Ce qui irrite les politiciens, les syndicalistes, les intellectuels de gauche comme de droite, c'est qu'en affirmant son refus des chefs et de délégués non mandatés par les assemblées, le mouvement des gilets jaunes leur ôte tout pouvoir de manipulation et de récupération. Cette décision implique une auto-organisation qu'expérimentent les assemblées et les assemblées d'assemblées. Pour la première fois dans les luttes sociales (hormis la Commune et les collectivités libertaires de la révolution espagnole) les clivages religieux et politiques, les calculs égoïstes de l'individualisme (fondement du populisme) sont absorbés par une revendication prioritaire : jeter les bases d'une société humaine. On raillera les maladresses, les erreurs, les incertitudes ? Quelle importance ? L'auto-organisation est une tâche de longue haleine. L'enfant tombe plus d'une fois avant d'apprendre à marcher.

Les gilets jaunes se sont notamment illustrés par leurs actions violentes, assumées comme telles. Certains y voient une évolution positive, en ce qu’un mouvement populaire décide enfin d’attaquer physiquement des symboles de l’État et du capitalisme, d’autres y voient un danger pour le mouvement. Dans votre livre Contribution à l’émergence de territoires libérés de l’emprise étatique et marchande vous déclarez que la violence "n’a qu’un effet d’exorcisme et ne change rien à l’envoûtement séculaire qui nous paralyse". La violence est-elle un frein ou une nécessité dans la volonté de construire une société autogérée ?

Fracasser une vitrine de banque ou d'un magasin de luxe, c'est s'en prendre à un symbole, non à un système. Le chaos sert les intérêts du pouvoir. Il a besoin d'une arène où robocops et gladiateurs du gauchisme paramilitaire s'affrontent avec une brutalité similaire bien que de sens opposé. Face à un gouvernement dont une stupidité atterrante alimente l'arrogance, la colère du peuple a fait montre d'une rare modération. La maltraitance de millions d'hommes et de femmes justifie amplement la colère. La colère oui, l'aveuglement non ! L'arme insurrectionnelle par excellence n'est pas le défoulement rageur des frustrations (que le populisme gauchiste et fascisant manipule si aisément), c'est la priorité accordée à la vie et à l'humain, dont la gratuité ne demande qu'à se propager.

Ce qui va l'emporter c'est le développement de la conscience humaine, c'est, malgré la lassitude et les doutes, la ferme résolution de ne pas céder. La puissance de cette détermination ne cessera de s’accroître parce qu'elle ne se soucie ni de victoire ni de défaite. Parce que, sans chefs ni représentants récupérateurs, elle est là et elle détient à elle seule la liberté d'accéder à une vie authentique. C'est par un pacifisme insurrectionnel et créatif que le monde va changer de base. Le nombre de manifestants diminue ? Ne vous y trompez pas ! La force d'une insurrection réside moins dans le nombre des partisans que dans la qualité des revendications. Le projet d'une société humaine a un pouvoir de rayonnement incomparablement plus grand que le spectacle du mécontentement.

Nous n'avons d'autre choix que de réinventer l'enseignement pour rompre avec l'éducation concentrationnaire, abolir le marché des esclaves diplômes.

L’une des revendications principales des gilets jaunes est le Référendum d’initiative citoyenne. Le RIC est-il un pas vers la société autogérée que vous appelez de vos vœux ?

Si le RIC compte susciter l'intérêt ou l'attention de l’État, c'est un leurre. Les décisions locales sur la gestion du quotidien, débattues puis soumises aux assemblées d'assemblées me paraissent plus importantes. Elles président en effet à l'élaboration de ce que les zapatistes appellent une charte de "bon gouvernement", un gouvernement fait par le peuple et pour le peuple. La démocratie est dans la rue, pas dans les urnes. L'ancienne classe moyenne, aujourd'hui opprimée par les taxes et impôts qui enrichissent les multinationales rejoint peu à peu une insurrection généralisée où les divergences d'opinions sont supplantées par le désir de vivre en s'émancipant d'un système de coercition millénaire. Ce qui hier paraissait chimère, utopie, délire devient possible en raison de l’État qui qualifie d'insensé ce qui ne va pas dans son sens.

Le Léviathan ne changera pas, il ne conçoit d'autre réalité que dans le cadre de son invariance. Seules la servitude volontaire et la crétinisation qu'elle implique nous ont dissuadés de décréter la gratuité des transports publics, la création de banques solidaires, la récupération (par une grève des fonctionnaires?) de l'argent des taxes et impôts indûment perçu par l’État-escroc. Nous n'avons d'autre choix que de réinventer l'enseignement pour rompre avec l'éducation concentrationnaire, abolir le marché des esclaves diplômes. Les policiers retrouveront les tâches qui leur sont dévolues : démantèlement du narco-trafic, mise hors d'état de nuire des malfaiteurs psychopathes, des pollueurs, des empoisonneurs de terres arables et d'eau potable. Enfants, nous avons été matraqués par l'idée qu'on ne pouvait pas changer le monde. Mais en l'enfant, que l'adulte n'a pas réussi à tuer en lui, refleurit cette aspiration qui n'a jamais cessé d'être notre souffle de vie : nous pouvons tout, ou du moins plus que nous n'imaginons, car la créativité de l'être humain est sans limite.

La rapacité de l'avoir ne va pas nous crétiniser plus longtemps. Elle se termine où l'être a résolu de s'affirmer.

Nul n'empêchera les mots de retrouver leur sens humain.

Vous dites dans votre dernier livre que "ce ne sont pas ces combats douteux, spectaculaires et complaisants, menés par l’activisme-humanitaire, végétaliste et animalien, qui mettront fin à la misogynie, au communautarisme, à la maltraitance des bêtes, à l’individualisme grégaire, à l’égoïsme" et vous en appelez à l’émergence d’un "style de vie". Qu’entendez-vous par là ?

Une civilisation nouvelle émerge des limbes d'une civilisation marchande dont le pourrissement est tangible. Nous entrons dans une ère de recommencement où nos mentalités, nos connaissance, nos comportements sont voués à changer radicalement ; ont déjà commencé à changer radicalement. Qui ne comprend au fil de son existence quotidienne qu'un style de vie est en train de supplanter l'état de bête de somme et de bête de proie auquel le système d'exploitation économique, psychologique et social a réduit l'homme et la femme ? Lors d'une manifestation des gilets jaunes, un retraité confiait à un journaliste : "J 'ai toujours entendu parler de solidarité. C'est la première fois que je trouve un sens à ce mot." Ainsi en va-t-il de la liberté et de l'égalité. Nul n'empêchera les mots de retrouver leur sens humain.