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Howard Fast, Mémoires d’un rouge

Lien publiée le 20 novembre 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://dissidences.hypotheses.org/12795

Un compte rendu de Christian Beuvain et Jean-Guillaume Lanuque

Howard Fast (1914-2003) est un romancier étatsunien principalement connu en France pour son roman Spartacus1, adapté avec le succès que l’on sait par Stanley Kubrick et Kirk Douglas2. Mais son œuvre est nettement plus massive, touchant au roman historique, ainsi qu’au polar3 et même à la science-fiction. Agone, en plus de rééditer Spartacus, propose une nouvelle édition de ses mémoires, écrites à la fin d’une séquence historique, celle de l’existence du bloc socialiste. Il n’y retrace pas l’intégralité de sa vie et de sa carrière, choisissant d’arrêter le récit à la fin des années 1950, lorsqu’il quitte le Parti communiste américain.

Couverture de l’édition de 1966 (J’ai lu), que l’on retrouvait dans de nombreuses bibliothèques de gauche dans les années soixante et soixante-dix.

Du côté paternel, sa famille a des origines juives de Russie, son père ayant émigré et adopté le patronyme de Fast (dérivé de Fastov, ville d’Ukraine qui fut le cadre d’un pogrom perpétré par l’armée de Denikine en 1919). C’est une enfance new yorkaise condamnée à la pauvreté – son père est métallurgiste puis tailleur – que le romancier décrit, le contraignant à exercer très jeune de nombreux petits boulots en plus de suivre sa scolarité. Mais ses nombreuses lectures à la bibliothèque publique de New York (« les livres étaient (…) notre lueur d’espoir, nos rêves et notre avenir ») ainsi que le soutien de quelques enseignants qui l’ont remarqué et soutenu lui permettent de devenir peu à peu un auteur à succès.

D’une famille non pratiquante, totalement sécularisée, pour qui n’existe ni règles kasher ni prières à la synagogue, il se rapproche alors des communistes, motivé par ses lectures de George Bernard Shaw et Jack London (Le Talon de fer4, « sa première vraie rencontre avec la socialisme » écrit-il), et par des rencontres. Parmi celles-ci, Sarah et Joshua Kunitz, qui firent le « voyage » à Moscou, ou J. T. Farrell et Philip Rahv, qui s’orientent eux vers le trotskysme5. En raison des dissensions entre staliniens et trotskystes, et des procès de Moscou, il n’adhère pas au parti, même s’il conserve des liens étroits avec ce milieu, tout en continuant à écrire, beaucoup de nouvelles surtout – son premier texte est publié par le magazine de science-fiction Amazing Stories – et à travailler pour vivre, dans une usine de confection par exemple. En 1942, alors qu’il connaît enfin la célébrité avec son roman The Last Frontier6, sur la question indienne, il entre à la radio Voice of America (La Voix de l’Amérique), qui dépend de l’Office of War Information (OWI – Bureau d’information sur la guerre, créé par F. D. Roosevelt le 13 juin 1942) destinée à l’Europe occupée, avant de connaître une mutation motivée – déjà ! – par des soupçons de proximité communiste. Il démissionne donc en février 1944. Il effectue ensuite un voyage à travers plusieurs pays du Moyen-Orient jusqu’en Inde, observant les coulisses de la Seconde Guerre mondiale et découvrant la famine du Bengale, toujours négligée aujourd’hui7. Se rapprochant de nouveau du Parti communiste, via sa Section culturelle newyorkaise (alors forte de 11 000 membres, selon lui8), c’est le secrétaire de cette dernière, Lionel Berman qui lui demande clairement en août 1944 d’adhérer, ce qu’il fait, principalement par antifascisme ; l’occasion pour lui de rappeler le soutien du parti à la dernière réélection de Roosevelt (Fast était surtout admiratif d’Eleanor Roosevelt).

Mais ce sont bien sûr les années de « chasse aux sorcières » qui se révèlent à la fois passionnantes et documentées. Howard Fast est convoqué le 4 avril 1946 par la Commission des activités anti-américaines de la Chambre des représentants (House Un-American Activities Committee – HUAC)9, lui et d’autres responsables du Comité mixte des réfugiés antifascistes, organisme d’aide aux réfugiés espagnols et anciens combattants étatsuniens des Brigades internationales (qui furent jusqu’à 5 000, en particulier dans le Bataillon Lincoln). Également convoqué le 13 février 1953 par le sous-comité permanent du Sénat au sujet de sa participation à la Voix de l’Amérique, c’est pourtant l’affaire du Comité mixte qui l’envoie en prison (pour outrage au Congrès), une partie de l’année 1950 (il est écroué le 7 juin), dans le camp de Mill Point (Virginie), où les conditions de détention restaient humaines. Ce sens de la nuance fait toute la valeur du témoignage de Fast. Sans négliger la tendance vers le fascisme qui caractérisait une partie des Etats-Unis de cette période – il parle de « petite terreur » à son sujet, évoquant également le « Red Channel », liste noire impulsée et soutenue par la partie la plus réactionnaire et la plus intégriste (catholique)10 de la population – il relève également les limites légales (sur la liberté de la presse, par exemple) et les résistances de certaines personnalités. De même, plus que le personnage caricatural de McCarthy, il accuse le président démocrate Harry Truman et son décret sur le serment de fidélité exigé des fonctionnaires11 (le même est accusé d’antisémitisme), ainsi qu’Edgar Hoover, le tout puissant patron du FBI (qui, par ses menaces sur les éditeurs renommés tels Knopf, Viking Press, Harper, Simon & Schuster, empêcha l’édition de Spartacus, obligeant Howard Fast à recourir à l’auto-publication). Parmi les nombreuses rencontres (Paul Robeson, le chanteur africain-Américain de Negro spirituals, Joe North, rédacteur en chef de la revue culturelle communiste The New Masses, Irving Goff, vétéran de la guerre d’Espagne, ces trois-là devenant ses proches amis, Ben Gold, le leader mythique des ouvriers de la fourrure et du cuir des années trente, etc.), épisodes (sa participation active aux campagnes contre l’exécution des Rosenberg ou de Willie McGee, jeune Africain-Américain accusé de viol d’une femme blanche) et anecdotes que contiennent ces Mémoires d’un rouge, on peut relever cette savoureuse discussion avec des banquiers de chez Morgan, en 1949, sur le bateau qui emmenait Howard Fast au Congrès mondial des partisans de la paix de Paris12. Exprimant leur peur d’un fascisme étatsunien, ils insistèrent sur les deux seuls journaux fiables, à leurs yeux, le Wall Street Journalet… le Daily Worker (organe du Parti communiste américain) !

Brochure Red Channels, publiée par la revue anticommuniste Counterattack du 22 juin 1950. Y sont répertoriés 151 artistes soupçonnés d’être communistes. Parmi les plus célèbres, les réalisateurs O. Welles ou J. Dassin, le chef d’orchestre L. Bernstein, les acteurs C. Chaplin ou Lee J. Cobb (western), les écrivains L. Hughes ou D. Hammett, etc. L’immense majorité de ces artistes seront convoqués par les sous-comités idoines du Sénat, puis « blacklistés » par les studios, maisons d’éditions ou de disques.

Sur le Parti communiste, Fast porte un regard très lucide, critiquant sa direction, sa déconnexion du réel et son dogmatisme (il fut un temps accusé en interne de complexe de « supériorité blanche » !), mais salue avec émotion l’engagement de tous les militants de base, rappelant également l’investissement des communistes en faveur des droits des Africains-Américains, bien avant le mouvement pour les droits civiques. Épisode oublié, la création et l’organisation, à laquelle Howard Fast participa activement, du Parti progressiste des citoyens d’Amérique, qui présenta Henry Wallace à la présidence de 1948 et connut un échec retentissant. Lui-même (comme beaucoup d’autres) reconnaît avoir sous-estimé ou être demeuré incrédule quant aux crimes de Staline, jusqu’au rapport Khrouchtchev de 1956, moment décisif le poussant à la rupture : il quitte le parti en juin 1956, avant d’officialiser ce départ publiquement par une déclaration au New York Times le 1er février 1957. En ce qui concerne l’espionnage soviétique, il dit avoir minoré son importance, à une époque où les archives de l’URSS n’étaient pas encore pleinement ouvertes. Néanmoins, la présence d’agents soviétiques sur le sol des États-Unis – bien que non contestable – a constitué et constitue encore la matière de nombreux ouvrages à sensation, y compris d’historiens, qui privilégient largement une grille de lecture et des paramètres essentiellement idéologiques13.

L’objectif d’Howard Fast, par ces mémoires, était « de raconter avec objectivité l’histoire du mouvement communiste américain ». Objectif atteint. Bénéficiant d’un ton très libre, direct et chaleureux, son livre constitue un témoignage précieux14 sur l’engagement communiste aux États-Unis. D’autant plus précieux qu’il n’en existe, à ce jour, à notre connaissance, aucun autre en langue française15.

1Howard Fast, Spartacus, Marseille, Agone, 2016. Une précédente édition parut chez L’Atalante (Nantes) en 1999, et chez J’ai lu en 1966, en édition de poche, avec une belle couverture rouge, un poing serré sur un glaive brisé en son milieu (voir dans le corps du compte rendu)

2Stanley Kubrick, Spartacus, avec Kirk Douglas, Laurence Olivier, Jean Simmons, Charles Laughton, Tony Curtis, scénario d’Howard Fast et Dalton Trumbo [scénariste blacklisté sous le maccarthysme], 188 mn, 1960. Sur cette question du traitement fictionnel de Spartacus, renvoyons à l’article de notre revue électronique « Les 1 001 visages de Spartacus » : https://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=365

3Écrits sous le pseudonyme d’E. V. Cunningham, pour cause de « chasse aux rouges ». L’un de ces polars,L’Ange déchu (Rivages/Noir, 2018), est justement une parabole du maccarthysme.

4Roman chroniqué sur notre blog dans son édition française la plus récente et la plus complète chez Libertalia : https://dissidences.hypotheses.org/8418

5Philip Rahv devient le rédacteur en chef de la fameuse revue d’extrême gauche Partisan Review.

6Howard Fast, La Dernière frontière, Paris, Gallmeister, 2014 ; dans ce livre, il raconte la longue marche des Cheyennes qui décident de rejoindre, en 1878, leurs terres des Black Hills. Ce roman, bien qu’il ne soit pas crédité au générique, sert de base au scénario du film de John Ford, Les Cheyennes, en 1964.

7Citons l’ouvrage de référence en langue française, de Madushree Mukerjee, Le Crime du Bengale. La part d’ombre de Winston Churchill, Les Nuits rouges, 2015.

8Très élevé, ce chiffre, invérifiable, semble exagéré, même si à l’époque, le Parti communiste américain possédait une énorme influence sur le milieu intellectuel (au sens large) newyorkais.

9Ce qu’on appelle bien improprement le « maccarthysme », c’est-à-dire la recherche, la dénonciation et enfin l’expulsion de son emploi ou l’interdiction de l’exercer pour des personnes identifiées comme communistes ou soupçonnées de l’être (ou de l’avoir été) commence avant que le sénateur républicain (ex-démocrate) Joseph McCarthy fasse parler de lui dès février 1950 – à Wheeling, dans un discours où il déclare posséder une liste de communistes infiltrés au Département d’Etat. Comme l’indique l’exemple d’Howard Fast, des organisations antifascistes sont dès 1946 suspectées d’être communistes ou manipulées par ceux-ci.

10Il évoque des écoliers brandissant des pancartes « Tuez un coco pour Jésus ! », lorsque défilaient des manifestants pour le 1er mai.

11Le 21 mars 1947, Harry Truman, par un décret présidentiel, établit un programme de vérification de la loyauté des fonctionnaires fédéraux. Par là-même, il amorce un processus dans lequel McCarthy s’engouffrera, suspectant des dizaines de milliers de citoyens à travers le pays, y compris… l’administration Truman elle-même ainsi que l’armée ! En franchissant cette « ligne rouge », McCarthy perd alors tout soutien de l’État fédéral comme des États locaux. Mais les enquêtes fédérales continuent néanmoins, quoique de moindre ampleur.

12C’est pour ce congrès que Pablo Picasso dessina sa fameuse Colombe de la paix.

13Voir par exemple Florin Aftalion, Alerte rouge sur l’Amérique : retour sur le maccarthysme, Paris, Jean-Claude Lattès, 2006.

14Relevons néanmoins une erreur grossière, lorsqu’il affirme que le Parti communiste américain était, en 1949, membre de l’Internationale communiste (Komintern), alors que cette dernière avait été dissoute en mai 1943 – le Kominform ne regroupant, lui, que des partis européens.

15D’où, sans doute, les rééditions successives de celui-ci.