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«Ce que signifie le boycott de la Coupe du monde de football du Qatar»
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Par Marc Perelman
C’est la fête!
Des fans de football montrent des banderoles pour un boycott de la Coupe du monde de la FIFA au Qatar, le 12 novembre, match FC Augsburg – VFL Bochum.
Pour la bonne tenue sinon la réussite de la Coupe du monde de football du Qatar, la France fournira 220 gendarmes et policiers; ces 220 agents français côtoieront plusieurs milliers de leurs homologues anglais, jordaniens, marocains, italiens, turcs et américains. La Turquie, par exemple, va dépêcher au Qatar plus de 3000 policiers anti-émeutes, 100 membres des forces spéciales, 50 chiens de détection de bombes et leurs opérateurs, et 50 experts en bombes. Six mille agents de la Sûreté Nationale et de la Gendarmerie Marocaine et une équipe d’experts en cybersécurité envoyés au Qatar géreront les mouvements de foule. La RAF et la Royal Navy britanniques apporteront leur expertise en police antiterroriste. Le Royaume-Uni et le Qatar sont associés au sein d’un Joint Typhoon Squadron afin d’assurer la police de l’air et dans le ciel. Enfin l’OTAN aidera les Qataris par le biais d’une formation contre les menaces liées aux matières chimiques, biologiques, radiologiques et nucléaires, par le biais également d’une protection des VIP et contre les engins explosifs. C’est la fête!
Face à cela, il y a peu de contestation réelle: très peu de manifestations (quelques banderoles dans les stades allemands), les partis politiques surtout à gauche sont muets, leurs dirigeants tout autant. Les plus actifs sont par malheur ceux qui se prononcent contre le boycott du Qatar. On retrouve à gauche les anti-boycotts qui s’expriment (Parti communiste, Mediapart…) avec la cohorte de leurs compagnons de route; également chez la plupart des syndicats français (CGT, CFDT, FO…) qui ne disent rien ou pas grand-chose; et chez certains (le SNEP-FSU) qui se prononcent pour un boycott diplomatique, c’est-à-dire rien ou pas grand-chose eu égard à l’enjeu de cette Coupe du monde.
Quel boycott de la Coupe du monde du Qatar?
A l’encontre des anti-boycotts, il faut rappeler que seul le mot d’ordre de boycott a permis d’éclairer la réalité esclavagiste du Qatar. A partir de l’appel au boycott – même timide sous la forme d’un boycott des écrans –, les informations ont vraiment commencé à circuler et permis d’ouvrir le débat. Très rapidement, le terme de boycott a par contre été vite circonscrit aux seuls boycotts diplomatiques et des retransmissions télévisuelles (petits et grands écrans). Il ne s’agissait déjà plus que l’équipe nationale soit interdite de déplacement au Qatar, ce qui est pourtant la seule position politique possible pour affaiblir sinon ruiner cette Coupe du monde.
Pour les anti-boycotts, il est trop tard pour agir; il est d’ailleurs toujours trop tard; il a toujours été trop tard; il aurait fallu en parler plus tôt, etc. Cet arrangement avec la réalité est une constante cachant à la vérité une défense absolue du football. On retrouve cette attitude dans la gauche-crampon (Mediapart, Parti communiste, François Da Rocha Carneiro, Jérôme Latta (Le Monde), Mickaël Correia, Nicolas Kssis-Martov (Sofoot)…) qui, pour rien au monde, ne voudraient rater un tel événement quitte à passer sous silence la responsabilité directe du football qu’ils portent au pinacle. Pour eux, c’est très simple: le football a été volé par le Qatar. Ce sont encore les mêmes qui nous affirment que le boycott n’a jamais servi à rien, réactivant la logique du chaudron chère à Sigmund Freud [1] où chacune des objections prise séparément est bonne pour elle-même mais, mises ensemble, elles s’excluent mutuellement: «Le boycott est inutile; et puis il n’a jamais servi à rien; de toute façon il est impossible à mettre en œuvre; le football c’est toute notre vie.» Toute la logique du chaudron cherche à écarter la démonstration rationnelle de l’intérêt objectif du boycott par une culpabilisation, une sorte de reproche envers celui qui le défend. Ce procédé rhétorique qui cherche à se disculper des conséquences dramatiques qu’implique le refus d’appeler au boycott de l’organisation de la Coupe du monde de football est ici employé à grande échelle.
La gauche-crampon: en défense du ballon rond
Dans une interview parue dans Nonfiction, François Da Rocha Carneiro, l’auteur d’Une histoire de France en crampons (préface de Patrick Boucheron) se positionne dans une certaine tradition contre le boycott de la Coupe du monde de football du Qatar. Il développe ici, de fait, les mêmes arguments que ceux utilisés, entre autres, par Georges Marchais (le dirigeant du Parti communiste français) lors de la Coupe du monde de football en Argentine en 1978. Après avoir charitablement dénoncé les horreurs du Mondial qatari (écologie bafouée, exploitation et morts d’ouvriers, répression, malversation…), il en conclut qu’il faut y aller quand même. On ne peut pas bouder son plaisir dans un monde de déplaisir. Le football avant tout! A propos de l’Argentine de 1978, voici ce qu’ose dire François Da Rocha Carneiro: «Un mouvement de boycott avait alors été lancé par quelques mouvements d’extrême-gauche qui trouvaient là l’occasion de s’opposer surtout aux partis de gauche dominants qu’étaient le PCF et le PS et qui ne trouvèrent guère comme seuls appuis que quelques représentants de l’intelligentsia installée dans le Quartier Latin.» Propos fielleux et retors! En 1978, de nombreuses personnalités (comédiens, avocats, journalistes…) appelaient à boycotter la Coupe du monde de football en Argentine alors sous la férule d’une terrible dictature. Le boycott signifiait une chose très simple: l’équipe de France ne doit pas se rendre en Argentine. Une pétition [2] – très populaire – fut rapidement signée par 150 000 personnes (Le Monde, 19-20 février 1978); une manifestation en réunit plusieurs milliers à Paris; 200 comités furent créés à travers la France; un pastiche (l’Epique) du quotidien sportif fut vendu à plus de 120 000 exemplaires; des comités de boycott fleurirent dans plusieurs pays européens. Certes, l’appel au boycott se faisait en opposition au PS et au PCF. Pourquoi? Parce que François Mitterrand, alors premier secrétaire du PS, avait déclaré: «Maintenant, il faut y aller», et ce pour rappeler le grand cynisme du personnage. Et que de son côté, Georges Marchais, alors Secrétaire général du Parti communiste français, avait déclaré: «[…] la France doit aller en Argentine», pour rappeler la position des staliniens de l’époque.
Da Rocha Carneiro poursuit sur sa belle lancée: «[…] les cris d’orfraie des dames patronnesses qui se font jour depuis quelques semaines ne m’inspirent guère plus de respect. J’écarterai les habituels dénonciateurs de la chose sportive qui semblent n’avoir que leur fiel et leur mauvaise foi comme seule raison d’être: heureusement que la Coupe du monde de football est là pour leur permettre d’exister une fois tous les quatre ans.» Qui sont-ils d’ailleurs ces «habituels dénonciateurs» du sport? Da Rocha pourrait-il énoncer quelques noms? S’il s’agit de ceux qui critiquent le sport de compétition, depuis 50 ans et plus, ce supporter-historien pourrait avoir un tout petit peu de retenue: ce n’est pas tous les quatre ans que les «habituels dénonciateurs» produisent des analyses critiques. Leurs livres ne sont pas des récits infantiles de matches épiques, des comptines pour enfants en pâmoison d’émerveillement devant les icônes de la balle au pied, mais des analyses argumentées d’un fléau mondial. Enamouré de football, l’historien des crampons se lâche. Surtout, il ne faut pas désespérer les joueurs. Il ne faut pas «[…] exiger des joueurs de renoncer à réaliser là le sommet espéré de leur carrière…». Pourquoi donc, au fait, n’aurait-on pas cette exigence face à des mercenaires des crampons, multimillionnaires, pour qui l’absence à une Coupe du monde de football ne changerait strictement rien à leur vie quotidienne? Le supporter-historien ose alors poursuivre: «Faudrait-il y voir là un réflexe de classe de grandes consciences qui dénoncent les goûts du bas peuple et épargnent ceux de l’élite?» La jouant façon «lutte de classe», l’énamouré de football ne peut pas comprendre les enjeux politiques et donc l’enjeu d’un retrait d’une équipe nationale de ce bourbier qatari. Il préfère la honte de ce «plaisir» au déplaisir de ne pas déguster son football jusqu’à la lie. Les joueurs seraient ainsi dans le camp prolétarien, et ceux qui appellent au boycott, dont des supporters, des bourgeois… « Il me semble préférable de profiter de l’occasion qui nous est donnée pour dénoncer les abjections, sans nous priver et sans priver les joueurs. Grâce à cette Coupe du monde de la honte, l’Europe sait comment le Qatar traite ses ouvriers, ses immigrés, les populations LGBTQI+, les opposants, la planète… […] Faut-il pour cela détourner les yeux du ballon et ne pas voir ou bien regarder et dénoncer?» Incroyable rhétorique! Grâce à la guerre, on sait aussi comment on assassine les gens… F. Da Rocha Carneiro a donc choisi: ne regarder que les matches, soit se distraire, ce qui signifie détourner le regard pour ne pas voir l’horreur du Qatar.
La gauche-crampon (bis): L’Humanité
Retour en arrière de 44 ans. Dans un article intitulé «La vraie solidarité», Guy Hermier en charge des sports au PCF dénonçait dans l’Humanité du 12 janvier 1978 les positions de Lionel Jospin et de Gaston Deferre (depuis septembre 1977, le Programme commun ne l’était plus et les accords PS-PCF n’étaient plus qu’un souvenir) «qui veulent que la Coupe du Monde ait lieu ailleurs. […] Ce n’est pas aux coteries parisiennes mais au peuple argentin à déterminer ce qui est bon pour son combat. […] le peuple argentin nous demande d’apporter un soutien politique au combat qu’il mène contre le complot qui au sein même de l’armée et du gouvernement, tend à faire sombrer le pays dans le fascisme. Il craint par-dessus tout l’isolement et l’oubli. […] Dans ces conditions proposer le boycottage du Mondial relève de l’irresponsabilité ou de la manœuvre.» Le peuple argentin ne demandait évidemment rien du tout. Et du peuple argentin, on se souviendra de la liesse qui suivit la victoire de son équipe nationale. Cette victoire permit à Videla de rester au pouvoir jusqu’en 1983 et la guerre des Malouines que l’Argentine allait perdre sans combat. Le 19 mai 1978, par la voix du même Guy Hermier, le PCF réaffirmait sa conception d’une solidarité efficace qui ne passait pas par le boycott même s’il précisait de manière paradoxale: «si l’ensemble des organisations démocratiques l’avaient souhaité, le PCF aurait été partisan du boycottage.» Le 18 mai 1978, le journaliste sportif Jean-Claude Grivot toujours dans l’Humanité avait mentionné «des campagnes anti-sportives et contre les grandes manifestations qui se développent dans certains cercles gauchistes comme dans les milieux réactionnaires». Jean-Marie Brohm et la revue Quel corps? que je dirigeais avec lui étaient directement visés… sans être nommés… comme d’habitude. Dans une certaine tradition, J.-C. Grivot plaçait sur le même plan les «gauchistes» et la droite voire l’extrême-droite.
Quarante-quatre ans plus tard qu’en est-il? Après avoir loué «cette fête populaire qui rassemble les peuples», l’Humanité (4 novembre 2022) se désole qu’elle soit «entachée de nombreux scandales qui laisseront des traces, y compris de sang»; car «ce Mondial est à l’image de ce monde, gangrené par le capitalisme et l’argent. […] Dans ce contexte, poursuit l’Humanité, comment couvrir cette compétition pour un journal engagé comme le nôtre? Nous vous devons la transparence.» C’est très gentil et on n’en attendait pas moins de ce journal pour qui la vérité a toujours été un combat… «Alors boycotter la compétition? Nous sommes un journal. Notre métier, notre vocation, est de vous informer, de donner à voir le réel, pour, participer à le transformer. Boycotter reviendrait donc à fermer les yeux sur ce désastre, donc à renoncer à vous le raconter. Boycotter le réel revient de facto à renoncer à le transformer, ce qui est difficilement admissible pour le journal fondé par Jean Jaurès»… qui n’était pas communiste, faut-il le leur rappeler. Mais de quelle information nous parle donc l’Humanité? De quoi veut-il nous «informer» au juste? Quelles informations nouvelles sinon originales veut-il donc nous révéler que nous ne sachions déjà? Car nous sommes déjà largement informés sur les conditions de travail des ouvriers, les morts, les stades climatisés, la corruption généralisée au sommet de la FIFA, la répression des ouvriers protestataires, etc. De fait, la seule information nouvelle que l’Humanité sera en mesure, comme d’autres, de nous livrer et bien sûr de commenter concerne le déroulement des matches, les prouesses inouïes des joueurs, les résultats prometteurs à la mi-temps et à la fin des rencontres, les chances sérieuses de victoire de telle ou telle équipe, la progression de l’équipe de France. Bref, des «informations» certes, mais uniquement sportives et que celles-ci. N’a-t-on en effet jamais vu un journaliste sportif faire autre chose que de commenter ce qu’il a sous les yeux pendant un match et s’égarer à commenter la réalité politique du pays dans lequel il officie. Le journaliste envoyé par l’Humanité ne verra rien de plus que ce que l’on a déjà vu et lu dans nombre d’articles et de visites. Car, pour me répéter, le travail d’informations a été fait bien en amont et bien avant que l’Humanité ne s’y intéresse. Ce que l’Humanité voudrait nous apprendre, on le savait déjà. Et cela suffisait largement pour décider d’agir sous la seule forme susceptible d’inquiéter le Qatar et la FIFA: le boycott des compétitions par les équipes nationales. Car le Qatar se moque éperdument que l’Humanité et d’autres écrivent des articles à charge. L’essentiel pour cette dictature est que les équipes soient présentes pour disputer leurs matches et que ceux-ci soient retransmis à travers le monde entier même si quelques millions de téléspectateurs manquent à l’appel (le boycott des écrans). Les droits télévisuels ont été payés. «Un envoyé spécial, nous précise l’Humanité, donnera à voir l’événement sportif et surtout les à-côtés d’une société qatarie traversée par les contradictions et les tensions que nous dénonçons.» Que ces termes sont joliment choisis: «Contradictions», «tensions», «à-côtés». Quels magnifiques euphémismes! A la vérité, ces belles paroles cachent surtout le désir exalté presque fanatique de voir à tout prix du foot, de se délecter toute honte bue des matches, de les raconter aux lecteurs avec une grande ferveur; bref, comme le dit l’Humanité de «partager des moments conviviaux autour d’un match, particulièrement de l’équipe de France et de son nouveau “ballon d’or du peuple”, Karim Benzema». Rappelons d’abord à l’Humanité que Karim Benzema a été condamné définitivement par la justice en juin 2022 à un an de prison avec sursis, et qu’il devra verser une amende de 75 000 €. Pourtant, il sera l’un des joueurs de ce Mondial, membre de l’équipe de France de football, elle-même organisée, encadrée et dirigée par la Fédération Française de Football (F.F.F.). Celle-ci, faut-il le rappeler, est «reconnue d’utilité publique» et défend les «valeurs fondamentales de la République française»; elle est soumise à la règle 50 de la Charte olympique qui assure «la neutralité du sport sur les lieux de pratique».
Quant au «peuple», il n’y a plus que l’Humanité pour croire à cette chose devenue abstraite dans le capitalisme du football. Comme l’ensemble des membres de l’équipe de France de football, il y a belle lurette que K. Benzema ne fait plus partie du «peuple»; qu’il ne le représente pas davantage; et qu’il faut donc en finir avec cette vision du peuple par procuration. On notera aussi le regain de chauvinisme voire de nationalisme dès qu’il s’agit de l’équipe de France de football qui ferait office de représentante de la nation. Que je sache, les joueurs ne sont pas élus par la nation, ils sont retenus et convoqués par Didier Deschamps, l’entraîneur de l’équipe de France. D’ailleurs, sur les 26 joueurs retenus, 21 d’entre eux sont sous contrat avec des clubs étrangers et 2 joueurs avec le PSG que l’on peut presque qualifier lui aussi d’étranger (ce club est une émanation directe du Qatar)… Dès lors, ces joueurs de l’équipe de France représentent-ils la nation française? la République et ses valeurs? Quand Mbappé, par ailleurs, signe un contrat de 630 millions d’euros sur trois ans avec le PSG, on serait bien en peine de voir encore en lui un enfant du peuple. Il l’était à sa naissance puis lorsqu’il a vécu à Bondy durant sa prime jeunesse et encore au cours des deux années, à partir de ses 13 ans, lorsqu’il a intégré l’Institut national du football (INF) à Clairefontaine. Mais aujourd’hui? Aujourd’hui, il fait partie des hommes les plus riches du monde, en tout cas le sportif le mieux payé de tous les temps. Quel rapport a-t-il avec le peuple dont il est issu? A peine, quelques souvenirs. L’Humanité est toujours très prompt à dénoncer quelques petits ou grands patrons dont les salaires sont trop élevés mais dans le cas de Mbappé, on ne l’entend jamais. L’Humanité aime trop les «moments conviviaux» du football pour les laisser échapper quitte à tordre un tout petit peu la réalité avec laquelle elle a toujours eu, il est vrai, beaucoup de mal. Plus généralement, les commentaires infinis des journalistes sur les matches de football couvriront les quelques informations sur les «à-côtés». Ces informations seront réduites à la portion congrue voire disparaîtront face à la puissance du football qui aura alors tout envahi. Les journalistes qui se rendront au Qatar et les cohortes de commentateurs seront ainsi les otages – comme en Argentine en 1978 – d’une dictature qui ne demande rien d’autre: «Venez chez nous, vous serez bien accueillis. Nous avons fait des efforts. Les homosexuels ne seront pas inquiétés, etc.» Les anti-boycotts cautionnent de fait les crimes qataris au nom du football.
La gauche-crampon (ter): Mediapart
La même position a été adoptée par le site «tout en ligne» Mediapart et par le co-directeur éditorial de sa rédaction Stéphane Alliès, le 2 octobre 2022. «Si nous partageons les motifs avancés par les tenants du boycott, et l’essentiel de leurs colères, nous entendons aussi la position défendue par les ONG de défense des droits humains, comme Amnesty International qui entend “ramener la Coupe à la raison” plutôt que de la boycotter, et profiter de l’indignation pour obtenir des victoires au moins sociales. […] Ce serait se payer de mots que d’annoncer une non-couverture de l’événement sportif, alors que Mediapart a justement pris le parti depuis sa création de prendre le foot au sérieux, délaissant les comptes rendus des matches pour se concentrer sur le fait social majeur qu’il représente aujourd’hui.» Le prendre au sérieux est-ce le laisser tranquille? Il ne suffit pas de dénoncer les stades climatisés, la corruption, l’esclavagisme, il faut surtout dénoncer le football qui constitue leur matrice féconde. Car c’est le football qui, de nos jours, associe tous les «ingrédients» de ce qui est un méfait social majeur pour paraphraser à notre manière les propos de S. Alliès. Trop envahi par la narcose du football, ce dernier est incapable de comprendre que c’est précisément le football avec sa logique compétitive irrésistible, la confrontation permanente de ses équipes, le nationalisme exacerbé qu’il engendre à chaque match, l’iconophilie envers ses champions adulés comme des dieux, bref que c’est bien le football qui doit être analysé de part en part et dans sa totalité. Le football n’est pas en effet une abstraction, flottant au-dessus des contingences sociopolitiques de l’époque. Il est une institution de type capitaliste, avec son marché (par exemple, le transfert des joueurs), sa gouvernance (FIFA, UEFA, FFF…) et ses dirigeants. Le football, dans son fond (la compétition, la concurrence) comme dans sa forme (ses stades par exemple), relève du mode de production et de reproduction capitaliste jusque dans son architecture qui doit permettre le meilleur rendement ou la plus grande efficacité dans les gestes et dans leur retransmission télévisuelle. Mais Mediapart prend en effet tellement «le foot au sérieux» qu’il fait appel à Mbappé pour se «montrer à la hauteur des footballeurs qui ont éclairé l’histoire […] L’heure est à ce que soit réactualisé le slogan de la seule grève des joueurs français de l’histoire, en Mai-68: “Le football aux footballeurs”. Aux hommes et aux femmes de terrain de gripper les rouages du foot business et de reprendre le contrôle du cours des événements.» Le pire mot d’ordre de mai-68 est donc repris ici tel quel. Et pourquoi pas: «La France au Français»? Adoptant la même position politique que le Parti communiste, soit une ligne politique contre le boycott, pour lequel S. Alliès a bien sûr beaucoup d’estime, Mediapart parvient même à imaginer que Mbappé ou qui que ce soit d’autre osera un geste symbolique pour dénoncer le Qatar. Comment imaginer que Mbappé, ou un autre, qui est un rouage décisif de la machine-football pourrait lever le pouce et dire: «J’arrête ici la compétition.» Les joueurs vont au Qatar pour gagner cette compétition sans se soucier de galoper sur des pelouses-cimetières.
Cette position d’anti-boycott vient, entre autres, en conséquence directe de l’analyse de la réalité du football, ce que S. Alliès appelle le foot business. Le football – vierge à l’origine – aurait été ainsi pris en otage, instrumentalisé, devenant un objet-marchandise quasi volé par des usurpateurs; il aurait perdu sa fraicheur d’antan. La plupart des aficionados rêvent d’un football qui n’a jamais existé, d’une origine pure, immaculée qu’ils projettent de manière fantasmatique sur le football actuel, corrompu et pour certains même pourri. Cette analyse, on l’aura compris, est aujourd’hui lourde de conséquence.
Marc Perelman, Professeur émérite en esthétique. Dernier ouvrage paru: Football, la défaite des intellectuels. Qatar la Coupe immonde, Lormont, Editions Le Bord de l’eau, 2022.
_________
[1] Selon Christian Godin, l’histoire racontée par Freud est la suivante: «A a emprunté à B un chaudron de cuivre et après l’avoir rendu, il est mis en accusation par B parce que le chaudron présente désormais un grand trou qui le rend inutilisable. Voici sa défense: “Premièrement je n’ai absolument pas emprunté de chaudron à B; deuxièmement le chaudron avait déjà un trou lorsque je l’ai reçu de B; troisièmement je lui ai rendu le chaudron intact”.» Freud commente: «Chacune des objections prise séparément est bonne pour elle-même mais, mises ensemble, elles s’excluent mutuellement. […] On pourrait dire également: A met un “et” à l’endroit où seul est possible un “ou bien… ou bien”.» (Réd. A l’Encontre)
[2] La pétition intitulée «Appel pour le boycott de l’organisation par l’Argentine de la Coupe du monde de football» récolta 150 000 signatures qui furent déposées au Quai d’Orsay (ministère des Affaires étrangères). Parmi les signataires on trouve: Jean-Paul Sartre, Louis Aragon, Roland Barthes, Claude Bourdet, Christian Bourgois, David Cooper, Jean-Marie Domenach, Felix Guattari, Jean-Pierre Faye, Jean-Jacques de Felice, Gisèle Halimi, Marek Halter, Bernard-Henri Lévy, Jean Lacouture, Louis Joinet, Daniel Bensaid, Alain Krivine, Pierre Naville, Roberto Matta Echaurren, Laurent Schwartz, Jean-Marc Levy-Leblond, général Jacques de Bollardière, Philippe Sollers, Alain Touraine, Simone Signoret, Yves Montand, Bertrand Tavernier, Armand Mattelard, Charles Piaget, Jean-Marie Vincent, Marceline Loridan, Vladimir Jankelevitch, Alain Joxe, Claude Roy, etc.
Cet appel était soutenu, entre autres, par la Fédération internationale des droits de l’homme, le Comité de soutien à la lutte du peuple argentin, le Comité de défense des prisonniers politiques en Uruguay, le Parti socialiste unifié, la Ligue communiste révolutionnaire, le Mouvement d’action non-violent, Politique Hebdo, Témoignage chrétien, etc. (Réd.)