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"Le pouvoir impuissant"
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CONTRE-POUVOIR: "Le pouvoir impuissant" par Alphée Roche-Noël - QG - Le média libre
Peu de systèmes politiques auront accordé autant de pouvoir à un homme seul que la 5ème République française, et pourtant on le voit, ce pouvoir prétendument démocratique ne peut qu’une seule chose, et n’a qu’une seule vocation: maintenir un ordre social férocement inégalitaire. À la veille de la campagne présidentielle 2022, Alphée Roche-Noël explore dans sa chronique de rentrée pour QG la nature du pouvoir et la nécessité de le réinventer
Une question que nous ne nous sommes pas encore posée dans cette chronique est celle de savoir ce que peut le pouvoir, dans sa forme actuelle, hiérarchique, centralisée, plébiscitaire – cette forme dont la Ve République est une sorte d’idéal-type et de caricature. Ce que peut le pouvoir, c’est-à-dire ce qu’il peut pour relever les défis de notre temps, ce qu’il peut pour améliorer nos vies, ce qu’il peut éventuellement pour se réformer lui-même. Cette question est centrale, à quelques mois d’un scrutin présidentiel censé trancher maints débats et donner « un cap » à notre pays, à la faveur de l’illusoire « rencontre d’un homme et d’un peuple ». Au reste, de nombreux électeurs se la posent, échaudés depuis tant et tant d’années par ce qu’ils nomment alternativement « mensonges », « promesses non tenues » ou encore « reniements », qui ne sont, à tout prendre, que les reflets de nos propres mirages.
De fait, l’« impuissance publique » est dénoncée de toutes parts, ce qui n’est pas peu paradoxal dans un État où tant de prérogatives sont aux mains d’un seul individu. Les politiciens en ont depuis longtemps désigné les causes: l’absence de « courage » ou de « volonté politique », face aux soi-disant « conservatismes ». Sarkozy en son temps avait dénoncé « les rois fainéants », et il n’est pas un gouvernement qui n’ait accusé ses prédécesseurs d’avoir péché par incurie ou par faiblesse. Ainsi, chaque candidat à la « magistrature suprême » peut jurer qu’une fois oint par la « légitimité populaire », qui est à la République ce que le saint chrême était à la royauté, les choses changeront enfin. Cette sorte d’idéalisme du pouvoir, fondé sur l’intervention d’un individu providentiel, trouve ses racines dans une tradition nettement bonapartiste, nettement de droite. Elle n’a cependant pas épargné la gauche, donnant rétrospectivement au vieux slogan de 1972, « changer la vie », les couleurs fanées du rêve.
En 2022, si les planètes s’alignent comme elles semblent, hélas, devoir s’aligner, de l’« extrême centre » à l’extrême-droite, en passant par la droite extrême, nous échapperons moins que jamais à cette surenchère des ego. L’heure, du reste, est déjà à la préparation du grand envoûtement de la présidentielle. Avec leurs nuances, avec, si j’ose dire, leurs sensibilités propres, Macron, Le Pen et les autres, ces chamans de la démocratie, ont jeté aux quatre vents leurs formules magiques et leurs imprécations. Le titre du dernier pamphlet de Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, est particulièrement significatif de ce registre incantatoire, surtout sous la plume d’un polémiste d’extrême-droite, aujourd’hui candidat putatif à la présidentielle, qui se revendique non pas seulement de De Gaulle, mais carrément de Louis XIV et de Napoléon, le « Roi Soleil » et l’empereur self-made-man. Prétentions grotesques ! Filiations dangereuses ! S’il doit un jour tomber en de telles mains, mieux vaut sans doute que le pouvoir demeure à jamais impuissant.
Jean-Auguste-Dominique Ingres, Napoléon Ier sur le trône impérial, 1806, détail, Musée de l’Armée
Le peuple, lui, a tout loisir de constater que les « choses » changent peu, sauf à se dégrader inexorablement, et que le volontarisme affiché par les uns et les autres est tout juste bon à accompagner le mouvement. Il y a la désindustrialisation qui s’achève, il y a le désossage de l’État social qui va bon train. Il y a désormais la crise climatique, particulièrement révélatrice de l’impéritie du pouvoir, ici comme ailleurs. On se rappelle qu’au début de son mandat, le président français interpellait son homologue états-unien par son slogan « make our planet great again ». Quatre ans plus tard, alors que « La planète est entrée dans l’ère des “mégafeux” », selon un titre récent, terrible, du Monde (1), alors que l’eau monte partout, alors que partout la terre semble être entrée en révolte contre le sapiens mégalomane, le gouvernement n’a quasiment rien fait de ce qu’on aurait attendu, en un moment si critique, si tragique, de la part de la cinquième (ou peut-être sixième…) puissance mondiale. Lorsque l’audacieuse et inventive Convention citoyenne pour le climat lui avait présenté, sur un plateau d’argent, un corpus de mesures propre à impulser une dynamique de transition écologique, Macron a, dans l’ensemble, arbitré pour le statu quo, laissant les lobbys reprendre la main sur des enjeux d’importance vitale pour nous toutes et tous.
J’ai dit plus haut que la « gauche de gouvernement » avait été en partie contaminée par l’idée déraisonnable selon laquelle accéder à une forme de pouvoir qui lui est fondamentalement étrangère lui permettrait de mettre en œuvre son programme de transformation. C’est qu’elle s’est fourvoyée sur l’origine et les finalités du pouvoir. Elle ne s’est pas suffisamment interrogée sur la nature même du pouvoir (à raison, Simone Weil écrivait, en 1937 : « toutes les absurdités qui font ressembler l’histoire à un long délire ont leur racine dans une absurdité essentielle, la nature du pouvoir » (2), et Louise Michel avant elle ne disait pas autre chose). Elle n’a pas vu que le « pouvoir », incarné ici bas par la figure monarchique du président de la République, n’a pas pour but de transformer la société, de la rendre plus humaine, mais de maintenir, grosso modo, ses grands équilibres, c’est-à-dire l’allocation outrageusement inégalitaire des richesses, des savoirs et des droits politiques entre les classes sociales et les individus, de tenir en quelque sorte la frontière entre ceux qui servent et ceux qui se servent. Les déceptions, les désillusions suscitées par le quinquennat de Hollande, au point de disqualifier le PS dès le premier tour de la présidentielle 2017, sont autant d’invitations à se demander si, au-delà des orientations idéologiques, le « pouvoir », tel que nous le concevons encore aujourd’hui, avec son existence propre, avec sa propre force d’inertie, avec les monstres qu’il engendre, n’est pas en soi un obstacle au « pouvoir », entendu cette fois-ci comme « possibilité d’agir » en vue du bien de l’humanité.
Il faut ici revenir un instant sur ce mot brûlant, mais polysémique, dont j’ai fait le thème de cette chronique. Dans leur livre Affinités révolutionnaires, sous-titré « pour une solidarité entre marxistes et libertaires »(3), Olivier Besancenot et Michael Löwy évoquent la distinction entre le « pouvoir-sur » et le « pouvoir-faire », opérée par le sociologue John Holloway (4). S’il paraît difficile, comme ces auteurs le font valoir, d’évacuer absolument toute dose de « pouvoir-sur » des organisations humaines, cette distinction n’en est cependant pas moins porteuse de fruits. Aujourd’hui, justement, face à un « pouvoir » arc-bouté sur ses fonctions régaliennes, et dans le contexte de la triple crise écologique, sociale et sanitaire, des franges de plus en plus importantes de la société revendiquent une forme alternative de pouvoir: la capacité à agir en commun en dépassant la logique de la contrainte et de l’autorité indiscutées. Ainsi du mouvement des Gilets jaunes, qui a revendiqué la transformation sociale par la démocratie directe; ainsi également des mouvements pour le climat et les retraites; ainsi, à maints égards, du mouvement contre les violences policières; ainsi, en partie, du mouvement contre le « pass sanitaire ».
Gilets jaunes sur les Champs Élysées, hiver 2018-2019, photographie Hans Lucas
Dans son roman paru en 1975, Ernest Callenbach imagine un dialogue entre son protagoniste, un journaliste états-unien du nom de William Weston, et un citoyen de l’organisation politique sui generis Écotopia, radicalement écologique et démocratique, issue de la sécession de la Californie, de l’Oregon et de l’État de Washington (5). À Weston, qui s’interroge sur les motivations de la population lors de la déclaration d’indépendance, l’Écotopien répond : « … la situation ne faisait qu’empirer et les gens étaient vraiment prêts pour un changement radical. Ils étaient malades à cause de la pollution de l’air, de la nourriture chimique, de la publicité délirante. Ils se sont tournés vers la politique, car en fin de compte c’était la seule voie possible pour assurer leur survie. » Il semble que nous en soyons arrivés à ce point, si l’on veut bien admettre que la « politique » peut aussi s’imaginer hors des circuits institutionnels. Ce que réalisent les Écotopiens dans la fiction de Callenbach, jamais les institutions états-uniennes ne l’aurait permis.
Bien sûr, le « pouvoir », ce vieux barbon, ce spectre d’un autre âge, cette antique croyance qu’il est possible de conduire l’humanité par la force, de lui faire accepter les injustices comme des fatalités, dans le vain espoir d’un avenir meilleur, est loin d’avoir dit son dernier mot. Il s’agite, en France, à l’approche de 2022. Il s’agite partout dans le monde, sous des aspects diversement hideux, diversement inacceptables, dans de vastes comédies toujours grosses d’immenses tragédies. Mais son impuissance, mais son inaptitude intrinsèque contribuent peu à peu à nous déciller, à nous faire entrevoir et inventer d’autres pratiques… et d’autres possibles.
Alphée Roche-Noël
(1) Du 21 août 2021
(2) « Ne recommençons pas la guerre de Troie », in L’Iliade ou le poème de la force, Paris, Payot & Rivages, 2021 (1937)
(3) Paris, Mille et une nuits, 2014
(4) Changer le monde sans prendre le pouvoir : le sens de la révolution aujourd’hui, trad. Sylvie Bosserelle, Paris/Montréal, Syllepse/Lux, 2008 (2002)
(5) Écotopia, trad. Brice Matthieussent, Paris, Gallimard, 2018 (1975)