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L’usine

Lien publiée le 22 novembre 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.revue-ballast.fr/lusine/

C’est une usine où l’on se presse en nombre. Sauf que, à l’entrée, le flasheur a remplacé la pointeuse. Et le costume le bleu de travail. En lieu et place des anciennes machines, la bourgeoisie internationale prend du bon temps : elle trinque, discute et feuillette des magazines. En une seule phrase aux allures de nouvelle, le romancier Marc Graciano — auteur de sept ouvrages pour la plupart parus aux Éditions Corti — dépeint, jusqu’au vertige, le monde des gagnants.

C'était une ancienne usine hydroélectrique achevalée sur le bras d’un fleuve, presque de suite après sa genèse à la sortie d’un lac, et, bien qu’il fît nuit, l’on voyait bien, du fait qu’elles étaient éclairées par des projecteurs subaquatiques installés dans la pierre des berges, que ses eaux en étaient pures et claires, et les lucides eaux luminescentes heurtaient l’avant aigu du bâtiment, comme elles l’auraient fait pour l’étrave d’un vaste navire immobile, ce qui créait une frange phosphorescente, et l’on pénétrait dans le bâtiment par une passerelle en fer que, présentement, beaucoup de gens bien habillés et agréablement parfumés empruntaient, et l’on sentait que tous avaient fait un gros effort vestimentaire, quoiqu’en des styles différents, et parfois très excentriques, et le bâtiment était constitué de hautes verrières posées sur une assise en pierre blanche d’au moins deux mètres de hauteur, et la pierre possédait la couleur et l’aspect de la craie, et le bâtiment, en son intégralité, devait bien mesurer sept à huit mètres de hauteur, et son toit était fait de tôles en acier autopatinable montées sur une charpente métallique, ce matériau moderne ayant sans doute remplacé le cuivre ou le zinc d’origine, et il faisait un camaïeu rouge hématite en ce moment de son processus d’oxydation, et il y avait deux hommes à l’entrée du bâtiment, au bout de la passerelle, et les deux étaient vêtus d’un frac, avec, dessous le veston à queue de pie, un gilet en moire aux motifs indiens, comme sur les chemises en soie des anciens guitaristes hippies, et ils étaient coiffés d’un chapeau haut de forme, et, grâce à un flasheur, contrôlaient les billets d’invitation numériques que leur tendait, par le truchement de leurs smartphones, le joli monde qui se présentait à l’entrée, et ils opéraient avec d’ostentatoires gestes accorts et en inclinant exagérément le buste, et bien plus qu’il aurait fallu, en vérité, et parfois même en soulevant leur chapeau, et on aurait alors cru à deux pies qui chantent et hochent du bec au faîte d’un mur ou d’un toit, ou à la couronne de l’arbre où elles projettent de nicher, et pour faire pénétrer le public dans la salle, ils écartaient un immense et épais rideau en velours grenat qui en cachait l’intérieur, un rideau de même nature que celui de la scène d’un vieux théâtre parisien, et, disposé le long du rideau, et monté sur roulettes, se tenait un infinissable porte-cintres en acier chromé qui faisait office de vestiaire, et quatre jeunes et belles personnes, sans doute des stagiaires ou des employées précaires, étaient attitrées pour le garder, et elles délivraient une partie de ticket détachable et portant numéro, aux personnes qui déposaient leurs vêtements, tout à fait à l’ancienne manière, ce qui dénotait avec l’usage des billets numériques pour l’entrée, et la salle où l’on faisait pénétrer le public était une très vaste salle rectangulaire qui contenait, sur l’arrière gauche, une plus petite salle vitrée, sans doute l’ancienne place de commande de l’usine, dont les vitres avaient été occultées avec une peinture noire parfaitement opaque, et, dans ce vaste bâtiment, il y avait eu jadis de gros générateurs fixés au sol par de monstrueux pitons désormais absents, dont les trous avaient été ragréés avec du ciment, et les isolateurs géants en verre fumé des anciennes machines avaient été conservés après leur démontage et replacés en guirlande au plafond, avec chacun une lampe led en son intérieur, ce qui constituait, au final, un éclairage puissant et quelque peu féérique, et le sol originel en béton avait été préservé, quoiqu’il ait été poncé et ciré, mais le ponçage n’avait point été parfait, et certains creux étaient demeurés, qui, comme les anciennes places de fixation des machines, avaient été ragréés avec du béton ciré, et cela faisait partout sur le sol un camaïeu de gris avec un grand nombre de lunules aux endroits des anciennes irrégularités, ainsi que de rondes tachetures aux endroits des anciennes fixations, comme si le sol était la lisse peau d’un saurien titanesque, et la salle avait été partagée en deux longues parties, meublées de plusieurs rangs de chaises pliantes, comme celles jadis installées pour les buvettes des jardins publics, ou pour s’asseoir et écouter la musique jouée dans le kiosque du parc, et, entre les deux travées de sièges, un long espace libre avait été conservé qui constituait une piste, et deux rails parallèles couraient de part et d’autre de la piste, chacun porteur d’un robot mobile, comme dans une usine de montage automobile, sauf que les deux automates portaient chacun une caméra au bout de leur bras articulé et agile, et, pour l’heure, les deux robots étaient immobiles, avec le bras replié, et il y avait, derrière chaque travée, suspendu en hauteur, un immense écran plat, et un autre rideau de velours grenat, mais celui-ci gigantesque, avait été tendu entre le mur du grand bâtiment et la salle vitrée, et empêchait de voir l’arrière du vaste bâtiment et ce qui devait constituer des coulisses, et bien que tout le public fût installé, il y eut un long temps d’attente, sans doute tout n’était-il pas prêt en coulisse, à moins que cette attente ne fût calculée pour faire augmenter l’impatience du public, et exacerber ainsi son attention, et les deux portiers avaient changé de place et de fonction, et ils circulaient maintenant dans le public, porteurs, en une pose tout à fait professionnelle, de grands plateaux chargés de coupes de champagne qu’ils offraient gracieusement et avec moult courbettes, quand on leur en faisait la demande, et les filles du vestiaire s’étaient déplacées, elles aussi, et circulaient aussi avec de grands plateaux, mais, en ce qui les concernait, pour récupérer les coupes vides, et sans opérer cette spectaculaire rétroversion du poignet qui permet à un garçon de café de porter un plateau lourdement chargé au-dessus de sa tête, le portant plutôt contre leur ventre, comme une lingère de jadis son panier de linge, et elles officiaient également près d’une longue desserte à l’écart, où les bouteilles de champagne avaient été mises à fraîchir en de grands seaux à glace, et remplissaient de nouvelles coupes, avant que les deux portiers transformés en habiles serveurs ne les emportassent, et les différentes conversations dans le public, nourries et échauffées par la consommation du champagne, firent une grande rumeur bruyante, dont certaines personnes choisissaient de s’abstraire en feuilletant un magazine qui avait été mis à la disposition du public, en visée publicitaire, près de chaque chaise pliable, en surplus du programme de la soirée, et c’était un magazine de grande qualité, aux pages épaisses et glacées, et qui présentait, et promouvait la vie de grand luxe, et ses articles traitaient des grands palaces à travers le monde qu’il fallait indispensablement fréquenter, ou présentaient le dernier grand décorateur à la mode, ou les derniers garde-temps à la pointe de l’évolution, ou la production des grands joaillers actuels, ou celle de grands créateurs de mode, et il y avait un dossier, au milieu du magazine, c’était un atlas du monde qui occupait les deux pages centrales, avec, mentionnés par une flèche à laquelle était adjoint un petit encart, tous les endroits de la planète où il était conseillé de se rendre pour jouir de différents spectacles ou manifestations, ou activités hors du commun, et une flèche indiquait un endroit de la mer Baltique où il était possible de faire de la plongée sous-marine et de nager au cœur des eaux glaciales en compagnie de baleines à bosse, et une autre flèche indiquait, non loin, une place de la banquise où l’on pouvait passer une nuit dans un igloo bâti en briques de glace translucide, permettant une vue sur le vaste ciel étoilé et non lumineusement pollué en cette partie du monde, et il était mentionné qu’en début de soirée, une carbonnade de mammifère marin était proposée, avec, servant de condiment, l’urine gelée des convives préalablement récoltée, et servie avec un champagne de grand cru mis à frapper dans une anfractuosité de l’igloo, une niche idéalement taillée à cette fin, et il était mentionné que pour chacun, le couchage était fait de deux larges fourrures d’ours polaire, et, plus loin sur la mappemonde, une flèche pointait vers le sud de la France, et il était dit, dans le petit encart correspondant, que l’on pouvait assister, depuis le toril, à une corrida dans les antiques arènes de Nîmes, et qu’après la course, exclusivement réservé aux gens très importants de la planète, un méchoui était fait avec les taureaux morts dans l’après-midi, rôtis au-dessus d’immenses fosses à braises momentanément creusées au centre de l’arène, avec, pour animer la soirée, une rumba gitane jouée par une troupe de musiciens spécialement venus des Saintes-Maries-de-la-Mer, et une autre flèche indiquait, presque aux antipodes, un lieu de la pampa argentine où était organisé un match de polo sur un terrain de gazon établi de manière éphémère, avec des tribunes en bois érigées en un seul jour, celles-là même d’un vénérable hippodrome anglais, démontées et transportées par avion-cargo, puis remontées, le tout en trois jours, et il était indiqué un défilé de mode à Versailles, dans la galerie des Glaces, et, adjoint à ce défilé, mais plus tôt dans l’après-midi, une reprise de haute école dans les jardins du château, les collations et les rafraîchissements étant servis dans les allées du parc, avec la possibilité de se baigner nu dans le grand bassin, et il était aussi indiqué une rave party dans le désert australien, sur un ancien lieu de culte aborigène, et, dans le même esprit, la participation à une danse du soleil sioux, dans le Dakota du Nord, avec initiation chamanique, et fumigation de sauge et détox éclair dans une loge à sudation, et, non loin à l’échelle du monde, il était indiqué un grand banquet donné sur la glace translucide de l’étang de Walden, par une nuit claire et étoilée, avec, au menu, une soupe de haricots et du brochet en court-bouillon, et il était indiqué une exposition de peintres modernes russes dans une ancienne base sous-marine, sur le littoral de la mer de Barents, le temps de présence étant calculé afin d’éviter aux visiteurs toute exposition trop prolongée à la radioactivité, et, avec les mêmes contraintes temporelles, un safari photo dans les alentours de la centrale de Tchernobyl repris par la forêt, et il était indiqué un rallye uniquement féminin se courant dans toutes les Alpes, de l’Autriche à la France, avec des voitures de collection, et il était indiqué un spectacle de patinage artistique sur la Mer de Glace, au sommet du mont Blanc, et il était indiqué un peep-show géant retransmis sur les murs du Kremlin, avec des stars du porno slaves, et il était indiqué une course de chevaux pur-sang dans le désert d’Arabie, et, pour Pâques, il était indiqué une géante chasse aux œufs sur les pentes de l’Everest, et il était indiqué un opéra de Verdi dans un ancien palais chinois, et il était indiqué une régate dans les Cyclades, avec des bateaux qui étaient l’exacte réplique de ceux qui avaient emporté Ulysse et ses compagnons dans leur formidable odyssée, et il était indiqué une chasse à courre en forêt de Fontainebleau, avec, à la nuit tombée, spectacle de la curée et concert de cors de chasse, et, à la suite, un bal masqué donné dans une grande clairière de la forêt domaniale.