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Pourquoi le philosophe nazi Julius Evola est devenu l’égérie des nouvelles extrêmes droites
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Si la droite exprime souvent son désir de statu quo, il existe une autre forme d’extrême droite qui offre à ses adeptes la vision d’un monde radicalement différent, aussi répugnant soit-il. L’une des figures de proue de ce mouvement est le philosophe italien Julius Evola, autrefois obscur. Quelles conclusions tirer de la popularité croissante de sa vision mystique du renouveau national parmi des franges de l’extrême droite contemporaine ?
***
À un moment donné dans Le Maître des illusions de Donna Tartt, le protagoniste, un Californien désœuvré en quête de classe et de culture dans une université d’élite de la côte Est, parle de la sensation qu’il éprouve lorsqu’il étudie le grec ancien jusque tard dans la nuit. Sortant de sa rêverie, il dit qu’il voit alors, brièvement, le monde avec « les yeux du Ve siècle », un monde « déconcertant, lent et étranger, comme s’il n’était pas leur maison ».
J’ai beaucoup pensé à cette phrase alors que je m’occupais des courriels et des tâches administratives qui constituent une grande partie de la vie contemporaine et que j’écoutais des crypto-fascistes étatsuniens à la voix nasillarde trébucher sur les mots de Julius Evola, s’enregistrant eux-mêmes pour uploader leurs voix sur YouTube où je pourrais les réécouter. N’aimerions-nous pas tous voir le monde avec les yeux du cinquième siècle ? Avoir des rituels qui nous lient à l’éternité, à des étendues plus profondes et à des vérités plus grandes que nous, et ne pas avoir à faire la navette dans les transports et à attendre que les choses se chargent et sentir que nos vies sont de petites tranches déconnectées ?
L’invention du traditionnalisme
S’il est un mouvement intellectuel qui tient une telle réalisation à cœur, c’est bien le Traditionalisme, une école autrefois obscure de la pensée du XXe siècle, dont l’un des principaux penseurs est Julius Evola, dont on parle de plus en plus. Né en Italie en 1898, il a été élevé dans la religion catholique, un système de croyance qu’il devait rejeter très tôt, et a combattu, alors qu’il était jeune homme, pendant la Première Guerre mondiale.
Après la fin de la guerre, il s’engage brièvement dans le mouvement artistique moderniste italien, le Futurisme, puis, après s’être lié d’amitié avec Tristan Tzara, dans le mouvement Dada. Certains pensent que c’est au cours de cette période Futuriste, alors qu’il évoluait dans les cercles sociaux autour du leader de facto du mouvement, Filippo Tommaso Marinetti, qu’il a rencontré pour la première fois Benito Mussolini. Cependant, l’intérêt d’Evola pour l’art s’est très tôt émoussé et, à l’âge de 24 ans, il a complètement cessé de peindre. À la fin des années 1920, il se tourne vers l’écriture et échafaude la philosophie, mélange de politique et d’occultisme, qui sera l’œuvre de sa vie.
Les thèmes clés de l’écriture d’Evola sont son antagonisme à la modernité et sa quête du transcendantal. Si l’un de ses premiers ouvrages, L’impérialisme païen, publié en 1928, plaide en faveur d’une réintégration de l’esprit de la Rome antique, il intègre également à sa pensée des éléments issus d’une grande variété de traditions spirituelles, avec une attention particulière pour le texte hindou de la Bhagavad Gita. Son livre de 1934, Révolte contre le monde moderne, est sous-titré « Politique, religion et ordre social dans le Kali Yuga », le Kali Yuga étant l’âge de Kali, le démon vengeur de l’hindouisme et le dernier des quatre âges du cycle cosmologique hindou caractérisé par un conflit violent et matérialiste. Pour Evola, cet âge est le monde contemporain.
Généralement considéré comme l’œuvre maîtresse d’Evola, son livre Révolte contre le monde moderne, publié pour la première fois en 1934, fournit la distillation la plus claire de son idéologie. Evola pense que les mythes et les légendes, tout autant, sinon plus, que les histoires, nous permettent de comprendre comment ordonner la société.
Sa vision est extrêmement hiérarchique, si définie qu’elle est indiscutable pour ceux qui la composent, et il affirme que dans une société ainsi ordonnée, chaque acte et chaque relation seraient chargés de sens, avec des rôles si fixes qu’ils deviendraient par essence sanctifiés. Habiter ce monde traditionaliste de signification permettrait d’accéder à de nouvelles plaines d’être et d’appartenance et de faire tomber les ponts de distance et d’aliénation qui existent entre nous et le passé ancien.
Un « superfasciste »
Si l’attirance contemporaine pour Evola s’accroît, cela vient sans doute en partie du fait que ses liens avec le fascisme peuvent être niés de manière plausible. S’il était certainement sympathisant de l’extrême-droite de l’entre-deux-guerres (son amour de la hiérarchie et ses idées sur les castes guerrières l’ont conduit à admirer les SS allemands), il n’était pas explicitement nazi, ni un partisan inconditionnel de Mussolini ; les gouvernements fascistes des années 30 et 40, pensait-il, n’étaient pas assez anti-modernes, pas assez anti-chrétiens, et sans engagement envers une hiérarchie aristocratique.
Pourtant, il n’était pas non plus dans une opposition de principe. Evola était, comme il se qualifiait lui-même, un « superfasciste », croyant essentiellement que les régimes fascistes n’étaient pas assez extrêmes, qu’ils étaient trop à gauche. Il n’avait pas non plus d’objection à l’antisémitisme, allant même jusqu’à écrire une introduction élogieuse à l’édition de 1937 des Protocoles des Sages de Sion, un livre qui, selon lui, ne devait être ni « ignoré ni rejeté ».
Il considérait les Italiens comme un peuple inférieur, moins apte à incarner les idéaux fascistes. En 1941, en réponse à une conférence qu’il donne en Autriche et dans laquelle il suggère que l’Italie fusionne avec le « Saint Empire romain germanique », son passeport lui est retiré. Mussolini intervient alors en sa faveur, mais les relations d’Evola avec le leader fasciste italien sont compliquées, bien que loin d’être distantes. Il se voit refuser l’adhésion au parti fasciste en 1939, en partie à cause de ses critiques ouvertes du régime.
En 1945, Evola est blessé lors d’un bombardement sur Vienne et passera le reste de sa vie en fauteuil roulant, la plupart du temps confiné dans un petit appartement à Rome payé par ses admirateurs idéologiques. Pourtant, malgré sa réclusion, il était vénéré dans les cercles néofascistes italiens. Vers la fin de sa vie, il publia de nombreux articles dans des revues néofascistes, et de nombreux membres de ces tendances firent le pèlerinage à Rome pour le rencontrer. En 1951, il est jugé pour avoir encouragé le fascisme. Il témoignera qu’il n’était qu’un « accessoire idéologique » des tentatives de restauration du parti fasciste en Italie, et qu’il n’était impliqué que sur un « plan purement intellectuel et doctrinal » en tant qu’opposant au libéralisme. Il est finalement reconnu innocent.
Postérité de l’évolisme
Evola a vécu jusqu’en 1974, et son dernier livre digne d’intérêt est Chevaucher le tigre publié en 1961. Le « tigre » du titre est la modernité libérale, et le livre conseille un retrait de la vie politique (en utilisant le concept controversé « d’apolitia ») et la pratique d’une préservation de l’esprit de tradition en soi-même afin de vivre aux côtés du tigre sans être corrompu par lui. Il s’agit d’une attitude proche de Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus : le pari bénédictin de Rod Dreher pour les traditionalistes païens, encourageant un retrait de la vie publique et de la promotion de ses propres croyances en tant qu’objectifs politiques ou sociaux afin de mieux les protéger et les préserver jusqu’à ce que les conditions deviennent plus favorables.
D’une certaine manière, c’est ce qu’a fait l’Évolisme à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle : il a largement disparu, pour n’être lu que par les membres de l’extrême droite qui souhaitaient se distinguer comme étant plus avancés politiquement et intellectuellement que les skinheads qui se battaient dans la rue.
Pourtant, en 2015, l’éminent néo-nazi suédois Daniel Friberg, l’un de ces membres d’extrême droite qui aspire a être un intellectuel, a créé un blog appelant l’extrême droite, en termes évolistes, à « étrangler le tigre », arguant que la modernité libérale était suffisamment affaiblie, traînant sous le poids de sa propre décadence et de ses contradictions et que le temps était venu de descendre de cheval et de prendre les armes. Ces murmures n’ont pas tardé à prendre de l’ampleur et, dans les années 2010, aux confins d’une droite radicale en pleine ascension, l’influence d’Evola devint de plus en plus importante.
Comme le dit l’écrivain étatsunien Benjamin Teitelbaum dans son livre War For Eternity, c’est en juillet 2014 que Steve Bannon a discuté publiquement pour la première fois de l’œuvre d’Evola et de son engagement envers le Traditionalisme. Deux ans plus tard, Bannon dirigeait la campagne victorieuse de Donald Trump pour la présidence des États-Unis. Quelques mois plus tard encore, il serait à la Maison Blanche. Pour le livre de Benjamin Teitelbaum, qui se concentre principalement sur Bannon et Alexandre Douguine, le traditionaliste russe lié à Poutine, Bannon a participé à une série d’entretiens au cours desquels il a évoqué ses influences traditionalistes, qu’il dit avoir rencontrées pour la première fois lorsqu’il servait dans la marine, un environnement ritualisé et profondément hiérarchisé.
Depuis lors, Evola a trouvé quelque chose qui ressemble davantage à une influence grand public et pas seulement à la Maison Blanche. En Hongrie, le parti d’extrême droite Jobbik l’a inscrit sur son site web comme lecture recommandée, tout comme celui de l’Aube Dorée en Grèce. Sur Instagram, Joe Rogan discute du Kali Yuga, tandis que sur Twitter, l’écrivain de la plateforme de Tucker Carlson, Raw Egg Nationalist parle d’Evola.
Une inspiration pour l’accélérationnisme néofasciste
Julius Evola est souvent évoqué aux côtés d’Oswald Spengler, le philosophe allemand qui a acquis une notoriété intellectuelle dans l’Europe de l’entre-deux-guerres. Tous deux font partie du petit groupe dont l’historien Mark Sedgwick qualifie l’œuvre de « lecture obligatoire pour la droite radicale intellectuelle d’aujourd’hui ». L’ouvrage le plus connu de Spengler est Le Déclin de l’Occident, publié en deux parties en 1918 et 1922 ; un livre qu’Evola devait traduire en italien dans les années 1950. Le livre propose une théorie des cultures en tant qu’organismes, et surtout, en tant que cycles, possédant des étapes récurrentes d’assentiment, de puissance et de décadence.
Evola a lui aussi adopté des idées cycliques de l’histoire, s’inspirant des cycles temporels hindous et des travaux du traditionaliste français René Guénon, son contemporain qui l’influença fortement. Les idées sur la nature cyclique, plutôt que progressive, de l’histoire sont très répandues dans les écrits intellectuels conservateurs ; pensez à l’ouvrage Le Quatrième Tournant de William Strauss et Neil Howe (dont la pièce Heroes of the Fourth Turning tire son nom), ou même à Decadent Society de Ross Douthat. Cependant, ils alimentent également des courants plus extrêmes : ce sont les idées d’Evola sur le cours de l’histoire qui constituent peut-être son héritage le plus dangereux, en tant que l’un des penseurs à la base de l’accélérationnisme radical.
Cette vision de l’histoire est partagée par l’accélérationnisme, un terme le plus souvent associé au théoricien de la culture Nick Land, mais également présent dans les écrits du blogueur néo-réactionnaire Curtis Yarvin, et d’autres personnes du milieu de la droite radicale, qui soutient que les conditions de l’âge actuel sont en train de s’effondrer, cédant sous le poids de leurs propres folies et contradictions. En cela, soutiennent-ils, il est possible, par certaines actions, d’accélérer la venue de l’âge suivant.
Ces contradictions, pour ceux qui suivent Evola, concernent généralement des choses comme la validité de la démocratie ou l’affirmation qu’il n’existe pas de hiérarchie raciale de l’intelligence. L’accélérationnisme militant, qui s’inspire souvent explicitement d’Evola, est très présent dans la pensée de groupes néo-nazis tels que la Division Atomwaffen aux États-Unis et d’autres groupes du réseau Iron March (La Marche de Fer), qui préconisent (et pratiquent) la violence politique comme moyen de provoquer l’effondrement de la société libérale moderne.
Une attrayante obscurité
Si l’attrait contemporain d’Evola réside en partie dans sa déconnexion plausible des atrocités fascistes historiques, et en partie dans la nature étrange et à certains égards utopique du monde qu’il décrit, son attrait réside également dans son obscurité. Il est, selon les mots de l’ancien directeur de la presse d’extrême droite Arktos Media (l’éditeur anglophone d’Evola), « plus référencé que lu » ; s’intéresser à Evola plutôt qu’à Nietzsche, ou même à Carl Schmitt (avec qui Evola a longuement correspondu) équivaut dans la théorie politique d’extrême droite à s’annoncer comme « je ne suis pas comme les autres filles ».
Evola est aussi, faute de mieux, assez vibrant ; il a beaucoup écrit, et son œuvre a des applications très variées. Que vous soyez un jeune membre du Parti Républicain à la recherche d’une certaine crédibilité intellectuelle ésotérique, un utilisateur de Twitter à la recherche d’une justification théorique pour vos messages sur la sagesse ancienne et la décadence contemporaine, ou un homme intégré dans l’écosystème médiatique d’extrême droite planifiant de tuer 5 personnes à Denver, vous trouverez dans son œuvre quelque chose qui vous conviendra.
Parmi les textes contemporains les plus clairement influencés par Julius Evola, l’un est Bronze Age Mindset, le manifeste politique de l’écrivain anonyme Bronze Age Pervert, un livre qui exerce une influence non négligeable sur la jeune droite américaine (comme le dit le collaborateur de la revue The American Conservative Nate Hochman : « chaque jeune employé de l’administration Trump a lu Bronze Age Mindset« ). Le contenu du livre est dans le titre : il se concentre sur la supposée perte de connexion avec l’ancien et le vital, le cœur du potentiel humain, provoquée par les « punaises » de la modernité libérale.
Cependant, ce n’est pas seulement dans les idées générales sur le « retvrn » (la lettre « u » est une bêtise moderniste) que les influences évolistes de Bronze Age Pervert apparaissent clairement ; ses vues sur la biologie et l’évolution sont également proches de celles qu’Evola exprime dans Métaphysique du Sexe (1958), où il soutient que le fait d’expliquer la sexualité humaine en termes biologiques ou procréatifs, plutôt qu’en termes rituels ou transcendantaux, fait partie d’une quête plus large visant à nous séparer des parties supérieures de nous-mêmes. À ce titre, Bronze Age Pervert rejette l’idée d’évolution.
« La biologie, écrit-il, offre peu d’opportunités pour le type de réflexion qui permet de pénétrer le mystère de la nature ; le darwinisme est le produit de la pensée des insectes. En fin de compte, il ne vous montrera pas le chemin pour sortir de la prison des âges. »
Contre-utopie néofasciste
Bronze Age Pervert est farouchement raciste et antisémite ; Evola pensait qu’Hitler était trop intéressé par la démocratie. Ce sont des personnes dont l’influence est particulièrement néfaste. Cependant, nous ferions preuve de négligence si nous ne cherchions pas à comprendre que ce ce qu’ils décrivent, et ce que leurs écrits prétendent offrir, est à leur manière utopique, présentant l’idée d’un monde différent et complet.
Teitelbaum cite une description du Traditionalisme comme étant « des donjons et des dragons pour les racistes », mais cela semble un peu exagéré ; c’est plus proche du fascisme du studio A24 – des verts profonds et une signification sanctifiée liés à des rituels à travers de grandes étendues de temps qui s’effondrent les unes dans les autres. Au début de son livre, Bronze Age Pervert évoque le philosophe antique Empédocle, qui s’est jeté dans un volcan en croyant devenir un dieu. » Existe-t-il quelque chose de semblable pour vous à ce que l’Etna représentait pour Empédocle ? Est-ce qu’il existe encore quelque chose comme ça ? »
C’est une façon inhabituellement romantique de dire qu’on aimerait qu’il y ait moins de juifs, de juives et de noir.e.s. C’est certainement beaucoup plus enchanteur que les courants plus conventionnels du nationalisme chrétien. La droite politique est souvent considérée comme représentant un désir de statu quo, ou de restauration d’une tradition disparue. Dans la plupart des cas, c’est vrai ; le conservatisme consiste à conserver, et non à diverger radicalement.
Ces dernières années, Mark Fisher est peut-être devenu le principal théoricien de gauche à décrire le désir de sortir de l’immobilisme capitaliste et d’imaginer un monde radicalement différent. Il est toutefois stupide d’imaginer que ce désir serait limité à la gauche politique. Comme l’écrit Matthew Rose dans son exploration des penseurs de la droite radicale anti-libérale, A World after Liberalism, l’attrait des théoriciens qu’il analyse réside dans le fait que « nous sommes trop souvent privés, et nous refusons trop souvent aux autres, la liberté d’entretenir des vues radicalement différentes de ce que signifie être un être humain », et que ces penseurs offrent justement une telle liberté.
L’écriture d’Evola contient certainement une vision d’un monde radicalement différent, un monde qui, bien que répugnant, peut être à la fois enchanteur et séduisant, en particulier si vous êtes assis ou assise dans une pièce quelque part, en vous sentant déconnecté.e.
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Morgan Jones vit à Londres et contribue à la rédaction du journal Renewal, tenant également une chronique de critiques de livres pour LabourList.
Publié initialement sur le blog des éditions Verso. Traduction en français par Christian Dubucq pour Contretemps.