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Chaînes d’approvisionnement: pourquoi il faut en finir avec le modèle du « juste-à-temps »

économie

Lien publiée le 20 octobre 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Capitalisme et chaînes d'approvisionnement : pourquoi il faut en finir avec le modèle du « juste-à-temps » (revolutionpermanente.fr)

Nous publions la traduction de cet article du spécialiste du mouvement ouvrier américain Kim Moody. Pour lui "ce modèle logistique est le moteur d'un capitalisme effréné. Mais sa fragilité est aujourd'hui mise en évidence."

Traduction d’un article originalement paru dans The Guardian

Le choc des prix sur les marchés mondiaux du gaz naturel provoque l’effondrement plusieurs petits fournisseurs d’énergie, laissant les clients sans chauffage et confrontés à la hausse des prix du carburant. Un incendie met hors service l’énorme câble qui envoie l’électricité de la France au Royaume-Uni, menaçant les foyers de tomber l’obscurité et augmentant les factures d’électricité. Le porte-conteneurs Ever Given, en provenance de Malaisie et à destination de Felixstowe, reste bloqué dans le canal de Suez pendant six jours, ce qui entraîne une interruption du trafic maritime pour un coût estimé à 730 millions de livres sterling et retarde l’arrivée du gadget électronique que vous avez commandé sur Amazon Prime.

Ces incidents ont en commun la vitesse à laquelle un seul événement peut perturber les chaînes d’approvisionnement qui parcourent le monde. Presque chaque fois que vous commandez un article en ligne, celui-ci est transporté par un réseau d’usines, de rails, de routes, de navires, d’entrepôts et de chauffeurs-livreurs qui, ensemble, forment le système circulatoire de l’économie mondiale. Cette infrastructure, étroitement calibrée, est conçue pour fonctionner de façon continue. Dès qu’un maillon se brise ou se bloque, l’impact sur les actuelles chaînes d’approvisionnement « just-in-time » (« juste-à-temps », en flux-tendu) se fait immédiatement sentir.

Le juste-à-temps est une idée de Taiichi Ohno, ingénieur chez Toyota dans les années 1950, qui s’est inspiré des travaux d’Henry Ford. Ohno l’a défini comme un moyen d’éliminer les « déchets » - c’est-à-dire les stocks, les travailleurs supplémentaires et les minutes inutilisées - dans la production et la circulation des marchandises. Au lieu de gaspiller du temps, de la main-d’œuvre et de l’argent en stockant des pièces le long de la chaîne de montage ou en entreposant des marchandises (comme l’ont fait les fabricants pendant des décennies), l’idée d’Ohno est que les fournisseurs puissent livrer ces pièces au moment où elles sont nécessaires. L’idée d’Ohno était que les fournisseurs puissent livrer ces pièces au moment où elles sont nécessaires, ce qui permettrait d’augmenter les profits, en réduisant les dépenses des entreprises pour maintenir les stocks et payer une main-d’œuvre supplémentaire.

Après son introduction en Occident dans les années 1980, le modèle du juste-à-temps a progressivement quitté l’usine automobile pour s’étendre à tous les types de production de biens et de services. Il s’est imposé dans toutes les chaînes d’approvisionnement jusqu’à ce que chaque fournisseur, petit ou grand, soit tenu de livrer rapidement ses produits à l’acheteur suivant. Cela a renforcé la concurrence entre les entreprises pour livrer les produits rapidement, ce qui a permis aux entreprises de réduire leurs coûts (généralement en réduisant le prix de la main-d’œuvre). La livraison juste-à-temps a donc contribué à la croissance des emplois à bas salaires, souvent plus précaires, les travailleurs n’étant recrutés que lorsqu’ils sont nécessaires. Cette pression constante sur les travailleurs a alimenté notre culture du travail 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et les problèmes de santé mentale qui l’accompagnent, tandis que les tentatives de réduction du prix du travail ont contribué à l’accroissement des inégalités économiques, quel que soit le gouvernement en place.

La livraison rapide des produits repose sur des infrastructures. À partir des années 1980, les autoroutes se sont élargies, les ports se sont approfondis et des pistes de décollage supplémentaires ont été ajoutées, ici et là, pour suivre le rythme du changement. Les entrepôts du XXIe siècle sont passés du lieu de stockage au vaste centre de distribution et d’exécution. Mais la vitesse, tout pilote de Formule 1 vous le dira, comporte ses propres risques. Les inondations, les pannes de courant, les routes fermées, les conflits sociaux et, bien sûr, les pandémies peuvent arrêter le système. Parce que le juste-à-temps a éradiqué les stocks, une crise imprévue peut entraîner des pénuries. Au début de la pandémie, il y a ainsieu des pénuries généralisées d’équipements de protection individuelle (EPI), de blouses, de masques et de gants en plastique, qui reposent tous sur une production en flux tendu, avec peu de stocks de réserve.

Aujourd’hui, notre monde en flux tendu est de plus en plus sujet à des crises. Les horaires des transports par conteneurs ne sont pluss fiables depuis le début de la pandémie, début 2020. La hausse des prix du carburant a également entraîné une réduction de la vitesse de navigation, connue sous le nom de « slow steaming », afin de réduire les coûts. La British International Freight Association, quant à elle, a mis en garde contre une « pénurie de transport terrestre ». En effet, les effectifs de dockers ou de magasiniers se sont réduits avec le Covid et les chauffeurs routiers sont en nombre insuffisant en raison de la pandémie et du Brexit, ainsi que d’années de stagnation des salaires, de longues heures de travail et du manque de formations. La Road Haulage Association estime la pénurie actuelle à 100 000 chauffeurs au Royaume-Uni. Trop peu de chauffeurs cela signifie des ports engorgés, des navires bloqués, des étagères vides et des prix plus élevés.

Les responsables des chaînes d’approvisionnement et les experts en logistique sont conscients de tous ces problèmes potentiels et débattent depuis une dizaine d’années du compromis entre « risque » et « résilience » - cette dernière étant la capacité à réduire ou à se remettre rapidement d’une perturbation. Des stocks peu élevés en juste-à-temps augmentent les risques de pénurie en cas de crise. Plus de « résilience », en revanche, implique des stocks plus importants, davantage de travailleurs, des fournisseurs multiples et des coûts plus élevés. Cela crée un dilemme. La concurrence rend la résilience risquée pour les entreprises individuelles. Qui veut acheter à une entreprise qui a plus de retard dont les prix sont plus élevés ? Pourtant, tant que la rentabilité est la force motrice, les efforts nationaux de repli sur soi ou de « reprise en main » - ironiquement, souvent dans le but de créer une résilience imaginaire, comme avec le Brexit - ne font que créer davantage de perturbations, de ruptures de chaînes d’approvisionnement et de prix plus élevés, les entreprises cherchant à récupérer leurs pertes. Le régime des biens de consommation bon marché devient de plus en plus difficile à maintenir.

Il y a des implications encore plus importantes pour ce régime de capitalisme effréné. Tout ce mouvement mondial en temps réel est alimenté par les combustibles fossiles qui entraînent une dégradation du climat. L’augmentation des tsunamis, des incendies de forêt, des inondations et d’autres phénomènes météorologiques extrêmes rend les chaînes d’approvisionnement et les produits de première nécessité qu’elles fournissent encore plus vulnérables. Les manifestants qui s’asseoient dans le centre de Londres ou sur les autoroutes ne s’y trompent pas. D’une manière ou d’une autre, si vous privez les grandes entreprises de l’utilisation gratuite de leurs sources d’énergie mortelles préférées, vous pouvez ralentir les choses jusqu’à un rythme humain - et peut-être même sauver la planète pendant que vous y êtes.

Des décennies de déréglementation, de privatisation et de culte du marché ont rendu la société vulnérable à la force insidieuse des chaînes d’approvisionnement « juste à temps ». Les subventions publiques, les baisses d’impôts, la formation professionnelle et les autres politiques traditionnelles ne suffiront pas à résoudre les crises auxquelles nous sommes confrontés, de la pandémie à l’effondrement du climat, qui provoquent une défaillance des chaînes d’approvisionnement. Il est temps de réfléchir non seulement à la manière dont nous fabriquons et consommons les objets, mais aussi à la manière dont nous les déplaçons.