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Noam Chomsky : "Les intellectuels et les ’responsables’ suivent en réalité les diktats du pouvoir privé"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Noam Chomsky est indispensable. Tout comme il est impossible d’imaginer apprécier l’art dramatique sans étudier Shakespeare, ou d’aimer la trompette de jazz sans connaître Louis Armstrong, il est inconcevable d’étudier la pensée politique contemporaine sans lire Chomsky.
Source : Los Angeles Review, David Masciotra
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Dès les années 1960, avec son manifeste contre la guerre du Vietnam, American Power and the New Mandarins (1969), Chomsky n’aura de cesse qu’il n’ait construit une œuvre prolifique qui remet en cause la tromperie des puissants et met en lumière la promesse de la révolte démocratique. Parmi ses classiques, citons Manufacturing Consent : The Political Economy of the Mass Media (1988), une analyse de la partialité de la presse commerciale co-écrite avec Edward S. Herman ; Profit Over People (1999), l’un des exercices les plus précoces et les plus convaincants dans la démolition de la logique du néolibéralisme ; et 9-11 (2001), un pamphlet qui a donné à entendre une des rares voix de la raison pendant la ferveur patriotique belliciste qui a suivi les attaques terroristes de 2001 contre les États-Unis.
Son livre le plus récent, Consequences of Capitalism : Manufacturing Discontent and Resistance (2020) (co-écrit avec Marv Waterstone, professeur émérite de géographie à l’université d’Arizona), consiste principalement en un cycle de conférences données devant leurs étudiants dans un cours intitulé What Is Politics ? À l’heure de la convergence des crises et des bouleversements politiques, Conséquences du capitalisme offre un soutien essentiel aux militants et aux intellectuels qui tentent de se projeter dans un monde plus libre et plus juste.
Jusqu’en 2017, Chomsky était professeur de linguistique au Massachusetts Institute of Technology, et il est souvent considéré comme l’un des fondateurs de la linguistique moderne. De toutes les évaluations de la carrière exceptionnelle de Chomsky dans le domaine de l’érudition et de l’activisme, le chanteur-compositeur irlandais Foy Vance est sans doute celui qui la résume au mieux : « Si vous êtes du style tranquille et que vous en avez marre du bébé institutionnel / Noam Chomsky est une révolution douce. »
J’ai récemment interviewé Chomsky sur Zoom à propos de son tout dernier livre et d’un large éventail de questions socio-politiques connexes.
DAVID MASCIOTRA : Votre décision, ainsi que celle de Marv Waterstone, de publier les conférences de votre cours Qu’est-ce que la politique ? découle-t-elle d’un sentiment d’urgence pour un retour aux fondamentaux, peut-être en raison de la convergence des crises que nous connaissons actuellement ?
NOAM CHOMSKY : Marv et moi avons estimé que le contenu du livre, qui, il est vrai, commence par l’essentiel, comme par exemple la définition de ce « bons sens » prédéfini — d’où les gens tirent leurs idées et leurs croyances — se poursuit pour atteindre des choses qui sont très urgentes et critiques aujourd’hui. Nous nous sommes fondés sur notre propre perception des choses et sur les réactions des deux cohortes d’étudiants. L’une est composée d’étudiants de premier cycle de l’université d’Arizona, et l’autre de personnes de la communauté, des personnes plus âgées. Les deux groupes interagissent, et à en juger par leurs réactions, les deux ont semblé trouver l’expérience précieuse et instructive. Cela a été suffisamment encourageant pour nous inciter à mettre le programme en place et il contient bien sûr des éléments qui vont au-delà des conférences. Il semblait que ça en valait la peine, et les réactions que nous avons obtenues jusqu’à présent viennent renforcer cette conclusion.
Quelle est, selon vous, l’idée fausse la plus répandue chez les Américains en réponse à la simple question « Qu’est-ce que la politique ? » Et comment corrigeriez-vous cette idée fausse ?
Eh bien, si ce cours était donné par un instructeur classique, la politique serait ce qui est enseigné dans un cours d’instruction civique : quelles sont les règles au Sénat et à la Chambre, qui présente la législation, qui la vote, les rouages du système politique officiel. De notre point de vue, la politique, c’est ce qu’il se passe dans la rue et ce qui se passe dans les conseils d’administration des entreprises. Ces dernières dominent de manière écrasante la conception et la mise en oeuvre de ce qu’il se passe dans le système politique.
La première, ce qu’il se passe dans la rue — et métaphoriquement, je parle ici de ce qu’il se passe non seulement dans la rue, mais aussi dans l’éducation politique, l’organisation, l’action politique au sein de la population générale — est ce qui modifie la fenêtre d’Overton [Allégorie qui désigne l’ensemble des idées, opinions ou pratiques considérées comme acceptables dans l’opinion publique d’une société, NdT], l’éventail des choses qui sont mises en discussion et prises en compte. En gros, c’est une guerre des classes : les salles de conseil d’administration versus les rues. C’est évidemment une simplification excessive, mais il y a du vrai dans cette perspective. Nous essayons de la compléter, de la rendre moins simpliste et de montrer comment cela fonctionne.
L’une des affirmations simples mais profondes du livre est que « le problème n’est pas individuel, mais institutionnel ». Le débat politique dominant a tendance à être obsédé par les individus plutôt que par les institutions. De nombreux Américains sont furieux contre la politique, mais ne savent pas exactement pourquoi ni comment diriger leur colère. Est-ce en partie parce que — même si, disons-le, Biden est préférable à Trump — le problème global n’est pas individuel, mais institutionnel ?
Il existe des différences, et elles sont significatives, mais fondamentalement, les institutions imposent des contraintes strictes sur ce qui peut se passer. Prenons le problème le plus urgent qui se pose dans l’histoire de l’humanité : la destruction de l’environnement. Si nous ne nous occupons pas de ce problème au cours des deux prochaines décennies, rien d’autre n’aura d’importance. Nous serons engagés sur la voie irréversible de l’autodestruction. Eh bien, il y a les institutions et les individus. Il y a le PDG d’ExxonMobil. Il y a Jamie Dimon, qui dirige JPMorgan Chase. Ils prennent des décisions, et ces décisions reflètent dans une certaine mesure leurs propres objectifs, priorités, sentiments, etc. Mais ils sont soumis à des contraintes étroites.
Ainsi, par exemple, le PDG d’ExxonMobil en sait sûrement autant que vous ou moi sur le réchauffement climatique, probablement beaucoup plus, du moins s’il lit les documents qui lui parviennent de ses propres scientifiques et ingénieurs, qui savent tout ça depuis 50 ans. Les scientifiques d’ExxonMobil étaient à l’avant-garde, bien avant que de nombreuses personnes ne mettent en garde contre les dangers extrêmes du réchauffement climatique pour l’environnement.
En fait, lorsque James Hansen, un célèbre géo-scientifique, a prononcé un discours en 1988 pour mettre en garde contre la menace du réchauffement de la planète, mettant le problème sur la scène publique, ExxonMobil a répondu en déployant d’importants efforts pour saper l’idée qu’il puisse exister une menace. Ils n’ont pas fait ça de façon stupide. Ils n’ont pas démenti, cela aurait été facilement réfuté. Ce qu’ils ont fait, c’est essayer de développer le doute — « Peut-être que nous ne savons pas », « Nous n’avons pas étudié les nuages », « Remettons à plus tard toute décision importante afin d’avoir une société plus riche », « Nous devrons peut-être faire quelque chose à ce sujet, mais dans longtemps », etc.
Ils savaient tous que c’était absurde. Ils savaient tous que si nous ne faisons pas quelque chose rapidement, nous fonçons tête baissée vers un grave danger.
Pour en revenir à votre question. Imaginons qu’un autre PDG, un autre individu soit venu et ait dit : « Disons la vérité à la population. Disons-leur que nous détruisons toute perspective de vie humaine organisée sur terre. Disons-leur que nous allons arrêter de faire ça. Nous allons passer aux énergies renouvelables, parce que nous nous soucions de vos petits-enfants et des nôtres.» Il aurait été viré en cinq minutes. Cela, c’est ce qui fait partie de la structure institutionnelle. Si vous ne maximisez pas le profit et les parts de marché, vous ne tiendrez pas. Bien sûr, il n’est pas inutile de critiquer les individus, mais le fait est que, dans le cadre du système, ils n’ont pas beaucoup de choix. Par conséquent, nous devons nous demander : « Qu’est-ce qui, dans la structure de nos institutions, nous conduit dans cette direction ? »
Prenons un autre exemple actuel, qui fait la une des journaux. Nous sommes au milieu d’une pandémie. Tout le monde a bien compris, partout, que si on ne fournit pas rapidement des vaccins aux régions pauvres et atteintes dans le monde, comme dans certaines parties de l’Afrique, ce sera un désastre, non seulement pour elles, mais aussi pour nous. Des mutations vont se produire. On ne peut les prédire, mais certaines pourraient être mortelles. Ces formes reviendront en Europe et aux États-Unis, et nous aurons tous de gros problèmes. Alors, nous avons le choix. Nous pouvons travailler sur un vaccin pour les gens, en envoyant le vaccin gratuitement et libre de droits aux populations d’Afrique.
C’est une bonne chose pour eux, bien sûr, mais cela nous protégera également d’un futur désastre. C’est un choix. L’autre choix consiste à protéger les bénéfices des sociétés pharmaceutiques majeures, dont les profits sont déjà bien fournis grâce aux éléments hautement protectionnistes des mal nommés « accords de libre-échange ». Alors que recherchons-nous ? Pas seulement nous, mais aussi l’Europe. Ici, le principe est qu’on travaille pour soi-même, pour le système de pouvoir intrinsèque à sa société, et si cela tue des gens ailleurs, c’est le problème de quelqu’un d’autre. C’est comme ça que les institutions fonctionnent .
En fait, si vous regardez les détails, c’est assez choquant. Imaginez que vous êtes un observateur rationnel venu de l’espace pour observer cette espèce. Regardez les États-Unis, qui ont l’un des meilleurs — ou des moins mauvais — bilans en matière de vaccins. Il se trouve qu’il y a un surplus de vaccins aux États-Unis, parce que la FDA [Food and Drug Administration,Ndt] n’a pas encore autorisé l’utilisation de l’AstraZeneca, et qu’il y a une grande réserve supplémentaire. Donc, Biden a fait ce qu’il fallait. Il les a distribués à d’autres pays. Quels pays ? Le premier est le Canada, qui est le champion du monde en terme de stockage de vaccins inutilisés et qu’il ne pourra jamais utiliser parce qu’il les a amassés bien au-delà de toute utilisation potentielle.
C’est donc le premier bénéficiaire. Le deuxième bénéficiaire est le Mexique, dans le cadre d’un pot-de-vin visant à violer le droit international et l’éthique minimale en gardant les réfugiés désespérés loin de notre frontière. Ce n’est pas que Biden soit quelqu’un de mauvais. Il semble être un chic type. C’est juste la façon dont les institutions structurent les décisions. Cela étant dit, il y a différentes forces qui agissent sur la façon dont les décisions sont structurées. Il y a les conseils d’administration des entreprises, et il y a les militants dans les rues. Qui va gagner ? C’est là le problème, et ce n’est pas une mince affaire.
Revenons au début de cet assaut à l’encontre de la population générale appelé « néolibéralisme » et qui dure depuis 40 ans. C’était assez évident dès le départ. Vous n’êtes peut-être pas assez vieux pour l’avoir entendu, mais je suis sûr que vous avez lu le discours inaugural de Reagan en 1981. La phrase clé en était : « Le gouvernement n’est pas la solution à nos problèmes, le gouvernement est le problème ». Ok, donc si le gouvernement n’est pas la solution, qui est la solution ? Où les décisions seront-elles prises si ce n’est pas au gouvernement ? Faut-il être un génie pour résoudre la question ? Elles seront prises dans les salles de conseil d’administration des entreprises.
Donc, en d’autres termes, nous transférons les décisions depuis le gouvernement — qui, quels que soient ses défauts, est, au moins partiellement, à l’écoute de la population générale — vers des tyrannies privées, qui n’ont absolument aucun compte à rendre au public, et dont le seul but, explicitement — il n’y a pas de secret à ce sujet — est la maximisation de ce que l’on appelle la » valeur actionnariale » : dividendes, bénéfices pour la direction. C’est leur mission. Aux États-Unis on donne à cela le nom de » libertarianisme » [Issue du libéralisme, cette philosophie prône, au sein d’un système de propriété et de marché universel, la liberté individuelle en tant que droit naturel. La liberté est conçue par le libertarianisme comme une valeur fondamentale des rapports sociaux, des échanges économiques et du système politique, NdT]
Tout ce que je vous dis là sont les moyens par lesquels, pour en revenir à mon cours et à celui de Marv, le » bon sens » est institué. Il se trouve que nous commençons par Gramsci. Nous retournons à des sources plus anciennes, même à l’ouvrage Des premiers principes de gouvernement de David Hume. Ces thèmes sont récurrents, et on comprend bien qu’il faut imposer le bon sens. Vous devez fabriquer le consentement. Comme l’ont affirmé les théoriciens de la démocratie progressiste, « Le peuple est trop stupide et trop ignorant pour faire ce qui est dans son propre intérêt. Donc, nous, les hommes responsables, devons prendre des décisions à leur place ». Bien sûr, les intellectuels et les hommes responsables suivent en réalité les diktats du pouvoir privé. Ils n’aiment pas cette facette de l’histoire. Ils aiment se voir comme les maîtres du jeu.
Dans ma vie, je l’ai vu encore et encore. Pendant les années Kennedy et Johnson, l’élite technocratique et méritocratique, mes collègues de Harvard et du MIT, affluaient à Washington pour montrer comment le monde devait être dirigé. Eh bien, au Vietnam, nous avons vu ce que cela a donné. Ce n’était pas quelque chose d’imprévisible. Ceux d’entre nous qui étaient dans la rue l’avions prévu depuis le début.
Maintenant, on se retrouve devant la même chose. Le néolibéralisme, quoi qu’en pensent les gens qui le défendent, peut-être même sans y penser, est un effort explicite, et cela se voit dans la structure, pour donner le pouvoir à des institutions privées, qui sont dédiées à l’enrichissement personnel. Ce serait évident même pour un enfant de 10 ans, même si les économistes ne le voient pas, parce qu’ils ont une théorie qui dit que cela mène à » l’optimum de Pareto » [Un optimum de Pareto est une allocation des ressources pour laquelle il n’existe pas une alternative, dans laquelle tous les acteurs seraient dans une meilleure position, NdT]. Peu importe. Nous avons 40 ans d’expérience, et nous pouvons voir ce qui s’est passé. C’était totalement prévisible.
Pour vous donner un seul exemple, vous l’avez peut-être vu, mais il y a quelques mois, la RAND Corporation a fait une étude détaillée pour essayer de déterminer combien de richesses ont été transférées depuis la classe ouvrière et la classe moyenne vers les super riches pendant les 40 années de néolibéralisme. On estime qu’on parle ici de 47 000 milliards de dollars. Certains appellent cela un » transfert « . » Vol » serait un terme plus approprié. Pendant ce temps, les 0,1 % de personnes les plus riches de la population ont doublé leur part de la richesse totale, passant de 10 % à 20 %. Observons les conséquences : la majorité de la population survit de salaire en salaire. Les salaires réels stagnent depuis 40 ans.
Les gains de croissance de la productivité se concentrent dans très peu de poches. Cela conduit à ce que vous avez mentionné précédemment — une colère non ciblée. Est-ce surprenant ? On ne dit pas aux gens ce qui les dépouille vraiment. Au lieu de cela, on leur dit que ce sont les immigrants, les Noirs, certains pédophiles de l’espace, si vous en croyez QAnon. Tout sauf ce qui se passe réellement. C’est un autre mode de fabrication du consentement et de définition de ce qu’est le » bon sens « .
Le travail des gens comme vous, militants des rues, des gens qui essaient de changer le monde pour le rendre meilleur, est de démanteler tout ce souk. C’est d’amener les gens à voir ce qui n’est pas si différent de ce qu’ils ont sous les yeux. Rien de tout cela n’est très profondément enfoui. Vous pouvez en parler à des lycéens. Ils comprennent souvent mieux que les étudiants diplômés des grandes universités, qui ont été bien plus endoctrinés.
Comme nous en parlons dans le livre, c’est un point que George Orwell a fait valoir. L’introduction de La Ferme des animaux est quelque chose que peu de gens lisent, mais pourtant ils le devraient. Ce livre est considéré comme ne présentant aucun problème parce qu’il s’agit d’une satire de l’ennemi totalitaire. L’introduction, qui initialement n’a pas été publiée, est adressée au peuple anglais. Orwell met en garde contre tout excès de bien-pensance, car dans l’Angleterre libre, les idées impopulaires peuvent être supprimées sans qu’il y ait besoin de recourir à la force. Il appelle cela « la censure littéraire en Angleterre », et l’un de ses vecteurs est décrit comme tout simplement la bonne éducation. Vous allez dans les meilleures écoles, comme Oxford et Cambridge (du même registre que Harvard et Yale), et on vous inculque qu’il y a certaines choses qu’il ne serait tout simplement pas convenable de dire, ou même de penser.
C’est bizarre comment les choses arrivent. Il y a quelques jours, j’ai discuté avec un groupe de militants latino-américains. Ils venaient de toute l’Amérique latine. Eh bien, juste pour m’amuser, je leur ai lu un article paru dans le New York Times ce jour-là, rédigé par l’un de leurs meilleurs spécialistes des affaires étrangères. Il y était question de l’engagement des États-Unis en faveur de l’État de droit, des droits humains et de la démocratie. Ils ont éclaté de rire. Ils vivent dans le monde réel, pas dans le monde de la culture intellectuelle américaine.
Pendant longtemps, un de vos sujets de discussion et d’écriture a été la responsabilité des intellectuels. Quelle est la responsabilité d’un véritable intellectuel qui s’engage sérieusement à dire la vérité sur les questions importantes, par opposition aux conseillers de Kennedy et de Johnson qui ont planifié et dirigé la guerre du Vietnam, ceux dont on disait qu’ils étaient « les meilleurs, les plus brillants », une expression dont l’ironie voulue par David Halberstam est souvent passée inaperçue ?
C’est assez simple, comme pour la plupart des choses. Si dire la vérité sur des sujets importants est important, alors c’est ce que vous faites. Que se passe-t-il pour vous ? Ce n’est généralement pas bien joli. Revenons à la Grèce antique. Il y avait un gars qui « corrompait la jeunesse » en posant trop de questions. Il a bu la ciguë, lui, et pas les gens qui ne posaient pas de questions. Revenons aux temps de la bible. Il y avait des gens qui condamnaient les actes des mauvais rois, et qui demandaient justice et miséricorde pour les veuves et les orphelins. Que s’est-il passé pour eux ?
Ils ont été emprisonnés, conduits dans le désert, sévèrement condamnés. Bien des siècles plus tard, on les honore et on les appelle « prophètes ». Nous devrions nous rappeler que le premier juif s’adonnant à la » haine de soi « , un terme couramment utilisé aujourd’hui quand on parle des juifs qui critiquent Israël, était le prophète Élie. Il a été appelé devant le roi Achab, qui était le summum du mal dans la Bible. Achab a condamné Élie en le qualifiant de « haineux envers Israël », parce qu’il critiquait les actes du mauvais roi. Il est le premier » Juif qui se déteste « .
Ce phénomène traverse l’histoire. Le terme » intellectuel » au sens moderne du mot est apparu à peu près au moment de l’affaire Dreyfus en France, à la fin du XIXe siècle. Les dreyfusards, Émile Zola et autres, condamnaient la procédure judiciaire atroce contre Alfred Dreyfus la voyant comme une attaque antisémite contre une personne innocente. Nous honorons les dreyfusards, mais pas à cette époque là. Zola a dû fuir la France pour sauver sa vie. Lui et les autres ont tous été sévèrement condamnés, à peu près de la même manière que « les meilleurs et les plus brillants » ont condamné les militants anti-guerre. Ils disaient : « Qu’est-ce que vous, bande de militants, d’étudiants et d’écrivains, avez à dire sur quoi que ce soit ? Comment osez-vous critiquer notre auguste État ? »
Les militants anti-guerre étaient ceux que McGeorge Bundy, conseiller à la sécurité nationale de Kennedy et de Johnson (et ancien doyen de Harvard), appelait « les durs à cuire dans les coulisses ». C’était en 1968, alors qu’il y avait déjà un important mouvement anti-guerre. Il a écrit un article pour Foreign Affairs dans lequel il disait essentiellement : « Oui, nous avons fait certaines choses de travers. Tout le monde commet des erreurs. Il est parfaitement légitime de remettre en question nos tactiques, mais il y a aussi des gens qui ont l’audace de remettre en question nos objectifs et nos motivations : Des durs à cuire dans les coulisses ». Mais voilà, les « durs à cuire dans les coulisses » étaient ceux qui se sont interrogés sur la structure institutionnelle qui nous a conduits à commettre des crimes de guerre majeurs, des crimes pour lesquels les nazis ont été pendus à Nuremberg. Comme les Dreyfusards, comme Socrate dans la Grèce antique.
Notre pays est beaucoup plus libre, bien sûr. La plupart d’entre nous, ou du moins ceux qui jouissent d’un privilège relatif, n’ont pas eu à fuir pour sauver leur vie, mais pour certains cela a pourtant été le cas. Si vous étiez un militant noir, comme Fred Hampton, vous auriez pu être assassiné par le FBI.
Pour revenir à votre question : Que fait un véritable intellectuel ? Il dit la vérité sur les choses importantes aux personnes qui sont appelées à l’entendre, et s’attend à en subir les conséquences.
Pensez-vous que ce que l’on pourrait vaguement appeler la » culture intellectuelle « , même à gauche, est devenue trop éloignée des travailleurs et de la vie ordinaire aux États-Unis ? Je vous ai entendu évoquer votre enfance, le kiosque à journaux de votre oncle et les gauchistes radicaux qui s’y rassemblaient, ainsi que la façon dont les professeurs et les écrivains se mêlaient régulièrement aux travailleurs et aux pauvres.
Il ne s’agissait pas seulement du lieu où j’ai grandi. Des intellectuels donnaient des cours au sein du mouvement ouvrier. Ils écrivaient des livres pour la population générale — des livres comme Mathematics for the Million, écrit par un très bon mathématicien. Science for the People est ce type d’organisation. Faire partie des mouvements activistes, de la classe ouvrière relevait du devoir de l’intellectuel. Cela n’a pas disparu. Nous avons encore des choses comme ça, mais beaucoup moins maintenant. Science for the People est une organisation toujours active, mais sans que ce soit de leur faute, ils ont beaucoup moins d’influence dans notre société que pendant les périodes d’activisme.
Cela s’explique en grande partie par le mouvement ouvrier. Le mouvement ouvrier a été pratiquement détruit dans les années 1920. Les États-Unis ont une histoire syndicale très violente. Dans une large mesure, les États-Unis sont une société dirigée par les entreprises. Dans les années 1920, le mouvement ouvrier a été écrasé, mais il s’est relancé dans les années 1930. Il a fallu quelques années après la Grande Dépression, mais en 1934 et 1935, on commençait à voir le Congrès des organisations industrielles (CIO), des actions syndicales militantes, et tout cela se faisait dans un climat d’enthousiasme et de soutien. Quand j’étais enfant, j’ai pu voir ça. Ma propre famille était composée d’immigrants de première génération, pour la plupart issus de la classe ouvrière.
Cela composait une grande partie de leur vie. Mes tantes, par exemple, étaient couturières et travaillaient pour l’industrie du vêtement. C’était un travail assez pourri, mais elles étaient membres de l’Union des ouvriers des vêtements pour dames. Cela faisait partie d’une vie bien remplie. Il ne s’agissait pas seulement de défendre son emploi. Il y avait aussi des activités culturelles, des activités sociales, une semaine dans les Catskills. C’était la vie. Dans ce contexte, on trouvait des intellectuels vraiment très impliqués. Nous nous en sommes beaucoup éloignés. Les démocrates, en gros, ont abandonné la classe ouvrière dans les années 1970. Leur dernier souffle a été la loi Humphrey-Hawkins sur le plein emploi de 1978. Carter n’y a pas opposé son veto, mais il l’a tellement édulcorée qu’elle n’avait plus aucun sens. Les Démocrates ont décidé qu’ils n’en avaient pas grand chose à faire de la classe ouvrière, et sont devenus le parti des professionnels aisés. C’est en train de changer.
Les Républicains, qui sont le parti des super riches, ont compris dans les années 1970 qu’on ne peut pas obtenir de votes en venant voir les gens et en leur disant : « Je veux vous détrousser, et donner tout ce que vous avez aux riches et aux entreprises ». Bizarrement, cela ne fonctionne pas. Il vous faut vous tourner vers ce qu’on appelle les » questions culturelles « , c’est-à-dire tout excepté ce qui est vital pour vous. Ainsi, au milieu des années 1970, Paul Weyrich, un des principaux stratèges du parti des républicains, a eu un éclair de génie et s’est rendu compte que, si les Républicains prétendaient, en insistant sur » prétendre « , être opposés à l’avortement, ils récupéreraient le vote évangélique et le vote des catholiques du Nord. Alors en un clin d’œil ils ont changé de position.
Reagan avait été un fervent partisan du droit des femmes à choisir. En tant que gouverneur de Californie, il a signé l’une des lois les plus efficaces pour protéger ce droit. Et puis ensuite, il en est devenu un farouche adversaire. George H. W. Bush, qui était supposé être un homme de caractère en a fait tout autant. C’est devenu le leitmotiv du parti républicain. Si on regarde ça en détail, c’est assez grotesque. En fait, la plate-forme programmatique du parti ne fait qu’augmenter le nombre des avortements, et ils le savent. Quand on porte atteinte au planning familial, qu’on refuse la contraception, qu’on réduit les soins de santé, qu’on défie Planned Parenthood, alors on augmente le nombre des avortements, surtout ceux qui sont illégaux et périlleux. Pour eux cela n’a aucune importance, c’est juste un moyen de récolter des voix.
C’est un prolongement de la stratégie sudiste de Nixon. C’était là leur première grande percée. Nixon était lui-même un raciste épouvantable, et il s’est rendu compte qu’en se faisant l’avocat du racisme, même de façon peu subtile, il pouvait récupérer les votes du Sud. Pour Reagan, qui était un raciste convaincu, c’était simplement une seconde nature.
Maintenant, prenons la question des armes. Toute cette culture des armes à feu aux États-Unis est en grande partie fabriquée. C’est de la stratégie de communication. Il n’y avait aucune culture des armes au XIXe siècle. Il y avait seulement des fermiers qui avaient de vieux mousquets pour chasser les coyotes. Et puis il y a eu une vaste campagne de communication, en fait ça a été la toute première campagne de publicité, brassant des rêves au sujet de l’Ouest sauvage — des trucs avec lesquels j’ai grandi quand j’étais enfant. Vous voulez être Wyatt Earp, dégainer plus vite que votre ombre, toutes ces sornettes. Rien de tout cela n’a jamais vraiment existé, mais ça a été construit, et la morale en était : « Vous feriez mieux d’acheter à votre fils un élégant fusil Winchester ou bien il ne deviendra pas un homme ». En quelque sorte, ça a marché. Les entreprises de tabac ont repris l’idée. Elles ont fait la même chose : l’homme Marlboro, le cow-boy dur à cuire qui vient en sauveur.
C’est une grande partie de la culture, une pure fabrication, et c’est ce qui a développé une culture des armes à feu. Puis, en 2008, la décision Heller de la Cour suprême en a fait une doctrine sacrée. Elle a invalidé ainsi un siècle d’interprétation du deuxième amendement, et en a fait : « Oui, tout le monde doit avoir un fusil d’assaut ». Si aujourd’hui vous demandez aux gens ce qu’il y a dans la Constitution, la seule chose qu’ils en savent est le deuxième amendement, « Nos droits selon le deuxième amendement ». Pour les républicains, c’est quelque chose d’énorme. C’est le moyen de gagner des voix. Si vous tuez plein de gens, ce n’est pas notre affaire. Tuer un grand nombre de gens en Amérique centrale où les armes américaines affluent, c’est le problème de quelqu’un d’autre. Il nous faut obtenir du pouvoir pour nos amis des entreprises, ceux au service desquels nous sommes. Donc, c’est ça le parti républicain. Trump en a fait une caricature mais cela fait longtemps que c’était comme ça.
La classe ouvrière est complètement laissée pour compte.
Bien, en ce qui concerne la gauche, vous avez raison. La gauche n’a pas comblé ce vide. Elle est passée à des choses qui sont importantes et qui valent le coup, ce qu’on appelle la « politique identitaire » : race, sexe, orientation sexuelle. Certes, toutes ces choses sont importantes, mais elles ne devraient pas prendre le pas sur la lutte des classes, la protection et la participation des personnes qui subissent de plein fouet les conséquences du régime néolibéral. La gauche peut et doit faire tout ça. Donc, ce que vous dites est tout à fait juste.
Au sujet de la lutte des classes, et de la rue versus les conseils d’administration, dans votre livre, vous utilisez le terme de « réalisme capitaliste ». J’aimerais que vous m’en parliez, mais je me demande si cela pourrait être une réponse à quelque chose que j’ai récemment entendu de la bouche d’Al Gore lorsqu’on lui a demandé si le capitalisme était à la racine de la crise climatique. L’ancien vice-président a répondu :
Je pense que sous sa forme actuelle, le capitalisme que nous connaissons a désespérément besoin d’être réformé. On parle souvent des perspectives à court terme, mais la façon dont nous mesurons ce qui a de la valeur pour nous est également au cœur de la crise du capitalisme moderne. En fait, le capitalisme est à la base de toute économie prospère et il assure l’équilibre entre l’offre et la demande. Il déverrouille la majeure partie du potentiel humain, et c’est quelque chose qui ne va pas disparaître. Mais il doit être réformé, car la façon dont nous mesurons ce qui a aujourd’hui de la valeur ignore les « externalités négatives » comme la pollution.
Elle ignore également les externalités positives comme les investissements dans l’éducation, les soins de santé, les soins de santé mentale, les services aux familles. Elle ignore l’épuisement des ressources comme les nappes phréatiques et la terre arable, ainsi que la biodiversité. Et elle ne tient pas non plus compte de la répartition des ressources et du patrimoine. Ce qui fait que nous arrivons à — lorsque le PIB augmente, les gens applaudissent — deux pour cent, trois pour cent, waouw, quatre pour cent, et ils pensent, « Génial ». Mais cela s’accompagne de fortes augmentations de la pollution, d’un sous-investissement chronique dans les biens publics, de l’épuisement de ressources naturelles non renouvelables, et de la pire crise des inégalités que nous ayons connue depuis plus de 100 ans, et cela menace tant l’avenir du capitalisme que la démocratie. Nous devons donc changer le capitalisme.
J’ai trouvé cela intéressant, car sa critique du capitalisme ressemble beaucoup à ce que vous avez dit.
Exact.
C’est un fait, mais dans sa critique il englobe ce que vous appelez le « réalisme capitaliste ». L’idée qu’il n’existe aucune issue, aucune réelle alternative, et donc que nous sommes coincés avec ça.
Je ne peux pas expliquer le sens exact de ses mots, mais je suppose que lorsqu’il dit « déverrouille la majeure partie du potentiel humain », il veut dire que le capitalisme nous donne toutes les choses merveilleuses que nous avons actuellement, comme les ordinateurs, l’internet et toutes les grandes réalisations de la société industrielle moderne. C’est l’Econ 101. [Cours d’introduction à l’économie pour débutants, NdT] Est-ce que c’est ça ? Eh bien, voyons de plus près.
Prenons ce que nous utilisons aujourd’hui — ordinateurs, Internet, satellites, microélectronique, GPS. D’où vient tout cela ? En grande partie des laboratoires de recherche dans lesquels j’ai travaillé dans les années 1950 et 1960 : des instituts publiques financés par le contribuable, ils faisaient alors un travail difficile, innovant et créatif, qui a fini par permettre à Steve Jobs de vendre les ordinateurs personnels en 1977. La recherche est devenu privée après environ 30 ans de travail considérable, principalement dans le secteur public et avec un financement public. L’internet a été développé dans le secteur public, puis il a été transféré à des capitaux privés. Rien de nouveau dans tout cela.
Je voudrais cependant faire une critique relative à cette idée de « réalisme capitaliste ». Son slogan est le suivant : « Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ». J’aimerais reformuler cela. Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que le début du capitalisme. Nous ne sommes pas en présence d’un véritable système capitaliste.Le monde des affaires ne le permettrait jamais. Un système capitaliste s’autodétruirait en un rien de temps. C’est pourquoi les entreprises, depuis toujours, font appel à un État puissant pour les protéger des effets néfastes du marché, qui est destiné aux pauvres, pas à elles, ainsi que pour les subventionner de toutes les façons possibles. Ainsi, chaque pays développé possède une forme de capitalisme d’État.
Certains ont une politique industrielle ouverte et directe. Pour notre part, nous en avons des formes plus indirectes, un peu plus subtiles. C’est ainsi que cela fonctionne. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le phénomène s’est amplifié, mais il remonte à plus loin. Au XIXe siècle, les chemins de fer étaient la composante essentielle du capitalisme industriel. Le rail était un domaine beaucoup trop compliqué pour être exploité par des entreprises privées. Le corps des ingénieurs de l’armée s’en est donc chargé, et a cédé les bénéfices aux entreprises privées.
Ce qu’on appelait communément le système américain de production — pièces interchangeables, contrôle de la qualité — est devenu la merveille du monde. Il a été développé dans les arsenaux gouvernementaux, et pour de bonnes raisons. Là, les dépenses n’ont pas d’importance, exactement comme pour le développement des ordinateurs et d’Internet. Peu importe les dépenses, il faut simplement le faire, et au final, le capital privé en profitera. Steve Jobs était un mec brillant, mais il vivait du travail créatif et hasardeux qui se faisait principalement dans le secteur public. Nous n’avons pas le capitalisme. Nous avons une forme de capitalisme d’État.
Eh bien, sommes-nous obligés d’avoir un capitalisme d’État ? Ou alors pourrait-il y avoir un système qui ferait que les gens n’ont pas à passer la partie éveillée de leur vies assujettis à un maître qui vivrait sous un contrôle totalitaire ? C’est cela qu’on appelle « avoir un travail ». Avoir un travail signifie que pendant la plus grande partie de votre vie, vous obéissez aux ordres de quelqu’un. Pendant 2 000 ans, on a considéré ça comme une pure abomination. Depuis la Rome antique jusqu’au XIXe siècle, cela a même été considéré comme une attaque si évidente contre les droits humains et la dignité que du temps d’Abraham Lincoln, le slogan du parti républicain était que l’esclavage salarié n’était pas différent de l’esclavage, sauf qu’il était momentané. Ce n’était pas simplement de l’idéalisme. C’était la vision même du mouvement de la classe ouvrière — un mouvement majeur qui s’est développé aux États-Unis, en Grande-Bretagne et ailleurs. Il a pris des formes différentes selon les pays.
Ici, il était basé sur un mouvement très populaire de travailleuses de l’est du Massachusetts, composé de jeunes filles de fermes appelées « factory girls » qui ont été envoyées dans les usines — elles étaient très militantes, très disertes et très instruites. Elles n’avaient pas reçu d’éducation formelle, mais elles lisaient Adam Smith et David Ricardo. Elles ne connaissaient rien de Marx, mais elles débattaient d’idées intéressantes sur la façon dont, si le travailleur est spolié de son travail, alors il s’agit de vol. Tout travail qui entre dans la fabrication des biens que nous produisons est acceptable, mais si un autre gars, comme un propriétaire ou un investisseur en prend une partie, c’est illégitime. Les gens qui travaillent dans les fabriques devraient en être propriétaires et les diriger.
Il y avait là un véritable mouvement populiste, pas ce qu’on appelle populisme aujourd’hui. À la fin du XIXe siècle, il s’agissait d’un mouvement de fermiers américains, il avait débuté au Texas et était passé par l’Oklahoma et le Kansas, et ainsi de suite, et il était très radical. Ils voulaient se libérer des banquiers du Nord-Est qui leur prêtaient l’argent pour les semences et réclamaient des taux usuraires. Ils ont dit : « Nous voulons nous affranchir de cela. Nous voulons le faire nous-mêmes. Nous aurons nos propres banques coopératives, notre propre système de marché, et un commonwealth coopératif. » Ils ont commencé à se lier avec le principal mouvement ouvrier — les Chevaliers du Travail. C’était le mouvement le plus radical de l’histoire américaine. Il a été écrasé par la force — la force de l’état, la force des entreprises. Notre pays est un pays très violent, dirigé par les élites.
Pouvons-nous revenir à cette approche ? Les gens peuvent-ils comprendre qu’être au service d’un maître n’est pas la meilleure chose dans la vie ? Peut-être.
Cela nous ramène au pouvoir de la rue. Nous avons vu une merveilleuse et encourageante explosion de militantisme l’année dernière. Mais peut-être constatez-vous la même chose que moi. Je trouve que mes étudiants ne sont certes pas apathiques, mais ceux qui sont repliés sur eux-mêmes sont généralement désespérés, car ils se sentent impuissants.
C’est vrai.
Alors, qu’avez-vous dit à vos étudiants qui se sentent impuissants, et que diriez-vous à un étudiant, ou à toute autre personne, qui tombe sur cette interview et se sent impuissant ?
Tout d’abord, dans nos cours Marv Waterstone et moi-même faisons venir chaque semaine des personnes extérieures qui sont des militants travaillant sur des choses concrètes. Ils parlent du travail qu’ils font, et du travail qui peut être fait. Auparavant, lorsque j’étais au MIT, je co-enseignais un cours similaire. L’Institut n’appréciait pas vraiment que je le fasse, mais ils ont eu la gentillesse de nous donner une salle. Nous avons fait venir des gens qui étaient des militants locaux. Voilà quelque chose qui peut être fait : faire venir des gens qui vous montrent ce qu’il est possible de faire.
Le meilleur moyen pour contrôler est de susciter le désespoir, de donner l’impression qu’on ne peut rien faire. Eh bien, regardez ce que les gens arrivent à faire. Dans nos cours et dans les pages du livre, nous parlons du triomphe du militantisme. Regardez ce qui a été réalisé par le mouvement des droits civiques, le mouvement anti-guerre, le mouvement féministe, le mouvement des droits des homosexuels. Cela semblait plus désespéré à l’époque que maintenant, et si vous étiez impliqué, on vous disait directement que c’était sans espoir. On vous disait aussi que ce n’était pas vos affaires.
Nous abordons en particulier la question des intellectuels libéraux et de leur conception de la démocratie : Walter Lippmann, Reinhold Niebuhr, et d’autres grandes figures de la culture intellectuelle libérale. Leur point de vue était typique de la classe dirigeante : Si les gens sont trop stupides et ignorants pour savoir ce qu’ils veulent, pour leur propre bien, nous devons les diriger et les contrôler. Dans le même temps, le système des entreprises se décrivait comme des « entreprises dotées d’âme » — des personnes qui se consacrent nuit et jour au bien commun.
Nous assistons aujourd’hui à un renouveau de cette image dans le secteur des entreprises. Elles savent qu’elles sont en difficulté, et elles font face à ce qu’elles appellent le « risque de réputation »[Le risque de réputation, ou risque d’image, correspond à l’impact que peut avoir une erreur de gestion sur l’image d’une organisation, NdT]. Les paysans arrivent avec des fourches. Et voilà que maintenant elles disent, « Nous devons être très citoyennes. Nous avons fait des erreurs. Mais maintenant, nous progressons. Nous allons continuer d’être à votre service comme avant. » Et celles qui le disent, ce sont les grandes entreprises, la Chambre de commerce. On entend le même discours partout.
Mais c’est une forme prise par la lutte des classes : il faut faire en sorte que les gens se sentent désespérés. Dire au gens : « Vous n’êtes pas assez intelligents. Ces gens là sont intelligents, pas vous. Alors, laissez-les diriger les choses, et ce sont des gens merveilleux qui se consacrent à votre bien-être. Vous pouvez leur faire confiance. Vous n’êtes pas assez intelligent, et même si vous l’étiez, il n’y a rien que vous puissiez faire. La pression est trop forte. Tout organisateur sait comment gérer ça. Quand vous allez dans une communauté, vous réalisez que tout le monde est désespéré.
Alors, vous trouvez quelque mission réalisable. Je vais vous donner un exemple concret. Il y avait un quartier d’immigrants défavorisés. Un groupe de mères s’est organisé pour obtenir un feu de signalisation à une intersection dangereuse afin de rendre les choses plus sûres pour leurs enfants. Elles étaient prêtes à essayer, et elles ont réussi. Donc, elles ont réalisé qu’il y a des choses qu’elles peuvent faire. C’est ça qu’on appelle l’organisation.
Dans l’école où vous enseignez, une chose que vous pourriez faire est de découvrir si l’université investit dans les combustibles fossiles. Si c’est le cas, voyons si nous pouvons y remédier. Tout d’abord, vous pouvez vous renseigner sur le sujet. Vous pouvez aider les étudiants à découvrir pourquoi elle le fait. Ensuite, organisez-les pour qu’ils fassent quelque chose à ce sujet. J’ai vu cela se produire à maintes reprises. Commencez par quelque chose de compréhensible et de réalisable, et mettez-vous au travail. Réussissez dans ce que vous entreprenez et vous aurez surmonté le désespoir.
Au cours de l’année écoulée, à de nombreuses reprises, de nombreuses personnes ont sans cesse oscillé entre espoir et désespoir. La droite devient de plus en plus dangereuse, et impudemment antidémocratique. The Atlantic, une de ces publications intellectuelles grand public, prédit que nous entrons dans une nouvelle ère de gouvernement progressiste. Quel est votre sentiment quant à la configuration du terrain entre la droite violemment antisociale et le parti démocrate, qui, comme vous l’avez dit plus tôt, commence à montrer des signes prometteurs de changement positif ?
Il s’agit d’une question très sérieuse. Elle est en train de prendre de l’ampleur sous nos yeux. La direction du parti républicain, comme le rapportent certains des principaux journaux, salive de joie à l’idée que les démocrates puissent faire quelque chose de modérément humain, par exemple, au lieu de mettre les enfants dans des camps de concentration à la frontière, ils pourraient essayer de les aider un peu. Au lieu d’augmenter follement les tensions avec l’Iran, ils pourraient essayer de les atténuer. Ils pourraient essayer de faire quelque chose au sujet du climat.
Ils (les républicains) adoreraient ça, parce que, à ce moment là ils pourraient mobiliser tous ces gens qu’ils ont transformés en monstres enragés, et les pousser à attaquer ces rats de communistes qui veulent que le pays soit submergé de violeurs et de meurtriers pour que la race blanche subisse un génocide. Vous connaissez toute l’histoire. C’est ça, le parti républicain. Ce n’est plus un parti politique. C’est très dangereux.
Il y a d’autres aspects qui sont tout aussi dangereux. Par exemple, très récemment, le Pew Research Center a publié un de ses sondages réguliers sur les principaux problèmes auxquels le pays est confronté. Les gens avaient un choix de 15 questions majeures, et ils étaient invités à les classer. Le sondage était divisé entre les républicains et les démocrates. Voyons les républicains. Tout en bas — 13 % — la question pourtant la plus importante qui se soit jamais posée dans l’histoire de l’humanité : le réchauffement climatique. Ils ne l’appellent pas comme ça. Ils l’appellent « changement climatique », ce qui est plus neutre. Mais seuls 13 % pensent que c’est un problème majeur. Ce n’est que le problème le plus important qui se soit jamais posé — la question de la survie.
Ensuite, on passe aux problèmes qui les préoccupent le plus — l’immigration illégale, le déficit. C’est là le résultat d’une propagande très efficace. Imposer le bon sens, fabriquer le consentement, année après année — transformer les gens pour qu’ils deviennent exactement le même genre de gens que ceux qui ont soutenu les nazis. Si je remonte à mon enfance, je me souviens d’eux, ici même, aux États-Unis. C’étaient ces mêmes gens qui voulaient se débarrasser des Juifs, parce que « les Juifs détruisent la civilisation ».
Si les gens sont isolés, cloisonnés, sans groupes de soutien, sans participation à des activités constructives, ils sont la proie de cette attaque contre leur intégrité morale et intellectuelle. Pour en revenir à ce que j’ai dit, les dirigeants républicains sont enchantés de l’évolution des démocrates vers un comportement plus humain. Ils savent, surtout avec Trump qui est un génie en la matière, qu’ils peuvent organiser et mobiliser des groupes de cinglés qui croient vraiment qu’il leur faut des armes pour sauver la race blanche du génocide. On peut amener les gens à cela.
On a beaucoup de pain sur la planche pour y arriver, mais on peut y arriver. Une des choses qu’on a vue au sujet de l’organisation syndicale des années 1930 c’est sa capacité à surmonter un très sérieux problème de racisme. Blancs et Noirs travaillaient ensemble pour organiser les travailleurs de l’acier. On peut y arriver de nouveau, mais ce ne sera pas facile. Le mouvement ouvrier a été écrasé par des politiques bipartites. Avec les démocrates, ça a été sous la forme d’un abandon, et avec les républicains, sous la forme d’une attaque sévère. Comme vous l’avez déjà dit, la gauche n’a pas redressé la barre. C’est un énorme travail, mais on peut y arriver.
Prenons ce qui s’est passé après le meurtre de George Floyd. Les gens de toutes les races ont défilé ensemble dans les rues. Les marches ont été approuvées par les deux tiers de la population. Martin Luther King Jr. n’a jamais obtenu un tel soutien. Voilà quelque chose que vous pouvez alimenter et développer.
David Masciotra est l’auteur de cinq livres, dont I Am Somebody : Why Jesse Jackson Matters (I.B. Tauris, 2020). Il est chroniqueur politique à Salon et a également écrit pour The Atlantic et le Washington Post.
Source : Los Angeles Review, David Masciotra – 14-05-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises