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Lordon: Un pays qui se soulève
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Un pays qui se soulève, par Frédéric Lordon (Les blogs du Diplo, 22 mars 2023) (mondediplo.net)
Lundi 20 mars, les pages d’accueil de la presse nationale sont tout entières à l’excitation d’une motion de censure, à compter les députés susceptibles de voter, à supputer des chances, à envisager de futures combinaisons, à jouer les informés, quel délice — le journalisme politique : passeport pour l’inanité politique.
Pendant ce temps, la politique, dans sa puissance de surgissement, s’est emparée du pays. Une nuée d’initiatives spontanées explose de tous côtés, débrayages sans préavis, blocage des axes routiers, débordements émeutiers ou simples manifs sauvages, AG étudiantes dans tous les coins, l’énergie de la jeunesse à la Concorde, dans la rue. Tout le monde se sent sur des charbons ardents et des impatiences dans les jambes — mais pas pour les sottises qui passionnent le dé à coudre parisien. Le dé à coudre est à l’image de la tête d’épingle, les journalistes scotchés à Macron et Borne, aussi ignorants les uns que les autres de ce qui se passe vraiment : l’ébullition.
C’est beau ce qui se passe quand l’ordre commence à dérailler. Des choses petites mais inouïes, qui rompent l’enfermement résigné et l’atomisation dont les pouvoirs font leur pouvoir. Ici des agriculteurs amènent des paniers de légumes aux cheminots en grève ; là un restaurateur libanais distribue des falafels aux manifestants nassés ; des étudiants rejoignent les piquets ; on verra bientôt des particuliers ouvrir leur porte pour cacher des manifestants de la police. Le vrai mouvement commence. D’ores et déjà nous pouvons dire que la situation est pré-révolutionnaire. À quelles perspectives fait-elle face ? Se peut-il qu’elle puisse se débarrasser du « pré- » pour devenir pleinement révolutionnaire ?
Gouverner par la rafle
Ce pouvoir, légitimité effondrée, n’est plus qu’un bloc de coercition. Pour avoir lui-même abattu toutes les médiations, l’autocrate n’est plus séparé du peuple que par une ligne de policiers. De cet individu que toute raison a depuis longtemps déserté, rien ne peut être exclu.
Macron n’a jamais inscrit l’altérité. Sa psyché ignore ce que c’est qu’un autre, un autre sujet. Il n’est en dialogue qu’avec lui-même et le dehors n’existe pas. C’est pourquoi notamment sa parole, entendons le sens même de ses mots, ne se sent soumise à aucune des validations collectives de l’interlocution. Le 3 juin 2022, il peut soutenir sans ciller qu’il va « changer de méthode » et que « les Français sont fatigués des réformes qui viennent d’en-haut », le 29 septembre que « le citoyen n’est pas quelqu’un à qui on va imposer des décisions ». N’est-il pas flagrant que face à un type de cette sorte, toute possibilité dialogique se trouve de fait abolie ? Que plus rien de ce qu’il dira ne pourra jamais être pris au sérieux ? On comprend sans peine qu’un tel individu, ne connaissant rien d’autre que lui-même, soit rigoureusement incapable d’un aveu d’erreur autre que factice puisqu’il faut s’être mis à l’écoute du dehors, du non-soi, pour apercevoir s’être trompé. C’est pourquoi toutes ses promesses de « réinvention » (qui enchantent tant les journalistes) ne peuvent être autre chose que des pantomimes produites dans son circuit fermé.
Face à un potentat, entièrement abandonné à ses motions par des institutions politiques potentiellement, et désormais réellement, liberticides, tous les niveaux de violence sont envisageables, tout peut arriver. Tout est en train d’arriver d’ailleurs. Les séquences de la nasse de la rue Montorgueil ce dimanche sont à cet égard d’une parfaite clarté. La politique macronienne est en voie de se dissoudre entièrement dans l’intimidation par la police. Désormais ce pouvoir gouverne par la rafle. La police embarque. N’importe qui, n’importe comment, des passants sans rapport avec la manifestation, des femmes et des hommes apeurés, sidérés de ce qui leur arrive. Un seul message : n’allez pas dans la rue ; restez chez vous ; regardez la télé ; obéissez.
Ici la transaction inconsciente que la police noue avec ses recrues donne toute sa mesure : l’accord est immédiat entre une institution vouée à la violence et des individus à la recherche de solutions légales d’assouvissement de leurs propres pulsions violentes. Cet accord trouve une occasion sans pareille en situation pré-révolutionnaire, quand le pouvoir, précisément, ne tient plus que par la force, et que les manœuvres de la force, derniers recours, se voient attribuer une importance démesurée — en même temps qu’une carte blanche. Comme nous l’avons déjà vu à l’occasion des « gilets jaunes », c’est le temps des sadiques et des brutes en uniforme.
La thèse des « Policiers avec nous » en est entièrement caduque, n’a plus aucune chance : l’emprise pulsionnelle de l’autorisation violente l’emporte absolument sur la proximité sociale objective en laquelle reposait l’illusion de la « jonction » — matérialisme vulgaire s’il ne prend en considération que les données sociales de l’existence matérielle et ignore tout le reste (qui ne leur est pas entièrement réductible). Telles sont les voies par lesquelles les structures produisent leurs effets, par lesquelles un ordre satisfait à ses nécessités : en se faisant relayer par les psychés des fonctionnaires adéquats qu’il s’est choisis, et ceci depuis Macron tout en haut jusqu’à la dernière brute policière dans la rue.
Contre-forces
Des contre-forces cependant nous protègent de la descente vers la tyrannie ou plus simplement de l’écrasement par la police. Mentionnons la première par acquit de conscience, c’est-à-dire sans trop y croire. Il est peut-être possible que quelques reliquats de moralité, quelque idée des limites et des points de bascule, traînent encore dans l’appareil d’État – certainement pas au ministère de l’intérieur où la vérole a tout conquis, où, semblable à ses troupes, trône un ministre quasi-fasciste –, mais dans des cabinets, dans les « entourages » où, à un moment, pourrait se former la conscience de la transgression politique majeure, l’inquiétude de commettre l’irréparable. Comme on sait, il vaut mieux ne pas trop tabler sur des hypothèses de sursaut vertueux, forme laïque du miracle, à plus forte raison dans l’état de corruption, morale autant que financière, de la « république exemplaire » — et dans le cas critique de l’ordre bourgeois à préserver.
Une contre-force plus matérielle tient, elle, au possible débordement de la police. Non pas dans le feu de quelque action localisée — dans ce genre de circonstance, et sauf développement de tactiques spéciales, c’est probablement sans espoir —, mais à l’échelle du pays entier. Car s’il y a quelque part au ministère de l’intérieur un big board façon Dr Folamour, il doit être en train de clignoter comme un sapin de Noël — mais avec que du rouge partout. La police avait tenu pendant les « gilets jaunes », et encore : non sans frôler l’épuisement, parce que ça se passait dans un nombre limité de grandes villes et une fois par semaine seulement. Voilà que ça part de partout en France et tous les jours. Merveilleuse puissance du nombre — la hantise de tous les pouvoirs, le Nord de toute révolution. Déjà ça doit commencer à tirer la langue derrière les visières. Or ils n’ont pas fini de courir et de faire du kilomètre en fourgons. Il faut leur mettre un feu d’artifice, que le sapin ne soit plus qu’une énorme guirlande et que le big board fasse sauter le tableau. L’épuisement de la police : voilà un lieu névralgique pour le mouvement.
Il y a enfin cette ressource d’un autre ordre : la haine de la police — en tant qu’elle est motrice. Quand un pouvoir lâche ses brutes, il peut s’en suivre deux effets, mais radicalement contrastés : l’intimidation ou le décuplement de la rage. Tous les renversements se produisent quand le premier affect mute en le second. Il y a beaucoup de raisons de penser que nous y sommes. Car c’est peu dire que l’ambiance est à la rage. La haine de la police promet d’atteindre à la fois une profondeur et une extension inédites. Or, Macron collé à sa police, la haine de la police se convertit ipso facto en haine de Macron. Celui-là, réellement, on ne sait pas comment il va finir — le mieux serait sans doute : en hélicoptère.
Dépasser le « pré- »
N’est-il pas en effet apparent pour tous qu’à force de vouloir trôner seul en gloire, Macron s’est collé à tout : il s’est collé à la loi retraites, comme il s’est collé à la police, de sorte que, par métonymie, il est devenu la synthèse vivante de toutes les détestations particulières, et finalement leur unique objet. Par un cran de métonymie supplémentaire, autant que par une nécessité de structure, il est également collé à « ordre capitaliste ». De sorte que telle est bien la question désormais à l’ordre du jour : en finir avec « Macron l’ordre capitaliste ». Soit une question révolutionnaire.
La question posée peut être révolutionnaire sans que la situation elle-même le soit. L’histoire a montré qu’il y avait ici deux partis possibles : attendre sur la rive qu’elle se forme « toute seule », ou bien lui donner activement un coup de main pour qu’elle le devienne. Au risque du porte-à-faux peut-être, mais avec l’éventuelle assistance des rythmes qui, en certaines conjonctures, peuvent connaître de fulgurantes accélérations. Dans tous les cas, on ne passe pas du « pré-révolutionnaire » actuel à « révolutionnaire » tout court avec la seule négativité d’un refus. Il y faut aussi une affirmation, un énorme « pour », qui réalise l’unification des puissances de tous. Quelle peut-elle être ? — la question s’entendant sous la condition d’être à la hauteur de ce qui est en train de soulever le pays, même si c’est encore sous une forme indéfinie — et, précisément, pour le faire passer à une forme définie.
Pour laisser une insurrection à l’état de moyen et non de fin, pour qu’elle devienne réellement processus révolutionnaire, il lui faut articuler un débouché. C’est-à-dire formuler un désir politique positif, où le nombre, toujours lui, puisse se reconnaître. Mais il n’y a pas à chercher très longtemps pour le cerner, en réalité nous ne connaissons que lui : nous occuper de nos affaires, à commencer par celles de la production. Le désir politique positif, celui que le capitalisme et les institutions politiques bourgeoises offensent par principe et par définition, c’est celui de la souveraineté.
La souveraineté des producteurs sur la production, voilà qui peut parler et bien au-delà de la seule classe ouvrière, la première concernée. Car de plus en plus nombreux, ceux qu’on appelle les cadres souffrent eux aussi de l’abêtissement managérial, de la férule aveugle des actionnaires, de l’idiotie des choix de production de leurs directions, quand ça n’est pas de leur nocivité, et aspirent, mais d’une gigantesque aspiration, à avoir leur mot à dire sur tout ce dont ils sont dépossédés.
Il n’y a de légitimité, partant de titre à la souveraineté, que pour ceux qui font le travail. Quant à ceux qui, en ignorant tout, prétendent néanmoins l’organiser, consultants et planneurs, ce ne sont que des parasites, et il faut les chasser. L’argument suprême, imparable, pour la souveraineté des producteurs a été donné par un syndicaliste, Eric Lietchi, de la CGT Energie Paris. Les bilans parlent d’eux-mêmes, fait-il observer en substance : sous la direction de la classe parasitaire, le pays a été détruit. L’hôpital est en ruine, la justice est en ruine, l’éducation est en ruine, la recherche et l’université sont en ruine, le médicament est en ruine — les potards sont suppliés de fabriquer de l’amoxycilline dans leurs arrière-boutiques. Cet automne, Borne en était « à la grâce de Dieu » à espérer qu’il ne ferait pas trop froid l’hiver pour que le système électrique — en ruine comme le reste — tienne à peu près. On flash-recrute des profs en une demi-heure. On mobilise des fonctionnaires pour conduire des bus — bientôt des trains ? Et les gens ont faim. On n’aurait pas cru possible d’écrire un jour une chose comme ça, mais le fait est là : un quart des Français ne mange pas à sa faim. Les jeunes ont faim. Les files à l’aide alimentaire sont interminables. Entre ça et la police, France 2 ferait un reportage « tableau d’ensemble », mais à l’aveugle, sans indiquer de quel pays il s’agit, on organiserait dans l’instant un Machinthon en solidarité, Binoche se couperait une mèche et Glucksmann préparerait une tribune — pour ces malheureux du bout du monde.
En quelques décennies, avec un pic d’exploit depuis 2017, un modèle entier a été mis à genoux. Ils ont mis l’économie à genoux. Pas la CGT, pas l’Intersyndicale — si seulement — : eux. Les compétents ont ruiné le pays. La désorganisation est totale. Comme on sait, le diplôme et la compétence ont été historiquement promus par la bourgeoisie comme titres substitutifs au sang et au lignage pour évincer l’aristocratie. Paradoxe (qui n’en est pas un), dans le capitalisme tardif, l’incompétence de la bourgeoisie est devenue une force en soi – on peut lui donner son nom par une rectification minimale de Schumpeter : la destruction destructrice. Ou alors son nom propre de synthèse : McKinsey.
Imaginer l’inouï
L’argument de Lietchi prend ici toute sa force. Car l’idée de la souveraineté des producteurs, usuellement renvoyée au monde des rêves, tombe comme la conséquence logique, d’un constat irréfutable. Sa conclusion s’en déduit avec le même tranchant : il faut virer ces nuisibles imbéciles et leur reprendre la totalité de la production. Ils n’ont pas su faire ? Les travailleurs sauront — ils savent déjà. On pourrait considérer que tel est le vrai sens à donner aux mots « grève générale » : non pas l’arrêt général du travail, mais l’acte d’initiation de la réappropriation générale de l’outil — le commencement de la souveraineté des producteurs.
C’est à ce moment que l’événement signale sa puissance d’inouï, si ça n’est encore, pour l’heure, qu’en imagination. Inouïe en effet la physionomie des entreprises quand elles reviennent aux mains des salariés. Inouïe la réorganisation des services publics quand ils sont sous la direction de ceux qui savent soigner, enseigner, contrôler la sécurité des voies ferrées et conduire les trains, tirer des lignes, distribuer le courrier en ayant le temps de parler aux gens, etc. Inouïes l’ouverture des universités à tous les publics, l’affranchissement de l’art de la bourgeoisie artiste et de ses commanditaires capitalistes. Inouïe la déconfiture de la bourgeoisie, la condamnation historique de son mélange caractéristique d’arrogance et de nullité — ne sachant rien faire, elle n’a jamais fait que faire faire.
On sera d’accord que des imaginations ne font pas une forme tout armée — c’est d’ailleurs tant mieux. Elles font au moins une direction pour l’esprit. Ici une direction commune, dérivée de la question politique, à décliner en toutes matières : qui décide ? Plus exactement, dérivée d’un principe : tous les concernés ont titre à décider.
Le principe fait ligne de partage des eaux. Pour la bourgeoisie, seule la bourgeoisie a compétence à décider. CNews, qui dit la vérité de la bourgeoisie tardive, sa vérité fascisée si besoin est, a parfaitement conscience du péril : « Doit-on craindre le retour du communisme ? », demande un bandeau angoissé. Sans doute inintentionnellement, la question est bien posée. Dès lors que « communisme » est entendu comme le parti opposé, le parti du titre de tous, le parti de la souveraineté générale, le parti de l’égalité.
Le merveilleux surgissement des « gilets jaunes » avait pour défaut de ne s’être jamais accroché à la question salariale. Quant aux porteurs officiels de cette question, rouage institutionnel installé au chaud dans le système institutionnel, ils n’ont jamais eu de cesse que de dépolitiser la question dont ils avaient la charge, transformée en affaire de conventions collectives. Avec, sous cette conduite éclairée, nous : abonnés à la défaite.
En deux mois, tout a changé. Les formes de la lutte se diversifient et se complètent : on ne pourra plus séparer les manifestations du jeudi, massives mais vaines, des sauvages qui font courir la police jusqu’au bout de la nuit. Alors la substance de la lutte des classes se coule dans la forme des « gilets jaunes ». Combinaison inédite, si longtemps attendue. Cette fois renversante.
Frédéric Lordon