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Plan et marché à Cuba des années 1960 à aujourd’hui
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Plan et marché à Cuba des années 1960 à aujourd’hui
P. Del Castillo
Février 2019, les Cubains ratifient par référendum une Constitution qui reconnaît le rôle du marché dans l’économie. Les questions soulevées remontent au « grand débat économique » qui a marqué les premières années de la Révolution mais se posent dans un contexte bien différent. Retour sur les moments clés de cette histoire.
Une polémique d’envergure internationale
1963. La revue Revista Comercio Exterior publie un article d’Alberto Mora, ministre du Commerce Extérieur, sur la loi de la valeur dans l’économie cubaine. Che Guevara, alors à la tête du ministère de l’Industrie, réplique dansNuestra Industria Económica. C’est le début d’une vaste discussion sur la nature des rapports entre planification et mécanismes de marché, qui prendra une envergure internationale. Pendant deux ans, deux lignes s’opposeront à coup d’articles : d’un côté, les défenseurs du calcul économique avec notamment Carlos Rafael Rodríguez et l’économiste français Charles Bettelheim, qui rejoignent Mora ; de l’autre, le Che, partisan du Système Budgétaire de Financement, reçoit le renfort du marxiste belge Ernest Mandel.
Les premiers estiment que les catégories marchandes, dans la mesure où les forces productives restent insuffisamment développées, continuent nécessairement de régir les rapports économiques à Cuba : les entreprises, qui doivent jouir d’une autonomie de gestion, échangent des marchandises ; la concurrence, l’offre et la demande et les stimulants matériels reversés aux travailleurs en fonction de leur productivité sont autant d’instruments permettant le développement de l’infrastructure économique. En somme, les lois du marché sont mises – temporairement en théorie – au service de la planification. Aussi, ces tenants du calcul économique sont-ils en phase avec les réformes khrouchtchéviennes, à une époque où l’autogestion financière socialiste des entreprises fait son entrée dans les manuels d’économie politique soviétiques.
S’ils ont des divergences, Mandel et Che ont en commun de concevoir l’économie socialiste comme une grande entreprise : dans le Système Budgétaire de Financement, les moyens de production appartiennent au peuple (représentés par l’État), les échanges entre entreprises se réduisent à de simples opérations comptables. Marché et plan sont deux pôles foncièrement contradictoires : la loi de la valeur, survivance des rapports capitalistes, perd son caractère régulateur de l’économie. L’augmentation de la productivité doit être encouragée par des stimulants moraux ; les stimulants matériels, susceptibles de favoriser les valeurs individualistes, doivent rester secondaires. En effet, les critiques du Che et Mandel visent les rapports entre développement de l’économie et facteur subjectif : le rôle accordé par le calcul économique aux intérêts individuels justifié par l’état de l’infrastructure, ratifie le niveau de conscience des masses.
Pour le Che, qui donne l’exemple en participant aux travaux volontaires, il s’agit au contraire d’édifier le socialisme en sortant les travailleurs de leur condition d’homo economicus. La planification – synonyme d’extension du domaine de la conscience dans l’économie – et la transformation de l’homme, à la fois fin et moyen, sont indissociables. Ce pari, qui a en sa faveur l’enthousiasme d’une révolution encore dans les langes, repose sur l’idée que le politique et l’idéologique pèsent de tout leur poids dans les rapports dialectiques avec l’infrastructure. Il suppose in fine une anthropologie optimiste.
Toujours est-il que cette exigence de hic et nunc, qui fait la force et la faiblesse de la position du Che, est en concordance avec l’audace voire la témérité qui a porté les guerrilleros au pouvoir.
Mouvements de balancier au « laboratoire du socialisme »
L’alternative du grand débat économique va se décliner en différentes stratégies adoptées au gré de la conjoncture internationale mais surtout selon les résultats obtenus.
Après les tâtonnements du début des années 1960 marqués par des choix sectoriels – industrie guidée par le Système Budgétaire de Financement, agriculture par le calcul économique, se dessine une stratégie radicale à contre courant des réformes Lieberman en URSS : l’« offensive révolutionnaire » de 1968 conduit à la nationalisation de tous les petits commerces. Effacement de la comptabilité, déconnexion entre travail et rémunération et tentative d’appliquer le principe du communisme : de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins.
Les chiffres décevants (échec de la zafra de 1970) conduiront à son remplacement par le principe « à chacun selon son travail ». Après l’entrée dans la CAEM en 1972 , c’est en 1976 la mise en place du Système de direction et de Planification de l’Économie, largement emprunté au modèle soviétique, qui fait jouer la loi de la valeur. Si Cuba connaît une certaine prospérité, due en grande partie aux échanges avec les pays de l’Est, le bilan du nouveau système est entaché par l’anarchie dans les investissements, des distorsions dans les prix fixés par les entreprises, des excès liés au versement des primes…des travers dénoncés par Fidel Castro dans son célèbre discours de 1987, qui remet à l’honneur les conceptions du Che sur l’homme nouveau.
La « rectification des erreurs » qui s’ensuit est en partie avortée par l’effondrement de l’URSS : pour faire face à ses conséquences accentuées par le renforcement du blocus, l’État a recours aux investissements étrangers, donne naissance à un secteur privé et autorise la vente de produits agricoles selon l’offre et la demande.
À partir de 1998, le perfeccionamiento empresarial, une forme de gestion autofinancée expérimentée par les entreprises de l’armée à partir de 1987, est étendu à des entreprises d’État. Ces mesures, qui visent à encourager la productivité en intéressant les travailleurs aux résultats et en accordant plus d’autonomie aux entreprises seront approfondies et élargies suite aux VIe et VIIe Congrès du PCC (2011 et 2016). Elles ont donné lieu à une concentration des entreprises d’État – celles déficitaires étant fusionnées – et ont été accompagnées d’une extension du secteur coopérativiste (auparavant cantonné à l’agriculture) et du secteur privé.
Disparition du camp socialiste et insertion dans l’économie mondiale, émergence du secteur non-étatique, pénétration croissante du capital étranger : les données dans lesquelles se posent les problèmes des rapports plan/marché ont donc indéniablement changé depuis le grand débat et contribuent, conjointement au recul du marxisme chez les économistes et dirigeants cubains, à accorder plus de poids aux mécanismes mercantiles.
2019 : la nouvelle orientation gravée dans la Constitution
Que l’on reprenne les termes du grand débat des années 1960, et il faut convenir que le projet de l’homme nouveau a été délaissé au profit de l’autonomie des entreprises et des stimulants matériels. Les dissensions au sein de l’intelligentsia et des dirigeants cubains concernent aujourd’hui des questions comme le rythme des transformations ou encore le poids à accorder aux coopératives. Font figure de modèle des entreprises telles que Labiofam, fleuron de la biotechnologie cubaine, qui diversifie ses activités, exporte produits et services dans des dizaines de pays, commercialise des articles importés, pratique une politique de haut salaires en redistribuant directement ses bénéfices…. Les idées qui ont fini par l’emporter sont proches du calcul économique, à ceci près que, dépourvue de la boussole que constituait la théorie marxiste et la visée du communisme, l’orientation actuelle prend la forme d’un pragmatisme. Exit les étiquettes théoriques.
Si les partisans d’une planification véritablement centralisée ne sont guère audibles, les tensions entre libre jeu du marché et plan n’ont pas disparu pour autant. Elles se cristallisent à un échelon clé du modèle : les OSDE , censées chapeauter les entreprises étatiques d’un même secteur conjointement avec des commissions représentant l’État… tout en respectant l’autonomie de ces entreprises, renforcée par des décrets de 2017. Un certain flou juridique donne finalement une large latitude aux ministères, qui peuvent s’appuyer sur des habitudes centralisatrices, ce qui conduit certains directeurs d’entreprises à réclamer plus de flexibilité, accusant les OSDE d’être des mini-ministères. Malgré l’aggiornamento terminologique, le problème persiste.
Tout en réaffirmant le principe directeur de planification, la Constitution ratifiée au début de l’année 2019 reconnaît l’autonomie des entreprises, le rôle du marché et les formes de propriété non-étatiques, avec quelques années de retard sur les transformations économiques. Moins médiatique que les dispositions sur le mariage homosexuel, ce changement pourrait avoir un effet catalyseur sur le déplacement du centre de gravité vers le pôle marchand.
L’ampleur et la vitesse de ce basculement dépendront des politiques adoptées mais les annonces faites en avril au Parlement par Marino Murillo suggèrent une accélération du processus : extension des « schémas fermés » de financement, modèles d’autofinancement spécifiques au secteur des technologies et aux entreprises travaillant avec la Zone spéciale de Mariel, assouplissement de l’encadrement de l’intéressement et création d’une institution financière dont les contours sont encore flous. Depuis le début de l’année, le ministre de l’Économie a multiplié les déclarations sur l’élaboration d’un plan 2020 plus « participatif » ; quant au président Díaz-Canel, il a même été jusqu’à annoncer, lors du dernier Congrès de l’ANEC, que le plan « ne viendrait plus d’en haut ». Des propos à relativiser compte tenu de la force d’inertie des mécanismes économiques dans l’île où les mutations économiques se font en douceur depuis trois décennies… malgré quelques soubresauts comme en 2014, lorsque la direction de Labiofam avait été vertement critiquée par le gouvernement pour avoir baptisé deux de ses parfums des prénoms de Hugo Chavez et de Che Guevara. Un épisode à rapprocher des débats médiatiques récurrents sur la vente de vêtements et d’accessoires arborant le drapeau national ; comme si les résistances à la mercantilisation se situaient désormais dans le domaine symbolique.
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Quelques réflexions complémentaires
Pour resituer l’histoire économique de Cuba et en tirer les leçons encore utiles au mouvement communiste international
Un passage à la fois intéressant et caractéristique du confusionnisme sur ces questions :
« l’« offensive révolutionnaire » de 1968 conduit à la nationalisation de tous les petits commerces. Effacement de la comptabilité, déconnexion entre travail et rémunération et tentative d’appliquer le principe du communisme : de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins.
Les chiffres décevants (échec de la zafra de 1970) conduiront à son remplacement par le principe « à chacun selon son travail ». Après l’entrée dans la CAEM en 1972 , c’est en 1976 la mise en place du Système de direction et de Planification de l’Économie, largement emprunté au modèle soviétique, qui fait jouer la loi de la valeur. »
Il est évident que le passage direct au communisme dans un pays aux forces productives encore limitées tel que Cuba à cette époque, et même encore, aujourd’hui, reste tout à fait une utopie et ne peut mener qu’à l’échec.
Le principe « à chacun selon son travail » reste celui de l’économie de transition, et nécessairement pour une période assez longue, et même tant que le socialisme n’est pas encore dominant sur la planète.
Ce principe repose sur la loi de la valeur, mais pas nécessairement sur la loi du marché, bien au contraire.
Il va même précisément de pair avec un équilibre économique entre besoins sociaux et forces productives.
C’est la définition des besoins sociaux collectifs qui est la mesure du plan, du point de vue de la loi de la valeur.
C’est ce que Marx nous explique dans la Critique du Programme de Gotha et que Staline a tenté de remettre en œuvre peu avant sa mort, à l’occasion du 19ème et dernier Congrès du Parti Bolchévique.
Ce qui est tout à fait différent de la conception révisionniste khrouchtchevienne, qui a voulu relier à nouveau loi du marché et loi de la valeur, tout à fait selon une conception trotskyste de l’économie :
« En acceptant ou en rejetant les marchan dises, le marché, arène de l’échange, décide si elles contiennent ou ne contiennent pas de travail socialement nécessaire, détermine ainsi les quantités des différentes espèces de marchandises nécessaires à la société, et, par conséquent, aussi la distribution de la force de travail entre les différentes branches de la production. »Trotsky, Oeuvres, 1939
https://tribunemlreypa.wordpress.com/2017/12/04/le-bloc-et-la-faille/
Ce qui était « cohérent », également, avec sa conception révisionniste de la NEP, en 1936…
« L’assainissement des relations économiques avec les campagnes constituait sans nul doute la tâche la plus urgente et la plus épineuse de la Nep. L’expérience montra vite que l’industrie elle-même, bien que socialisée, avait besoin des méthodes de calcul monétaire élaborées par le capitalisme. Le plan ne saurait reposer sur les seules données de l’intelligence. Le jeu de l’offre et de la demande reste pour lui, et pour longtemps encore, la base matérielle indispensable et le correctif sauveur. » Trotsky, La Révolution Trahie, 1936
Alors qu’à l’époque de Khrouchtchev la NEP était déjà morte et enterrée depuis une trentaine d’années…
Au stade de développement où en est encore Cuba, il y a inévitablement une survie relative d’une économie de marché qui est nécessaire au niveau de petites entreprises, y compris agricoles, commerces et services. La question de savoir si l’on est encore dans une économie de transition dépend donc de la relation entre plan et marché.
Est-ce que le plan est établi en fonction des besoins sociaux collectifs ou en fonction d’une rentabilité financière espérée et estimée en fonction du marché ?
A noter que la réalisation du plan, établi en fonction des besoins sociaux, peut, et même doit, logiquement et y compris d’un point de vue comptable, en période de transition, faire appel au principe « à chacun selon son travail ».
Car dans ce cas, la mesure du travail, réparti selon le plan, est aussi celle des besoins sociaux et c’est cette correspondance qui reflète l’utilisation socialiste de la loi de la valeur, et non la loi du marché.
Pour rendre les deux secteurs compatibles, et même, complémentaires, l’État doit donc, et de manière autoritaire, au besoin, jouer un rôle régulateur important et même sans faille à l’égard des dérives mercantiles qui entraveraient l’équilibre économique.
Cuba reste un îlot remarquable de résistance anti-impérialiste, y compris par son rayonnement, mais son statut économique et social n’en reste pas moins incertain pour autant.
Lepotier
PS >>> concernant l’interaction entre loi de la valeur et loi du marché :
https://tribunemlreypa.files.wordpress.com/2017/07/marx-capital-livre-iii-chapitres-9-et-10.pdf
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A PROPOS DE CUBA, un lien intéressant:
CUBANIA Points de vue sur Cuba depuis Cuba
Un doc PDF du même auteur (P. Del Castillo):