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Quelques commentaires sur Endnotes, "Barbares en avant !"

Lien publiée le 1 mai 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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Quelques commentaires sur Endnotes, « Barbares en avant ! »

par stoff

avril 2021

Le groupe de discussion Endnotes a publié sur son site, en décembre 2020, un texte où il est question des nouvelles formes de lutte. La traduction française de ce texte va paraître sous peu. Nous en donnons un bref résumé, point de départ des réflexions que nous développerons par la suite. L’enjeu est d’esquisser des pistes pour un bilan critique des luttes de notre temps.

Le groupe de discussion Endnotes a publié sur son site, en décembre 2020, un texte[1] où il est question des nouvelles formes de lutte et du rapport de celles-ci aux identités, notamment raciales. La traduction française de ce texte par le collectif Agitations et nous-mêmes va paraître sous peu. Dans ce qui suit, nous en donnons pour commencer un bref résumé qui, sans prétendre à l’exhaustivité, vise à porter à la connaissance de nos lecteurs le point de départ des réflexions que nous développerons par la suite. L’enjeu est d’esquisser des pistes pour un bilan critique des luttes de notre temps.

L’accumulation de non-mouvements

Selon Endnotes, nous assistons, depuis 2008 et dans un contexte de stagnation du capitalisme, à une montée progressive des mouvements anti-gouvernementaux. Constatant la délégitimation de la politique institutionnelle et de la démocratie représentative, ainsi que la diffusion d’une rage contre l’ordre établi, nos auteurs voient dans ces mouvements la production de révolutionnaires sans révolution. En lieu et place de l’ancien mouvement ouvrier et de ses diverses structures organisationnelles, nous aurions maintenant affaire à un prolétariat fragmenté – et aussi, de plus en plus, à des fractions de la classe moyenne en voie de déclassement – dont l’affirmation se fait au travers de la politique des identités, de l’anglais identity politics.

​Cette politique des identités serait le mode de politisation qui s’impose, à notre époque, aux sujets du néolibéralisme. Aussi faudrait-il en avoir une approche purement analytique, sans la condamner par avance comme le font d’autres observateurs critiques. C’est donc par le biais des identités que s’expriment désormais des conflits auparavant médiés par la classe. Cette nouvelle médiation identitaire traduit en fait le passage d’un monde de travailleurs, où la lutte s’inscrivait dans l’horizon de la classe, délimité par l’appartenance et l’antagonisme formulés dans les catégories de l’économie, à un monde de prolétaires.[2]

Ces prolétaires donnent corps à ce que les auteurs appellent, à la suite du sociologue Asef Bayat[3], des non-mouvements, lesquels manifestent plus ou moins violemment la rage et les aspirations à la communauté de populations atomisées en opposition à la logique du capital. Ces non-mouvements seraient « antiformistes » – Endnotes reprend ici un concept forgé par Amadeo Bordiga dans son « Tracciato d’impostazione »[4] –, c’est-à-dire qu’ils s’opposent aux formes sociales (juridiques, étatiques, etc.) instituées par le capitalisme dans sa phase actuelle. On dira dans ce cas que ce sont des luttes « destituantes ». A cet antiformisme s’opposent le conformisme, qui récuse toute transformation, et le réformisme, qui module cette dernière en fonction d’impératifs qui en contrecarrent nécessairement la réalisation. Deux écueils guetteraient en outre les non-mouvements d’aujourd’hui : la guerre civile, comme ce fut le cas en Libye et en Syrie, et la paix, à travers leur absorption dans la représentation démocratique.

Les non-mouvements seraient le lieu d’un questionnement et parfois d’un dépassement des identités en jeu. Les auteurs donnent l’exemple des émeutes qui ont suivi le meurtre de George Floyd, où l’on a constaté, au moins durant la première semaine aux États-Unis, une composition très hétéroclite du mouvement, aussi bien du point de vue racial et social que des pratiques ou de l’orientation politique. Selon Endnotes, le mouvement aurait ainsi basculé d’un antiracisme performatif, centré sur des questions de représentation, vers un antiracisme pragmatique, visant l’abolition des structures qui assignent aux individus une identité raciale.

Finalement, les non-mouvements, à leur point culminant, aboutiraient à une confusion identitaire et, partant, à la possibilité de se libérer des identités imposées par la société. Toutefois, il faudrait reconnaître que cette confusion ne survit pas au mouvement et qu’elle ne semble pouvoir s’établir que sur la base éphémère d’une hostilité commune, par exemple la haine de la police. Dès lors, la fin du soulèvement entraîne également le retour aux séparations antérieures. Aussi, pour survivre et réaliser leur contenu antiformiste, et donc pour se préserver d’une possible régression vers le réformisme voire le conformisme, les non-mouvements devraient susciter de nouvelles formes de vie, au-delà du travail et de l’argent. Les non-mouvements auraient à prendre conscience qu’ils sont l’expression de la stagnation du capitalisme et que la confusion identitaire forme la condition contemporaine des révoltes. Se pose alors la question de l’organisation, dans la perspective de prolonger ces révoltes jusqu’au renversement d’un ordre déjà chancelant.

Les barbares d’aujourd’hui

Il est significatif que l’analyse d’Endnotes emprunte son titre à un texte de Bordiga, « Avanti barbari ! »[5], premier d’une série dans laquelle il se livre à une critique virulente des thèses de Socialisme ou barbarie.

La barbarie, écrivait le principal fondateur du Parti Communiste d’Italie (1921), doit désigner non pas la monstrueuse machine bureaucratique édifiée au nom du « socialisme », mais au contraire une forme de vie beaucoup plus ancienne, avant l’avènement des classes, de l’État et de ses inévitables bureaucrates – autrement dit avant la civilisation par laquelle a pu ensuite se déployer le capitalisme. Tout comme la barbarie ne s’identifie nullement à la bureaucratie, le communisme n’est pas une nouvelle civilisation puisque, d’après le Engels des Origines de la famille, de la propriété privée et de l’État, le fondement de la civilisation est l’exploitation d’une classe par une autre classe. Ainsi fallait-il rejeter l’alternative posée par Castoriadis et ses amis, puisqu’elle amenait inévitablement, selon Bordiga, à préférer à la barbarie des alliances avec les forces politiques libérales.

Endnotes suggère donc que ce qu’il appelle les non-mouvements pourrait tenir le rôle que Bordiga attribuait aux tribus germaniques à la fin de l’Empire, « ces hordes sauvages porteuses inconscientes d’une lointaine mais plus grande révolution».[6]

Une thèse plus générale sous-tend cet implicite : l’impossibilité pour le prolétariat de s’affirmer positivement comme classe du travail face à la bourgeoisie formerait de façon unilatérale et univoque la matrice d’un antiformisme à la hauteur de notre époque, mais cette fois sous les espèces d’une confusion identitaire. En somme, on pourrait dire qu’ainsi posé, le problème se présente comme une situation dont il suffirait de dénouer les fils : les émeutes se multiplient et culminent dans la destitution ; reste à identifier les conditions d’une destitution pérenne, comprise comme éparpillement toujours recommencé des pouvoirs. Cet effort théorique se base sur la supposée profusion à venir des non-mouvements antiformistes. Nous en déduisons que nous sommes ici, une fois de plus, devant un effort destiné à démontrer que la communisation, en tant que devenir, existe déjà.[7]

De la classe aux identités

Ce qui pose problème dans ce discours, c’est qu’en raison de ces présupposés, on tend inévitablement à ne voir dans les luttes que ce qui est conforme à ce que la théorie exige sur le plan spéculatif. Certains tenants de la communisation considèrent qu’une théorie digne de ce nom ne se déploie qu’à partir de la question de savoir comment une classe, agissant strictement en tant que classe, puisse être déterminée à s’abolir comme classe, abolissant par là toutes les classes. Endnotes reprend maintenant un schéma similaire : il y a des identités – notamment raciales – qui luttent en tant que telles ; toutefois, elles ne peuvent durablement s’affirmer sur ce mode ; elles seront donc amenées à s’abolir dans leur propre lutte. Ce sont alors les identités et non plus l’appartenance de classe qui se présentent – pour nous qui les analysons, mais pas encore de manière généralisée pour la conscience elle-même – comme une contrainte extérieure aux individus.

« Identités » signifie ici qu’en lieu et place d’un sujet historique dont le point de vue serait soi-disant celui de la totalité, nous avons affaire à une multitude de subalternes. On ne pourrait plus, en effet, regrouper les subalternes sous un seul signifiant apparemment universel – par exemple la classe ouvrière. Tels sont les effets de la restructuration sur le plan théorique. Cela posé, on attend des subalternes qu’ils fassent ce qui était attendu du prolétariat. Ainsi, ce n’est plus une classe qui communise sans qu’elle ait construit le programme de cette communisation, ni même une représentation d’elle-même comme agent communisateur collectif. Dorénavant, on devrait dire que les subalternes transcendent leurs identités respectives dans la confusion de celles-ci ; qu’ils se libèrent de leur assignation à une identité en détruisant tous les pouvoirs à l’origine de cette assignation.

Ainsi, nous pouvons repérer dans le schéma d’Endnotes la disparition du mouvement ouvrier comme un phénomène vivant – ce qu’elle est incontestablement. Il est important de le rappeler quand d’autres décrètent qu’il s’agit là tout au plus d’un point de départ, désormais liquidé, effacé des mémoires, et que son absence ne hanterait en aucune manière le présent. De ce dernier point de vue, la remémoration du mouvement ouvrier comme lieu de l’appartenance relèverait du romantisme, lequel indiquerait déjà la tentative de sa restauration. Le rejet du romantisme vise, dans ce cas, à écarter définitivement tout nouvel universel positif et unifié.[8]

Or, s’il y a des émeutes, s’il y a des insurrections, leur point de départ, selon nous, n’est pas l’oubli d’une appartenance délabrée, mais plutôt le délabrement lui-même, qui a toujours cours et qui se confond avec les conditions de l’accumulation du capital. Le non-mouvement n’est tel que parce que ses conditions sont celles que nous lègue le capital, cette prodigieuse puissance de destitution universelle. Mais ce non-mouvement cherche pourtant – aveuglément pour le moment, mais cela pourrait changer – à triompher de ces conditions. Le non-mouvement est donc un mouvement historique vers la constitution d’une communauté non aliénée et, si ça se trouve, positivement universelle. C’est cela qui le lance contre les formes particulières et transitoires de la domination actuelle ; c’est pourquoi il est potentiellement « anticapitaliste ». Mais pas nécessairement, comme on va le voir.

La forme se défend

En péchant peut-être par excès d’optimisme, Endnotes tend à accorder une plus haute consistance historique et à conférer une plus grande force matérielle aux phénomènes qui portent en eux la possibilité du communisme qu’aux obstacles à son avènement. Telle est la conséquence de ce modèle qui isole les tendances antiformistes afin d’en extraire le sens ultime des révoltes de notre temps. C’est ne pas remarquer, à côté de la prolifération de révolutionnaires sans révolution, que la vigie théoricienne saurait toujours distinguer dans les ténèbres de la nuit des prolétaires, la prolifération de prolétaires dont l’aspiration première n’est pas de détruire les formes du vieux monde, mais plutôt de les renforcer en s’appuyant notamment sur l’État contre d’autres factions du même État. C’est ce qui provoque, par exemple, un renforcement des fractions conservatrices de la classe moyenne. Des millions de personnes souhaitent ardemment que ces formes puissent servir de refuge contre les malheurs de notre époque. Les prises d’assaut d’un ministère, d’un parlement ou d’un palais présidentiel témoignent alors autant d’une volonté de destituer le pouvoir en place que d’investir ces lieux de l’esprit véritable de la nation, dans l’espoir d’y voir rejaillir son glorieux passé.

Une approche lucide de notre époque ne devrait donc pas retenir de la réalité uniquement ce qui serait conforme à un devenir du communisme établi dans une théorie de principe.[9] Si effectivement il y a une lutte de classe qui traverse toutes les formations sociales, on doit toutefois reconnaître que pour sa plus grande part, cette lutte est fondamentalement ambivalente. Il y a des luttes dans les luttes. Concrètement, il y a au moins deux tendances contradictoires qui se font jour à partir d’une même condition de départ, et toutes deux doivent être prises au sérieux, sans quoi tout effort théorique, aussi antinormatif qu’il puisse être dans ses déclarations, tombe dans un rapport sélectif aux luttes, en séparant l’antiformisme de ses relations internes au conformisme et au réformisme.

Confusion, destitution, institution

Le cas des gilets jaunes évoqué par Endnotes éclaire très bien, à notre avis, les luttes internes et contradictoires qui traversent les mouvements antiformistes.

Nous avons vu, dans ce mouvement, se développer une critique de la politique comme sphère séparée – en témoigne la prégnance des enjeux de la vie quotidienne dans leurs discours et leurs modes d’organisation –, mais cette tendance ne fut précisément que l’une des tendances. Certains gilets jaunes visaient en effet des négociations avec le gouvernement ; d’autres une forme de démocratie directe sous la forme d’assemblées ; d’autres encore espéraient même se présenter aux élections.[10]

Cette ambivalence explique pourquoi les interprétations du mouvement furent si dissemblables : chacun pouvait facilement y trouver ce qu’il voulait y trouver. Les libéraux, par exemple, y lisaient l’expression d’un ras-le-bol des taxes et de l’écologisme des bobos. Quant à nous, réunis à Paris en décembre 2018, nous faisions le constat suivant dans nos « Réflexions provisoires sur les gilets jaunes» :

Une partie de cette gauche se rétracte dans un positionnement rigide, voyant dans ce caractère informe du mouvement, ou encore dans quelques situations relevant du racisme quotidien, le signe d’un confusionnisme qui lui épargnerait d’emblée toute analyse socio-historique.[11]

En effet, l’apparition des gilets jaunes ne fut pas immédiatement reconnue et célébrée comme un désordre antiformiste, une confusion d’identités pleine de promesses où vont bientôt se dissoudre les mauvaises segmentations que le capital mobilise et reproduit (ou non) pour soumettre la société à sa loi. Du fait de sa dimension interclassiste, sa diversité sous les aspects de l’âge ou de l’origine géographique, il a semblé au contraire, au moins au début, que ce mouvement n’était pas un bon candidat au rôle de rune à travers laquelle peut se lire notre temps.[12] Ni même, accessoirement, un bon client pour la cause médiatique des peoples, qui excellent pourtant à renifler de loin la bonne affaire progressiste.[13]

Bien sûr, Endnotes n’ignore pas ce point puisqu’il met en avant la confusion au sens d’une fusion de forces hétérogènes. Toutefois, l’existence d’une confusion n’implique nullement que nous serions en présence d’un contenu objectif pointant vers le dépassement des formes capitalistes. Au contraire, cette confusion est de part en part empêtrée dans les institutions existantes, institutions qu’elle interpelle et dont elle adopte, en grande partie, le langage. Le collectif Endnotes sous-estime ce dernier point, ce qui le conduit à escamoter l’aspect constituant, pour ne pas dire carrément conformiste, des non-mouvements. Même les révoltes chiliennes de 2019-2020, où certaines forces de la mobilisation ont revendiqué et obtenu une refondation constitutionnelle, sont appelées à entrer dans ce schéma. Or, un vote massif pour la rédaction d’une nouvelle constitution par d’autres politiciens que ceux en place n’échappe en rien à une logique « dégagiste », c’est-à-dire fixée sur les gouvernants, fût-ce sur un mode négatif. On voit mal, en tout cas, en quoi ces revendications auraient contribué à accentuer le caractère ingouvernable de la situation.[14]

Il en fut de même du côté des gilets jaunes. Ce qu’ils portaient de plus novateur, à savoir cette « exigence de soumission de la politique à l’expérience ordinaire»[15], pointait certes parfois au-delà du répertoire d’action traditionnel des gauches. Néanmoins, y avait-il quelque chose de nettement antiformiste là-dedans ? Tout ce qui revenait à contester les formes établies n’était-il pas toujours aussi pris dans le langage de la doléance, c’est-à-dire la recherche d’amélioration progressive des conditions d’existence locales à partir d’une connaissance à la première personne de ces mêmes conditions?[16] Dès lors, loin d’assister à l’émergence d’un antiformisme univoque, nous faisions face à une contestation des conditions existantes dont les moments de rupture ne furent jamais durables.

Un mouvement dont la perception change avec le temps

L’inclusion des gilets jaunes au nombre de ceux que Endnotes appelle des non-mouvements s’explique, en premier lieu, par la montée en flèche de l’intensité du conflit social. Cette irruption de la violence a immédiatement focalisé l’attention des observateurs qui, impressionnés par l’ampleur des désordres et la forme inédite de la mobilisation populaire, ont commencé à lui administrer des vérités issues d’une théorie de principe : il fallait donc voir dans l’événement la destitution à l’œuvre. Mais en vérité, ce n’est qu’avec le déclin du mouvement, et le changement consécutif dans la composition sociale de l’émeute, que se rendront de plus en plus visibles en son sein les contenus familiers à la gauche, et que ces lectures trouveront un début de confirmation.

Au début, les gilets jaunes passaient en effet pour des étrangers aux yeux de ceux qui peuvent habiter dans Paris et qui forment notoirement les bataillons progressistes du capitalisme français en 2021. De quelle boutique syndicale sortaient ces gens ? Que voulaient-ils exactement ? Pourquoi n’avaient-ils pas de représentants politiques ? C’était l’irruption des barbares dans un salon de la bonne société, les « illettrés » de Macron parachutés sur la capitale de la start-up nation. Preuve en est d’ailleurs que beaucoup d’entre eux chantaient La Marseillaise. La patrie, les campagnes, le sang impur, les sillons et les cohortes étrangères : ce n’est pas la chansonnette préférée des partisans de la déterritorialisation, par exemple. Entonné à tout propos, ailleurs que dans le cadre codifié d’un événement sportif ou électoral, l’hymne national donnait l’impression d’un attachement sentimental des classes populaires provinciales à des formes démodées de la société française. Quand par exemple l’ancrage national de l’accumulation capitaliste permettait un “partage de la valeur ajoutée” plus équitable , ou au moins de sauver les apparences de la souveraineté nationale – et donc du “peuple” –  face aux organismes supranationaux. Le même attachement existe, d’une impétuosité moindre certes, et donc avec un souci des bonnes manières démocratiques plus affirmé, chez des locataires des étages supérieurs de la pyramide sociale. Ceux-ci associent la France à l’universalisme, au rationalisme, à l’humanisme, sans oublier bien sûr ce qui en fut la concrétion historique, la Révolution. Toutefois, chez ces derniers, un tel contenu doit être sévèrement inventorié, mondialisation oblige, si bien qu’il existe davantage dans la forme d’un patrimoine historique et culturel – de plus en plus encombrant, d’ailleurs, à une époque où la richesse n’a jamais été aussi inégalement répartie – que comme un mythe mobilisateur.

Le mouvement des gilets jaunes comportait en lui-même les limites de sa propre puissance. Ce n’est pas le lieu ici d’en examiner les causes, mais force est de constater que ce n’est que de manière marginale qu’il a entraîné à sa suite d’autres fractions du prolétariat et de la classe moyenne en voie de déclassement. Il a certainement gagné le respect de millions de travailleurs et de travailleuses – en emploi ou non, peu importe, cela fait de moins en moins de différence à l’heure de la précarisation universelle –, il a intimidé les collaborationnistes de classe et il a fait peur aux bourgeois. Mais il n’a pas entraîné toute la classe prolétarienne avec lui. Il ne s’est pas universalisé. Alors, à la fin, bien que vaillant, il a tout de même faibli.

Avec le reflux de la marée jaune, tandis que La Marseillaise cédait progressivement du terrain, la composition sociale de l’émeute penchait de plus en plus du côté de la petit-bourgeoisie culturelle, plus ou moins jeune et déclassée, mais très politisée. Car si beaucoup de gilets jaunes descendaient pour la première fois dans la rue pour une vie meilleure, et même manifestaient pour la première fois à Paris, ils ont été rejoints, entre-temps, par d’autres qui ont l’habitude de manifester trois fois par semaine et qui ont parfois – pas toujours, et de moins en moins – une vie meilleure grâce à leurs diplômes et à leur héritage.

Certes, il y avait toujours de la violence, mais c’était celle, désormais rituelle, des cortèges de tête où la classe moyenne est hégémonique et majoritaire.[17] Ces cortèges ont pu être grossis, localement, par les enfants du prolétariat urbain dédié aux services à la personne – qui eux-mêmes en voulaient peut-être davantage à la famille des vitrines qu’à la glaciation identitaire –, il n’en demeure pas moins que c’est cette nouvelle composition sociale de l’émeute qui a permis d’identifier des thèmes communs, comme celui de l’identité et de son éventuelle confusion. Conséquemment, l’écart entre la réalité du mouvement et le schéma proposé par Endnotes s’est également réduit, mais on se retrouvait alors à un stade où la puissance des débuts était déjà perdue.

Il faut admettre en outre que de telles luttes peuvent être neutralisées par des politiques sociales de type réformiste qui profitent avant tout aux diplômés et aux habitants des grandes agglomérations, par exemple en augmentant l’intervention de l’État dans les politiques de santé, de prévention, de sensibilisation, etc. En bref, tout ce qui crée de l’emploi et du statut pour la clientèle ordinaire des partis de gauche. Mais cet activisme peut également tourner à vide, en mode autoréférentiel, avec les thèmes habituels de l’émeute hypostasiée – par exemple la détestation de la police – qui tiennent lieu de pratique et de discours radicaux alors qu’ils ne sont, séparés d’un mouvement révolutionnaire, que des fétiches pour une fraction de la classe moyenne. Son rêve d’une destitution perpétuelle est en fait le rêve qu’elle serait toujours en capacité de vouloir cette destitution. Chaque classe sociale a ses romantismes.

Une question d’organisation ?

Dans la quatrième directive de son « Tracciato d’impostazione », Bordiga enjoint de refuser toute alliance avec les partis soi-disant socialistes et communistes. Or, qui sont donc les soi-disant alliés des forces antiformistes d’aujourd’hui, sinon la gauche ? « La lutte de classe que mène la bourgeoisie contre le prolétariat est permanente, elle ne connaît aucune trêve et ne se laisse arrêter par aucun scrupule ; elle utilise tous les leviers possibles de conservation sociale, d’autant plus efficaces s’il s’agit de forces “de gauche”, pour diviser, isoler, démoraliser les prolétaires afin d’intimider les couches les plus rebelles et paralyser les larges masses. »[18]

Dans le mouvement des gilets jaunes, ces leviers de conservation sociale n’ont pas fonctionné tant que certains « segments provinciaux du prolétariat »[19] ont tenu le haut du pavé, c’est-à-dire tant que ceux-ci ont formé la colonne vertébrale du mouvement. Nous sommes au plus près, ici, d’un monde qui a directement affaire à la production, à la logistique et aux infrastructures. Il s’agit en somme de la classe du travail productif, ainsi que son voisinage immédiat, familial et professionnel, qui compte par exemple tous les secteurs marchandisés de la reproduction sociale : soins et services à la personne, santé, éducation – autant d’emplois féminisés et dévalorisés avec une forte composante de travailleurs étrangers. L’importance de ces travailleuses et travailleurs est de tout premier ordre pour la reproduction ordinaire du rapport social dominant, et là, plus que partout ailleurs, leur statut et leurs droits sont attaqués et remis en cause par les politiques austéritaires.

De plus, en France comme dans la plupart des économies « avancées », le prolétariat qui garnit les rangs d’un mouvement comme celui des gilets jaunes n’habite pas dans les centres des grandes métropoles où les profiteurs de la division en classes de la société sont majoritaires. Il arrive de l’extérieur : extérieur social, mais aussi géographique et culturel – comme les barbares évoqués par Bordiga. De ce fait, la prise que les réformistes exercent sur lui est moindre. C’est un effet de la longue défaite, de la ruine de la contre-société ouvrière avec ses nombreuses structures qui donnaient un sens d’appartenance : la gauche a perdu le lien organique avec ce qui lui paraît maintenant posséder un contenu politique inquiétant, dans une forme qu’elle n’a manifestement pas su prévoir.

Voilà pourquoi il conviendrait peut-être de voir ce prolétariat comme l’élément déterminant et essentiel de toute organisation à venir – si « organisation » il doit y avoir. Il formerait dans ce cas l’épine dorsale d’une médiation qui reste à inventer. Et cela en dépit de ses limites, qui certes sont nombreuses. Il demeure en effet ce réfractaire qui « parle le langage de la défaite et du réalisme capitaliste». Cette « foule haineuse » qui répugne à s’écarter de la pente qui lui fait voir dans l’État la solution à ses problèmes. Sans même parler de sa tendance – très compréhensible et facilement explicable – à se prendre pour un peuple situé historiquement et géographiquement plutôt que pour le terme abstrait d’une contradiction au sein d’une théorie, ou pour une somme de particularités irréductibles non universalisables. Nonobstant tout ce dont ses ennemis et ses « amis » peuvent l’accabler, on le regarderait comme la fraction du prolétariat qui entraînerait dans son sillage toutes les autres fractions prolétariennes et tout le reste des déclassés. En raison de son nombre et grâce à son rôle central dans la reproduction de la société dont il est tendanciellement rejeté, il est en mesure d’enclencher un tel bouleversement.

Tout un pan en voie de déclassement de la classe moyenne rêve aujourd’hui d’un tel bouleversement. Certains se voient déjà jouer les premiers rôles. Une telle incongruité s’explique par l’importance démographique relative, dans les formations capitalistes dominantes, de la classe moyenne : elle est assez nombreuse pour former un écosystème complet, vivre une vie d’étudiant et de cadre (ou d’ex-cadre devenu boulanger), se divertir et voyager sans devoir se confronter à ceux qui sont plus durement traités qu’elle par le mode de production. Elle imagine ainsi les populations à son image : comme un agrégat de consommateurs nomades dont la loyauté peut se refuser à tout ce qui lui préexiste. La vérité, c’est que l’existence d’une bohème destitutionniste en exode permanent exprime plutôt l’opulence des sociétés occidentales que la proximité de la révolution.

Reste une donnée inamovible : il est impossible, pour le capital, d’accorder au prolétariat ce que celui-ci lui demande. Cette impossibilité porte un coup d’arrêt au glissement du « peuple » vers le populisme, c’est-à-dire vers le réformisme. C’est notre chance à nous autres communistes. Car il n’y a que là que le populisme puisse être défait : l’impossibilité matérielle, structurelle, de faire une politique à la hauteur de ce qu’exigent les populistes. Soit une politique de plein-emploi, avec des salaires qui permettent d’épargner, avec une sécurité sociale et professionnelle qui autoriseraient de se projeter dans l’avenir et d’imaginer pour les enfants une vie meilleure. C’est une chimère du passé. De cette impossibilité procède le reste.

Pas de rupture

Jusqu’à preuve du contraire – preuve qui ne peut être que pratique –, il n’y a donc aucune raison de penser que les vagues de luttes de la décennie écoulée soit « destituantes» plutôt que « constituantes »comme le voudrait Endnotes. Ce vocabulaire théologico-politique pose problème en lui-même mais révèle, encore une fois, à quel point Endnotes sous-estime les contre-tendances à l’antiformisme pour ne voir que ce qui, objectivement, quasi à l’insu des participants, tendrait d’ores et déjà au-delà de la politique.

En effet, Endnotes prend soin de montrer que les « non-mouvements »échapperaient à l’opposition entre révolution et contre-révolution, entre progressisme et conservatisme, notamment parce que l’émergence d’une machinerie étatique toujours plus répressive depuis 2008 aurait donné à ces révoltes une forme d’emblée libérale – la liberté contre les restrictions – couplée à un contenu subversif – émeutes, pillages, sabotages. Or, avec leur concept de statu quo disruptif, Endnotes ne mène pas le dépassement de cette opposition jusqu’au bout. Ce concept se réfère en effet aux conditions d’un ordre capitaliste en permanence contesté, au sens où sa remise en cause tant par le haut (populisme politicien) que par le bas (révoltes du « peuple ») semble entrer dans le cours normal des choses.

Pourtant, c’est justement en restant fidèle à la logique interne de cet oxymore d’un statu quo disruptif que l’on pourrait mieux saisir quelque chose des luttes actuelles qui, bien souvent, ne sont « disruptives » que dans la mesure où elles participent du « statu quo ». Autrement dit, il y a un équilibre dans le désordre garanti par le caractère revendicatif de mouvements pourtant massifs et en constant débordement, ainsi que par l’absence de pratiques susceptibles de faire perdurer une rupture sociale au-delà des balbutiements émeutiers.

Pour l’instant, force est de constater que nous sommes toujours pris dans des tendances stabilisantes (a holding pattern) analogues à celles dont Endnotes dressa le tableau dès 2013 dans un texte sur les « luttes des classes de 2011-2013».[20] On peut en donner un exemple avec la politique monétaire. Pour combattre la déflation en contexte de pandémie, aussi bien la Fed que la BCE ont eu recours à des mesures d’assouplissement quantitatif (quantitative easing). En Europe en particulier, la levée des restrictions austéritaires en 2020 a ouvert la voie à un endettement quasi illimité des États pour faire face à la « crise du coronavirus ». Un tel endettement n’est qu’une mesure d’urgence pour faire face à la déflation, et ne garantit en rien une quelconque stabilité sur la longue durée. Néanmoins, historiquement, ceci demeure pertinent :

[…] une accumulation massive de dettes – par les entreprises, par les ménages et les États, et sous des formes toujours renouvelées – a, encore et encore, permis de repousser les débuts d’une nouvelle dépression, et ce des décennies durant.[21]

La différence de taille, c’est que les économies mondiales se trouvent déjà en pleine récession, stagnation ou dépression, souvent avec des montées massives du chômage. Il est donc certain que les tendances stabilisantes ne tiendront pas dans les prochaines années ; du moins ne suffiront-elles pas pour tenir indéfiniment. Les impacts actuels de la pandémie sur la situation de vie des prolétaires et de la classe moyenne sont et seront plus immédiatement dévastateurs. Mais il n’y a pas de raison de penser que ces impacts de la crise deviendront, sur le long terme, les conditions de l’extension de l’antiformisme. Ils donneront sans doute lieu à de nouveaux non-mouvements. Or, dans le moment actuel, considérés comme un complexe de tendances antagoniques plutôt que comme les porteurs objectifs d’une nouvelle autonomie prolétarienne, ces non-mouvements n’enfantent pas plus de barbares aguerris que de citoyens déçus.

[1] Endnotes, « Onward Barbarians », décembre 2020,

[2] Rappelons que la fin du mouvement ouvrier n’est pas la fin du prolétariat. Voir « Populisme. Une trajectoire politique de l’humanité superflue », Stoff n°1, p. 18-20.

[3] Voir notamment Asef Bayat, Street politics. Poor people’s movements in Iran, New York, Columbia University Press, 1997 ; Life as politics. How ordinary people change the Middle East, Stanford (CA), Stanford University Press, 2010 ; Revolution without Revolutionaries. Making Sense of the Arab Spring, Stanford (CA), Stanford University Press, 2017.

[4] Amadeo Bordiga, « Tracciato d’impostazione », Prometeo, n°1, juillet 1946. Disponible en ligne :

[5] Amadeo Bordiga, « Avanti barbari! », Battaglia Comunista», n°22, novembre 1951, p. 18–27. Traduction française : « Barbares en avant ! », traduit par et publié dans Invariance et disponible en ligne :

[6] Id.

[7] Voir Peter Harrison, « Nous vrillons ; nous ne “devenons” pas », décembre 2020,

[8] Kiersten Solt, « Sept thèses sur la destitution », février 2021, Il s’agit d’une critique du texte d’Endnotes.

[9] Voir Peter Harrison, « Nous vrillons ; nous ne “devenons” pas », art. cit.

[10] Sur les divergences tactiques dans le mouvement des gilets jaunes, voir Laurent Jeanpierre, In girum. Les leçons politiques des rond-points, Paris, La Découverte, 2019, p. 89-92.

[11] « Réflexions provisoires sur les gilets jaunes », décembre 2018, initialement publié sur le site d’Agitations :

[12]  Endnotes, « Onward Barbarians », art. cit.

[13] Le « monde des arts et du spectacle » est une fourmilière où pullulent les grandes âmes, toujours promptes à se découvrir des causes justes pour en remontrer sur le plan de la morale aux factions rivales des petite et moyenne bourgeoisies et justifier du fait de cette exemplarité morale leur captation d’une partie de la manne étatique. C’est un monde voué au déclin, par le réformisme austéritaire qui en asséchera la rente publique – ou par le mouvement antiformiste qui mettra fin au spectacle en abolissant la séparation de l’art et de la vie. Fait remarquable et significatif, ils ne sont pas si nombreux ceux qui, dans les rangs de la petite-bourgeoisie culturelle, ont exprimé publiquement un soutien franc et clair à ce mouvement. Il faudra ainsi attendre le 4 mai 2019, soit bien après le climax de décembre, pour avoir une tribune signée entre autres par Juliette Binoche et Emmanuelle Béart, Robert Guédiguian et Ariane Ascaride, Édouard Louis ou encore Bruno Gaccio, intitulée « Gilets jaunes : nous ne sommes pas dupes! »(Libération, 4 mai 2019) On peut notamment y lire: « Nous voyons bien les ficelles usées à outrance pour discréditer les ­gilets jaunes, décrits comme des anti-écologistes, extrémistes, racistes, casseurs. » Parmi d’autres personnalités qui ont manifesté leur soutien aux gilets jaunes, citons Brigitte Bardot, Kaaris et Pamela Anderson. Pour une analyse détaillée, voir « Rififi chez les premiers de classe », Beuglements communistes, n°1, novembre 2020, p. 6-7.

[14] Ajoutons au passage que les « soupes populaires » (cf. K. Solt, art. cit.) ne destituent rien du tout ; bien au contraire, par les temps qui courent, elles ont plutôt vocation à être institutionnalisées.

[15] Laurent Jeanpierre, In girum, op. cit., p. 162-163.

[16] Ibid.

[17] Bruno Astarian et Robert Ferro, « Le Ménage à trois de la lutte des classes », épisode 3,

[18] «Le parti de classe prolétarien face à la crise économique actuelle du capitalisme mondial », Programme communiste, n°100, décembre 2009,

[19]  « Réflexions provisoires sur les gilets jaunes», art. cit.

[20] « The Holding Pattern », Endnotes, n°3, septembre 2013,

[21] Ibid.