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Travail sans contrat et maltraitances. Enquête sur le quotidien des travailleurs du nettoyage de Tolbiac
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Entre retard ou défaut de paiement, absence de contrats et mauvais traitements, les travailleurs du nettoyage embauchés par l’entreprise Arc-en-ciel sur le site PMF de l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne vivent un enfer quotidien. Après le licenciement pour faute grave de leur cheffe d’équipe, harcelée pendant des mois par la direction, ils ont décidé de lever le voile sur la réalité de la sous-traitance et pointent la responsabilité de la présidence de l’université.
Le local dans lequel nous nous rencontrons est un premier aperçu de leur quotidien. En sous-sol de la tour PMF, sans aération, avec des murs décrépis qui s’effondrent par endroit lorsqu’il pleut, et ni frigo ni micro-onde à disposition pour la pause déjeuner. « La fac nous a fermé les toilettes il y a quelques semaines. C’est comme s’ils oubliaient que nous sommes aussi des humains et qu’on doit utiliser des sanitaires » souffle un travailleur de l’équipe lorsqu’il nous fait la visite des lieux.
Le rendez-vous entre Le Poing Levé, collectif jeune de Révolution Permanente, et les travailleurs d’Arc-en-ciel avait été fixé quinze jours auparavant. Croisé au départ dans les couloirs du centre à 21 heures, le responsable syndical du nettoyage, affilié à la CNT, nous donne rendez-vous dans le métro une heure plus tard à la fin de son service : « c’est qu’on est surveillés par un agent de la direction, qui nous suit à la trace et vérifie qu’on ne parle à personne » explique Benali. Muni d’une oreillette et d’un portable avec lequel il prend en photo les moindres faits et gestes des travailleurs, l’agent en question a été embauché en septembre pour mettre la pression sur les équipes et accumuler les « preuves » pour que la direction puisse licencier plus facilement. En particulier, celle-ci a dans son viseur Sivamohana Jothivadivel, salariée du nettoyage à Paris 1 depuis 2017, et agent de maitrise sur le site PMF.
Une politique de réduction des effectifs à l’origine du harcèlement de la cheffe d’équipe
En février 2021, lorsqu’Arc-en-ciel reprend le marché, l’entreprise signe avec l’université un contrat qui stipule que les effectifs doivent être composés de neuf travailleurs – contre douze initialement. En juin 2022, l’entreprise embauche un nouveau responsable de secteur, chargé d’appliquer la réorganisation sur le site. « Mon supérieur m’a demandé de soutenir la réduction d’effectifs, ce que j’ai refusé. Nettoyer 35 000 m2 à douze, c’est déjà très peu, mais à neuf, c’est impossible ! » nous explique Sivamohana. « Jusqu’en 2016, nous étions même 18 par équipe. C’est un travail très physique, qui casse le dos et détruit la santé. Mais l’université veut faire des économies et nous subissons régulièrement des baisses d’effectif. A un moment, il faut dire stop » poursuit-elle.
« Il m’a alors menacé, en me disant que si je refusais d’accompagner la politique de la direction en ‘virant les vieux’, ma vie allait devenir difficile et j’allais être licenciée ». S’ensuivent plusieurs mois de harcèlement, matérialisés par des changements d’horaires injustifiées – en semaine, son service débute à 16h24 tapantes et elle travaille le samedi matin pour superviser une équipe… d’une personne –, des refus de congés payés et des courriels insistants et répétés de la direction. Une situation de stress qui lui procure des problèmes de santé et la pousse à déposer une main courante auprès de la police, contre son supérieur, le 18 juillet 2022.
Mais rien n’y fait, et le harcèlement se poursuit avec une proposition de mutation sous peine de sanction. « Ils ont voulu m’envoyer sur le site du Louvre où j’aurais sans doute un contrat plus précaire, pour pouvoir réorganiser plus facilement le site de PMF ». Le 28 octobre, Sivamohana a reçu par courrier recommandé la notification de son licenciement pour faute grave. La direction pointe son refus d’être mutée et l’impossibilité de son maintien dans l’entreprise. Pour la salariée qui n’a connu aucune évolution de salaire depuis 2017 et ne bénéficie d’aucune prime, ce sera donc une mise à la porte sans indemnité de licenciement ni indemnité de préavis. Ce lundi, premier jour du départ effectif de Sivamohana, l’agent chargé de surveiller les équipes a été nommé agent de maitrise à sa place. Pour ses collègues, ce licenciement permet à la direction d’avoir le champ libre : « Sivamohana était celle qui tenait tête à l’entreprise en refusant qu’on soit traités comme des esclaves. On sait que si elle part, nos conditions de travail vont s’aggraver, et qu’ils vont nous licencier aussi » raconte un salarié.
Travailleurs sans contrat et non-paiement des heures : le système Arc-en-ciel
De fait, le cas de Sivamohana est loin d’être isolé et traduit au contraire une politique systémique de l’entreprise qui cherche à augmenter ses marges sur le dos de travailleurs étrangers particulièrement précaires. Autour de la table, les témoignages fusent et deux problématiques émergent : d’une part, l’absence de contrat de travail ; d’autre part, le non-paiement des heures.
En effet, tandis que les anciens travailleurs bénéficient de CDI – leurs contrats de travail ont été transférés de l’entreprise Challencin à l’entreprise Arc-en-ciel –, les nouveaux écopent de CDD de remplacement. Lorsque ceux-ci expirent, ils sont nombreux à continuer de travailler pour tenter de survivre (ce qui d’un point de vue légal, pourrait fonder une requalification du contrat en CDI devant le conseil de Prud’hommes). Une situation de précarité sur laquelle s’appuie Arc-en-ciel pour augmenter ses marges en faisant travailler quasi-gratuitement un certain nombre d’entre eux puisque les travailleurs vivent avec la peur au ventre de ne pas être payés à la fin du mois. Ibrahim*, la trentaine, nous présente son cas. « Depuis le 5 octobre, je remplace un travailleur. Je travaille de 6 heures à 10 heures tous les jours. Je n’ai aucun contrat, et je n’ai toujours pas été payé ». Assane* enchaîne, la main bandée : « j’ai commencé à travailler le 26 septembre de 10 heures à 18 heures. J’ai eu un accident de travail le 5 octobre, mais comme je n’ai pas de contrat, je ne bénéficie d’aucune protection » déplore-t-il. Pour preuve de son travail, il nous montre les feuilles d’émargement où il pointe à chaque début de service depuis deux semaines, ainsi que l’ordonnance du médecin.
Malgré le retard, ces travailleurs espèrent néanmoins recevoir prochainement leurs fiches de paie. Le 25 octobre, la publication d’un communiqué des organisations étudiantes et des syndicats du site semble en effet avoir fait souffler un certain vent de panique sur la direction d’Arc en Ciel : « le soir de la publication du communiqué, notre supérieur est venu en personne nous remettre des chèques et des fiches de paie pour septembre, et une travailleuse a même pu signer un contrat », nous raconte l’un des salariés. Une bonne nouvelle pour l’équipe, mais qui ne résout pas tous les problèmes de paiement.
D’une part, les paies du mois d’octobre – qui concernent un certain nombre de travailleurs remplaçants et sans contrats – n’ont toujours pas été reçues. D’autre part, plusieurs travailleurs qui ont fait des heures il y a plusieurs mois n’en ont jamais vu la couleur. Un travailleur peut en témoigner. Depuis cet été, il ne travaille plus sur le centre PMF, mais de novembre 2021 à avril 2022, il a bénéficié d’un contrat à durée déterminée. Quand celui-ci a expiré en mai, la direction lui demande de continuer à travailler sans pour autant renouveler le contrat : « pendant deux mois, j’ai travaillé. Je n’ai toujours pas été payé pour le mois de mai, et bien-sûr je n’ai pas reçu de solde de tout-compte ».
Une situation qui plonge les travailleurs, tous étrangers, dans une profonde précarité : « pour pouvoir rester sur le territoire, on a besoin de montrer qu’on travaille. Mais la direction refuse de nous donner un contrat, et on doit courir après nos fiches de paie, donc non seulement on n’a pas de quoi se nourrir parce qu’on ne nous paie pas, mais on risque aussi d’être expulsés » explique Aya*.
En parallèle de l’absence de contrat de travail pour les jeunes travailleurs et de l’irrégularité des fiches de paie, la direction fait aussi des économies sur les salariés disposant de contrats. Avec des paies au SMIC et aucune prime, le quotidien de ces pères et mères de famille aux mains cagneuses et au dos cassé est déjà particulièrement difficile, ce qui les pousse à accepter des heures supplémentaires pour pouvoir remplir leur frigo. Une situation qu’Arc-en-ciel exploite à son compte. « À chaque fois qu’on remplace un collègue, on ne touche pas l’argent. J’ai fait 28 heures et cinq heures supplémentaires les deux dernières semaines et je n’ai rien reçu » explique une travailleuse. Assise à côté d’elle sur le vieux sofa du local, sa collègue abonde : « moi c’est la même chose. On doit courir après l’argent pendant des semaines ».
Une situation qui se combine à un travail quotidien éreintant, qui abime les corps des travailleurs et brise leur mental. « Je suis harcelée parce que j’ai dénoncé plusieurs fois les mauvaises conditions de travail. On n’a même pas de matériel correct, des collègues doivent laver des milliers de mètre carré avec des seaux minuscules. On est même obligé d’utiliser le produit de l’ancienne sous-traitance [partie en 2021] tellement on n’a pas de quoi faire notre travail » dénonce Sivamohana. « Ça nous cause des problèmes de santé. Moi j’ai le dos cassé et je dois sortir seul depuis le sous-sol des poubelles de 700 litres » abonde Benali. « On est traités comme des esclaves, littéralement. Moi, tous les jours on me demande de ramasser la merde des chiens dans la rue parce que l’université veut que les rues alentour soient propres. On veut vendre du rêve au public pendant que nous, dans l’ombre, on trime » témoigne Amadou*.
L’université au cœur de la machine à broyer les corps des travailleurs
Pour Benali de la CNT, « tout ça, c’est la responsabilité du client [l’université Paris 1]. C’est lui qui demande des réductions d’effectifs, et qui décide d’embaucher une sous-traitance connue pour maltraiter les travailleurs ». Interpellée en CFVU le 11 octobre par les élus du Poing Levé, la présidence de l’université est formelle : ils ne sont au courant de rien. Mais les travailleurs nous livrent une autre version : « je suis allée plusieurs fois au bureau du responsable de la logistique de PMF. La dernière fois, c’était en juillet. Il m’a répondu qu’eux payaient Arc-en-ciel, et que ce qu’il se passait entre eux et nous, ça n’était pas leur problème » assure Inaya*, qui travaille sur le site depuis plusieurs années.
« Le problème, ce sont aussi les horaires du soir, que l’administration de Paris 1 refuse de modifier », abonde un autre travailleur. En effet, le cahier des charges voulu par l’université prévoit que le travail de l’équipe de soirée se termine à 22h. Or la ligne de métro 14, empruntée par bon nombre de salariés de PMF pour rentrer chez eux après le travail, ferme à cette même heure. « Nous avons demandé à pouvoir commencer plus tôt pour finir à 21h45, mais cela nous a été refusé. Comment sommes-nous supposés rentrer chez nous ? Nous n’avons pas de voiture, seulement nos pieds » s’interroge-t-il.
Mais au-delà de cautionner les méthodes d’Arc-en-ciel, la présidence semble participer à la politique de harcèlement des travailleurs. Récemment, le responsable de la logistique du site PMF envoyait en effet une réclamation à la direction d’Arc-en-ciel pour se plaindre de la qualité du travail fourni. Pourtant, le 12 juillet 2022, une lettre signée de plusieurs personnels et enseignants de l’université et adressée à l’entreprise attestait justement du contraire : « nous côtoyons ces agentes et agents au quotidien, certains depuis de nombreuses années, et n’avons jamais constaté quelque manquement que ce soit remettant en cause la qualité de leur travail » pouvait-on lire. Une contradiction entre les retours bienveillant du personnel et les signalements de la direction du site PMF qui laissent penser que cette dernière contribue à accumuler les preuves pour justifier les sanctions prises par l’entreprise à l’encontre des travailleurs.
Une politique qui n’est pas propre à Paris 1, mais consubstantielle à la sous-traitance dans l’enseignement supérieur. De fait, les universités recourent de plus en plus massivement à la sous-traitance pour réduire leurs coûts concernant les services de nettoyage, de sécurité ou de restauration. Une politique qui plonge dans la misère des travailleurs essentiels des universités, et cautionne des méthodes d’exploitation brutales. A l’automne 2021, une grève des travailleurs du nettoyage Arc-en-ciel à l’université Paris 6 sur le site de Jussieu avait révélé des méthodes de management similaires : licenciements massifs, non-paiement des heures supplémentaires et cadences infernales. Là encore, la direction de Sorbonne Science avait nié toute implication, tout en refusant l’internalisation des travailleurs. Après le départ du responsable suite à la lutte victorieuse des salariés, deux figures de la grève ont été licenciées au printemps, dans le silence complice de la présidence.
Dans cette situation, les travailleurs ont décidé de relever la tête. « Ça fait trop longtemps que ça dure, et ils sont allés trop loin en licenciant Sivamohana. On n’a pas le choix, il faut lutter ! » tonne un travailleur. « Je veux qu’on lève le voile sur la réalité de ce qu’on endure au quotidien. S’il faut faire venir les télés, on le fera. Les gens doivent savoir ce qu’il se passe » abonde Benali. En sortant du local après de longues discussions, nous tombons sur l’infiltré d’Arc-en-ciel, qui nous toise pendant que nous échangeons nos numéros avec quelques travailleurs. Ces derniers ne semblent pas perturbés par sa présence, et continuent de témoigner de leur situation : « il ne peut rien faire contre nous parce qu’on n’a plus peur » assène Alioune*, sous le regard approbateur de ses collègues. A bon entendeur.
* les prénoms ont été modifiés