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Grève victorieuse de travailleurs sans papiers
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.bastamag.net/debat-immigration-travailleurs-sans-papiers-CGT-regularisation-prefecture
Alors que le gouvernement a lancé un énième « débat » sur l’immigration, Basta ! est allé à la rencontre de travailleurs sans titre de séjour en lutte pour leurs droits. Suite à une grève coordonnée sur une douzaine de sites en région parisienne, une centaine d’entre eux viennent d’obtenir gain de cause.
« Patron, y’a beaucoup de gilets jaunes dans le restaurant. » Ce matin-là, un employé chinois prévient par téléphone le propriétaire de Sukiyaki (Paris 11ème) du fait que plusieurs syndicalistes ont pénétré l’établissement. Abdourahmane Guiro et ses trois collègues de la cuisine viennent de « débrayer ». Le serveur prend le combiné pour préciser : « C’est pas les gilets jaunes, patron. C’est la CGT. Vous devriez venir... »
Mardi 1er octobre, comme « Abdou » et ses camarades, 150 travailleurs sans papiers, soutenus par la CGT, ont cessé le travail pour « mettre fin à l’arbitraire préfectoral et patronal ». Douze piquets de grève ont vu le jour à Paris, en Hauts-de Seine et Seine-Saint-Denis dans des enseignes ayant pignon sur rue comme le fast-food KFC Place d’Italie, le cinéma UGC Bercy, l’hôtel Campanile du Bourget, la brasserie chic Le Flandrin. Ou encore chez Polipro, une entreprise spécialisée dans le nettoyage… de foyers d’hébergement de travailleurs migrants.
« On travaille 11 heures par jour, 60 heures par semaine mais on est payé 35h »
Ils sont commis de cuisine, plongeurs, serveurs, éboueurs, routeurs de presse ; elles sont femmes de chambres, manutentionnaires, agentes d’entretien, majoritairement originaires d’Afrique de l’Ouest. Horaires à rallonges, heures supplémentaires non payées, salaire au rabais, pass navigo non remboursé, un seul jour de repos, pas de congés, ces travailleurs dissimulés, préposés aux tâches ingrates, restent corvéables à merci dans des secteurs employeurs de main d’œuvre bon marché.
« On travaille, 11 heures par jour, 60 heures par semaine mais on est payé 35h », raconte Abdourahmane, délégué CGT qui occupe avec les trois autres grévistes la salle déserte du restaurant japonais, non loin de la place de la Bastille. Ce Sénégalais de 29 ans feuillette ses fiches de paie, devant nous. En CDI, comme ses collègues, son salaire mensuel varie chaque mois sans qu’il ne sache pourquoi. « C’est le chef qui décide le nombre d’heures qu’il paye ».
Son cousin, Dia Yogoba, travaille ici depuis 2016. Six jour sur sept. A 28 ans, l’ancien plongeur est devenu chef cuisinier.« En tout je suis payé 1700 euros, mais je ne suis déclaré que 1200 euros. Le reste, je le touche en cash ». Comme souvent dans la restauration...
« Tant que t’as pas de papiers, c’est comme ça »
Une partie de sa paye est envoyée à sa famille restée au pays. La dissimulation du travail va jusqu’aux prénoms des employés. Quand « Abdou » passe les commandes des clients à la cuisine au sous-sol, il se doit d’appeler le chef cuisinier non plus Dia, mais « Sumo ». Alimami, le commis, devient « Yensero ». Les clients ne doivent pas savoir que les spécialistes du Yakibosa, les as de la soupe Miso et autres plats cuisinés japonais sont en fait Sénégalais.
Depuis des années, l’équipe cuisine subit ces conditions de travail sans rien pourvoir dire. « Si on veut boire, on doit acheter nos bouteilles d’eau. On doit même laver les baguettes jetables », s’indigne le plongeur de l’équipe. Sow Djyby 36 ans, rentre chez lui à Drancy à 2h du matin tous les soirs, avant de réembaucher à 10h le lendemain. « Le patron est obligé de nous garder, il ne trouve personne prêt à travailler ici. Et nous on n’a pas le choix », expliquent ces nouveaux syndicalistes.
« J’ai reçu les papiers pour ma retraite, mais je ne pourrai jamais la toucher »
Abdourahmane a bien tenté de se défendre. La réponse patronale fuse : « Tant que t’as pas de papiers, c’est comme ça. » Il n’en fallait pas plus pour que le serveur se rende à la CGT. « Ça m’a touché au cœur. J’ai des droits. En plus on est en France… » Deux jours de conflit ont suffit à faire céder son employeur, accompagné de son avocat, à toutes les revendications.
Employés avec une fausse carte de séjour ou sous l’identité d’une personne en situation régulière, ils cotisent à toutes les caisses (maladie, chômage, vieillesse), mais sans toucher les prestations afférentes. Les immigrés sans-papiers rapporteraient près deux milliards d’euros par an aux caisses sociales, selon une campagne de sensibilisation sur le « racket » des cotisations (Lire ici). « J’ai reçu les papiers pour ma retraite mais je ne pourrai jamais la toucher », illustre Alimami.
S’ils ont tout du salarié lambda en apparence, ces travailleurs dépourvus de titre de séjour ne peuvent prétendre aux mêmes droits que les autres. Contrairement au code du travail qui attribut les mêmes droits à toute personne embauchée, étrangère ou non, avec ou sans papiers [1]
« Ils appartiennent à la classe ouvrière de ce pays »
« Ils appartiennent à la classe ouvrière de ce pays », interpelle Maryline Poulain, pilote du collectif immigration de la CGT. En sortant au grand jour, ces travailleurs de l’ombre viennent rappeler cette réalité, à l’heure où le gouvernement entend faire de l’immigration le problème prioritaire des français. « Tout ça, c’est de la politique, glisse l’un des grévistes. La réalité, c’est qu’on fait plein de sales boulots que les français ne veulent pas faire à cause des mauvaises conditions de travail. » La stratégie syndicale se veut profitable à l’ensemble des salariés : « Nous régulariser, c’est augmenter les salaires (…), c’est tirer les conditions de travail de tout le monde vers le haut », lit-on sur le tract commun.
Cette action coordonnée s’inscrit dans « la longue tradition des luttes de travailleurs sans papiers », tiennent à rappeler plusieurs participants lors de l’ultime assemblée générale tenue au siège de la CGT à Montreuil, avant l’action. En 2018, 160 travailleurs migrants avaient été régularisés après des semaines de grève. Aujourd’hui, les salariés de Chronopost maintiennent toujours la pression.
En 2008, puis l’année suivante, plusieurs milliers de travailleurs sans papiers avaient cessé le travail pendant de longs mois, dans toute l’Île de France, pour obtenir les premières « régularisations par le travail ». Plus de 4000 cartes de séjour avaient alors été délivrées par la préfecture suite à la présentation d’une promesse d’embauche d’un employeur, obtenue par la grève.
« Les grèves de sans-papiers ont inventé beaucoup de choses utiles au mouvement ouvrier », remarque Jean-Albert Guidou de la Cgt 93. Exemple ? Transformer son entreprise d’intérim – temple de la précarité – en un lieu légitime de grève a fait jurisprudence. Les intérimaires, d’abord exclus de la circulaire de régularisation par le travail, avaient réussi à obtenir en 2009 des conditions de régularisation.
Assouplir les conditions habituelles de régularisation
Sur le boulevard Magenta, à Paris, Maïga, écouteurs sur les oreilles, arrive juste devant l’agence d’intérim Proman qu’occupe une quarantaine de grévistes devant un personnel désœuvré. « On a dormi là cette nuit et on restera autant de temps qu’il le faudra », assure Harouna, l’un des deux délégués, qui travaille comme poseur de voies.
Maïga vient de découvrir le mouvement sur internet. « J’ai pas hésité à venir ce matin. J’ai travaillé ici en août dernier. » Débarqué en France en 2017, il avait déjà entendu parler « au pays » de ses prédécesseurs qui avaient obtenu leur carte de séjour en 2010. Un peu plus tard, Maïga arbore le même badge vert « gréviste » que ses camarades. C’est Émeline qui inscrit les nouvelles recrues potentielles, sur une petite table à l’intérieur. « On en est à 42 grévistes. »
Critères requis pour faire partie de la liste des « régularisables » ? Pouvoir justifier d’un minimum de 310h dans la même entreprise de travail temporaire et d’un an de présence en France. Des critères moins contraignants que la circulaire Valls de 2012, qui fixe le cadre habituel. « La grève permet d’assouplir les dossiers, constate Gérard Delahaye de la CGT Préfecture de Police qui suit cette question en interne depuis quelque années. L’objectif est d’harmoniser les critères pour sortir du cas par cas imposé par l’administration ».
Trois ans de présence sont normalement exigés pour des demandes de régularisation individuelles, tandis que certains grévistes, ici, ne sont en France que depuis un an. L’idée est aussi de forcer la porte des préfectures : « En temps normal, la CGT 93 n’a droit qu’à un dépôt de dix dossier tous les trois mois », souligne un syndicaliste.
« On décharge onze camions de 26 tonnes dans la journée »
Abdoulaye Dembélé, Malien de 36 ans, attend sur le trottoir.
Avant de rejoindre la France en 2017, il a d’abord passé un an en Libye. « C’est très dur pour les Noirs là-bas. J’ai fait plusieurs passages en prison. » Abdoulaye y cumule les petits boulots non déclarés, comme jardinier, jusqu’à économiser la somme de 200 dinars pour payer un passeur. Direction la Sicile en bateau, puis Milan et Nice en train. Terminus Gare du Nord. « Je ne connaissais personne en arrivant, je dormais dehors ».
Après quelques boulots de maçonnerie, Abdoulaye se retrouve au pôle déchargement de Haudecoeur, une entreprise cliente de Proman spécialisée dans l’importation de produits alimentaires « On décharge toute la journée des sacs de pois-chiche de 50 kg, parfois onze camions de 26 tonnes. » Chacun pourrait décharger jusqu’à une tonne par jour. « On a mal au dos, aux épaules, mais on ne peut rien demander dans notre situation », souffle son collègue de déchargement Dabo Banon, en France depuis 2015.
Abdoulaye, Dabo et leur dizaine de collègues ont levé leur piquet, débuté la veille devant le siège d’Haudecoeur à La Courneuve (93). Conclusion des négociations avec ce donneur d’ordre : il reviendra aux entreprises d’intérim, telles que Proman, de remplir les formulaires de promesse d’embauche et de signer les « certificats de concordance » de l’identité d’un travailleur « sous alias », attestant leur ancienneté professionnelle.
Un secret de Polichinelle ?
« Tout le monde sait qu’on n’a pas de papiers, mais ils en profitent », résume Dabo. L’emploi de sans-papier, un secret de Polichinelle ? « Beaucoup d’employeurs peu scrupuleux font passer le financier avant l’humain. Et profitent du trafic d’Êtres humains », reconnaît un directeur d’entreprise de travail temporaire (ETT) sous couvert d’anonymat. L’homme se dit « extrêmement surpris » par le mouvement et plaide la bonne foi : « C’était la première fois qu’on voyait ces personnes, dit-il en parlant des grévistes. Les gens avec qui on buvait le thé chaque mois quand ils venaient chercher leur paye n’étaient pas nos vrais employés. » Mais en fait, ceux qui louaient leur carte de séjour aux intérimaires sans papiers.
La boîte a cependant accepté de leur signer les cerfas nécessaires à la demande de titre de séjour. Par « respect pour le personnel avec qui on travaille », et par « fidélité »avec l’entreprise utilisatrice. Proman a aussi, finalement, accepté un protocole d’accord après trois jours de conflit. L’ETT s’engage à fournir un contrat de huit mois de mission par an, formation comprise. Une spécificité aux intérimaires sans-papiers, acquise par la lutte.
« Les patrons savent que les sans-papiers sont déterminés »
À ce jour, onze employeurs ont ainsi cédé à la pression des grévistes. Ces derniers peuvent reprendre le travail, leurs dossiers étant déposés en préfecture. « Les conditions de travail ont été à chaque fois améliorées dans les protocoles de fin de conflit », affirme le 7 octobre un communiqué de la centrale syndicale. La crêperie « La Terrasse de Pomone », au jardin des Tuileries a été plus longue à convaincre. La direction aurait finalement consenti à remplir les fameux cerfas, ce mardi. Il ne resterait donc que la dizaine de grévistes de Cervus Ett à Levallois-Perret (92). L’entreprise refuserait de négocier malgré plusieurs tentatives du syndicat.
Malgré ces résistances patronales, au moins une centaine de travailleurs sans-papiers ont donc obtenu gain de cause en moins d’une semaine. « L’expérience des luttes précédentes joue dans le rapport de force, note Jean-Albert Guidou, L’État, les patrons, n’ont pas intérêt à jouer le pourrissement du conflit car ils savent que les sans-papiers sont déterminés. » Une détermination qu’illustre aussi la lutte, toujours en cours, du collectif des Gilets noirs, qui s’oppose notamment au groupe Elior pour obtenir la régularisation de nombreux travailleurs sans-papiers – tout en réclamant une régularisation plus globale.
Mercredi dernier, en allant à son travail, Dao s’arrête devant les banderoles CGT dressées sur la devanture du restaurant Sukiyaki pour discuter avec les militants. Cet employé de restauration a été régularisé après avoir fait grève en 2008, mais son employeur ne lui délivre aucune feuille de salaire depuis janvier. Avec ou sans-papiers, la lutte pour les droits continue.
Ludo Simbille