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Anselm Jappe, Béton. Arme de construction massive du capitalisme

Lien publiée le 2 mai 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://dissidences.hypotheses.org/14232

Anselm Jappe, Béton. Arme de construction massive du capitalisme, Paris, L’échappée, 2020, 200 pages, 14 €.

Un compte rendu de Frédéric Thomas

L’écroulement du viaduc Morandi à Gênes, en août 2018, constitue « l’élément déclencheur » (page 7) de ce court essai  d’Anselm Jappe, théoricien de la critique de la valeur, et auteur notamment de La Société autophage (La Découverte, 2017)[1]. Voyant, dans cet accident, du fait de la faible durée de vie de ce type de construction en béton armé et du coût (anti-)économique de son entretien, « un cas d’école de l’obsolescence programmée », l’auteur offre dans ce livre des « considérations éparses » (page 8), au croisement de l’esthétique et de la théorie politique.   

C’est du béton armé, matériau composite – du béton avec une armature d’acier –, « inventé au XIXe siècle et dont l’usage s’est généralisé après la Première Guerre mondiale, et encore plus après la Seconde Guerre mondiale » (page 22), au point, aujourd’hui, d’occuper une place centrale dans les constructions, qu’il s’agit ici. Ces dernières années, le béton armé a connu une croissance exponentielle, en lien direct avec la montée en puissance et l’urbanisation de la Chine. Après une rapide synthèse historique, Anselm Jappe explore les divers impacts négatifs du béton armé – pour la santé, le climat, l’environnement, etc., notamment en boostant l’extraction de sable pour sa production, qui a donné lieu à un gigantesque marché noir (pages 95 et suivantes) –, tout en ciblant particulièrement son « péché le plus grave » ; celui d’« avoir rendu possible l’architecture moderne » (page 110). Car, parler du béton, c’est inévitablement évoquer l’architecture moderne et l’urbanisme. Or, pour l’auteur, « la critique de l’architecture, et du béton en particulier, constitue le point de jonction idéal entre la critique du capitalisme, en tant que système économique et social, et la critique de la société industrielle » (page 193).  

Béton. Arme de construction massive du capitalisme réalise un rapide tour d’horizon des mouvements artistiques, du futurisme au constructivisme, en passant, par le « brutalisme » (en référence au « béton brut ») – sorte de perversion de l’une des idées principales du constructivisme des années 1920 : rendre visibles les structures au lieu de les cacher honteusement sous des revêtements » (page 70) – et, bien sûr, par Le Corbusier. Pour ce dernier, en effet, le béton armé représenterait « l’arme idéale » afin de réaliser sa conception d’une ville entièrement mise au service du travail, et ayant opérée la coupure avec la nature (pages 50 et suivantes). Et l’auteur de revenir sur la critique de l’urbanisme, en général, et de Le Corbusier, en particulier, développée par l’Internationale situationniste (IS).  

Largement responsable de la disparition des architectures traditionnelles et de leur ancrage local, produit de manière industrielle et uniforme, le béton armé véhicule une division du travail, à la base de la dépossession des usages de l’habitat. L’analyse de l’auteur s’appuie entre autres sur l’un des inventeurs de la critique de l’architecture moderne : William Morris (1834-1896). Son intérêt tient à son originalité. En effet, ce dernier « ne se proposait pas de reprendre telles quelles les pratiques artisanales anciennes, mais de les moderniser dans le meilleur sens du terme : par un usage raisonné et contrôlé des technologies lorsqu’elles servent vraiment à soulager les travailleurs, tout en instaurant de nouveaux rapports sociaux » (page 160). 

À cette analyse critique et historique, succède une partie plus théorique qui confirme l’originalité de l’essai. Selon Anselm Jappe, le béton armé constituerait, en effet, « le côté concret de l’abstraction capitaliste » ; « la matérialisation parfaite de la logique de la valeur » (pages 19, 175 et suivantes). Rappelant brièvement la théorie critique de la valeur, dont il est l’un des acteurs les plus importants, l’auteur insiste sur le fait que, dans la société capitaliste, c’est le côté abstrait du travail qui l’emporte sur son côté concret, et « devient le véritable maître du jeu. Tout en dérivant du concret, l’abstrait, par une sorte d’inversion, devient la réalité substantielle, et le concret n’existe plus que comme incarnation temporaire et interchangeable de l’abstrait (…). Le travail abstrait et sa conséquence, la valeur, reposent ainsi sur une indifférence structurelle à l’égard du monde, sur une incapacité à prendre en compte les conséquences de la production » (pages 182-184).

D’où l’analogie, qu’Anselm Jappe entend mettre au jour entre le béton armé et la « logique de la valeur », qui entraîne une « annihilation de la diversité », une « uniformisation permanente » (page 184). Ainsi, si « chaque marchandise consiste en une sorte de  »compromis » entre ses qualités techniques ou naturelles et les exigences de la valorisation », le béton et le plastique « démontrent une adéquation parfaite avec le travail abstrait et [qui] priment tous les autres par leur syntonie parfaite avec la valeur, par un véritable isomorphisme » (page 185). Sans limites propres, pouvant prendre toutes les formes, omniprésent, ouvrant sur une monotonie en série, fondue dans le cycle économique, ayant fini de transformer l’habitat en marchandise, le béton armé ne possède-t-il pas les mêmes caractéristiques que la valeur ? Une réflexion originale et stimulante donc au croisement d’une critique de l’architecture, du béton armé et du capitalisme.

[1]     Lire le compte rendu de Stéphanie Roza sur notre blog, https://dissidences.hypotheses.org/8835