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Élections en Albanie : le mouvement BASHKE veut contribuer à former un bloc antisystème
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Le nouveau parti de gauche Mouvement BASHKE se présente aux élections municipales de Tirana en Albanie le 14 mai prochain. Fondé en décembre 2022 par des militants d’Organizata Politike, le parti vise à construire une nouvelle gauche qui lutte pour la justice sociale en lien direct avec les syndicats et le mouvement social. Nous avons interviewé son porte-parole et candidat à l’élection municipale Arlind Qori.
***
Le parti
SM : Le Mouvement BASHKE a été créé en mars 2023 et est issu de la transformation de Organizata Politike en parti politique. Comment s’est présenté le besoin du dépassement de l’OP pour la création d’un nouveau parti politique ?
La création du Mouvement BASHKE a été le produit logique de l’évolution de Organizata Politike et de la maturation des conditions politiques et sociales en Albanie. Au cours des trente dernières années, l’Albanie s’est transformée en un “paradis” des politiques néolibérales et du processus d’accumulation par expropriation. Les privatisations de masse, la désindustrialisation et la périphérisation de la structure économique nationale ont été accompagnées de la montée au pouvoir de deux grands partis clientélistes (le Parti socialiste et le Parti Démocrate), qui se sont succédés pendant trois décennies. Au fil des années, les contradictions sociales se sont exacerbées. De temps à autre elles ont connu des formes d’apaisement par des portes de sortie/solutions partielles et éphémères telles que l’émigration de masse. C’est dans ce contexte historique que Organizata Politike, fondée en 2011 et agissant depuis 12 ans par l’action directe et l’organisation des travailleur.euse.s et des étudiant.e.s, a décidé de se transformer en parti politique. Le renforcement de la crise de légitimité des anciens partis, accompagnée de la crise économique aiguë qu’a connu le pays l’année dernière et le mécontentement général de la population ont créé les conditions favorables pour la création d’une nouvelle force politique de gauche et démocratique, tel que le Mouvement BASHKE. A travers le Mouvement BASHKE, nous visons à étendre notre activisme politique à la lutte au sein des institutions, en essayant d’y représenter au mieux les intérêts et les droits des classes subalternes.
SM : Depuis plusieurs décennies les formes traditionnelles de structuration partisane sont en crise. Le rejet général de ces structures perçues comme étant trop bureaucratiques a donné lieu à la naissance de nouvelles formes d’organisation politique du type « mouvement » (en France, on peut prendre l’exemple de la France Insoumise). Ces nouvelles structures se sont toutefois heurtées à de nouvelles difficultés : l’impossibilité de construire des structures décentralisées qui s’inscrivent dans la durée au-delà des moments électoraux, l’identification du mouvement à la figure du leader, l’absence de démocratie interne. Quel est le modèle d’organisation et de structuration interne qu’a choisi le Mouvement BASHKE ?
Le Mouvement BASHKE est structuré comme un parti véritablement démocratique. Notre charte interne associe deséléments de la démocratie représentative à ceux de la démocratie directe. Nous adhérons à l’esprit de collégialité plutôt qu’à celui du leader incontestable. Cela veut dire concrètement que dans nos Statuts, le président a un rôle symbolique puisque les instances décisionnaires principales sont le Conseil de Coordination (élu par le Congrès) et le Secrétariat (élu par le Conseil de coordination, au sein duquel le président a une seule voix comme les huit autres membres). Le président est élu par vote des adhérents et comme tous les autres représentants, il a un mandat de 2 ans. Les adhérents du parti peuvent à tout moment engager les procédures pour demander la révocation du président ainsi que du reste des représentants. La même logique d’organisation démocratique s’applique à toutes les instances du parti. D’autre part, dans nos structures internes, une place spécifique est réservée aux représentants des organisations « sœurs » avec lesquelles nous entretenons des liens de coopération systématique, tels que les syndicats et les organisations étudiantes. Leurs représentants disposent des sièges réservés aux instances dirigeantes du parti et dans les listes que nous présentons aux élections municipales et parlementaires. En ce sens, nous estimons avoir hérité de la meilleure tradition des structures partisanes de la gauche moderne, en entretenant une relation ouverte et féconde avec les représentants des mouvements sociaux, dont nous avons fait partie jusqu’au moment de la création du Mouvement BASHKE.
SM : Quelle est la composition sociologique du Mouvement BASHKE ? Quels sont les groupes sociaux auxquels vous vous adressez et que vous essayez d’intégrer ?
Le Mouvement BASHKE entend représenter les droits et les intérêts des classes subalternes. En premier lieu, les travailleurs. Dans l’Albanie des trois dernières décennies aucun parti politique n’a essayé d’organiser les travailleurs, ou pour le moins de les intégrer dans son discours politique.
Nous considérons la question du travail comme étant prioritaire et les travailleurs représentent des agents sociaux clés d’un processus de transformation sociale et politique à visée émancipatrice. Par ailleurs, nous considérons que les questions des jeunes, des femmes, des retraités, des chômeurs, des petits entrepreneurs, des minorités ethniques sont tout aussi importantes. En ce sens, nous souhaitons contribuer à la formation d’un bloc social antisystème qui s’oppose aux politiques néolibérales dans leur ensemble et lutte pour les droits au travail, la justice sociale et l’émancipation de genre.
La candidature pour la municipalité de Tirana
SM : Le 14 mars 2023 le Mouvement BASHKE a présenté sa candidature officielle aux élections municipales qui se tiendront à Tirana le 14 mai prochain. Lors du processus d’inscription aux élections, vous avez fait face à d’innombrables difficultés et obstacles administratifs, en partie illégaux. Pouvez-vous revenir brièvement sur cet épisode ?
Le Mouvement BASHKE a soumis au tribunal administratif de Tirana les documents nécessaires pour sa reconnaissance légale le 9 janvier 2023. Conformément à la loi albanaise, le tribunal disposait d’un délai légal de 30 jours pour nous répondre et procéder à l’inscription administrative du parti. Néanmoins, en violation de la loi le tribunal a retardé l’inscription de 50 jours, ce qui a permis à la Commission électorale de refuser la demande d’inscription du Mouvement BASHKE aux élections municipales du 14 mai. C’est grâce au soutien populaire et à la reconnaissance des faits de violation de la loi par la plus haute cour électorale albanaise que nous avons réussi à nous présenter aux élections. Nous pensons que ces obstacles et retardements traduisent la peur du gouvernement face au potentiel politique que représente le Mouvement BASHKE de par sa vocation à représenter et défendre les droits d’une pluralité sociale large.
SM : Quelles sont les problématiques auxquelles vous allez devoir vous confronter si vous arrivez à la tête de la municipalité de Tirana ? Quel est le programme du Mouvement BASHKE pour transformer la ville ?
A la suite d’un processus frénétique d’accumulation par expropriation, Tirana s’est transformée en une ville invivable.L’industrie de la construction- contrôlée par l’oligarchie locale et partiellement financée par les clans criminels– s’est accaparée des parcs, des terrains sportifs, des aires de jeu pour enfants, et a privatisé le foncier public pour y construire des tours commerciales gigantesques. Par conséquence, Tirana est aujourd’hui l’une des villes d’Europe les plus polluées et où il y a le moins d’espaces verts. Une autre problématique est celle de l’accès au logement. Malgré la grande masse de nouveaux appartements construits les dernières années à Tirana, les prix de l’immobilier demeurent très élevés, rendant le logement inaccessible y compris pour les classes moyennes. Une grande partie des nouveaux logements construits est rachetée par des clans criminels, des fonctionnaires corrompus ou des spéculateurs qui espèrent une augmentation indéfinie des prix de l’immobilier. En troisième lieu, Tirana fait face à un système de transport en commun privatisé et largement dégradé. Les compagnies privées des lignes de bus offrent un service médiocre, coûteux et anormalement lent- ce dernier étant aussi le résultat de l’absence d’une planification de la mobilité favorisant les déplacements en bus. Tirana souffre aussi de l’absence d’eau potable. L’eau du robinet est dangereuse pour la santé, par conséquent les habitants de Tirana sont obligés de consommer l’eau fournie par des entreprises privées. Enfin, Tirana doit faire face à un système éducatif qui représente des lacunes importantes. Le nombre insuffisant d’enseignants oblige à réaliser les cours par système de relais[1], tandis que les activités périscolaires sont totalement absentes.
Le Mouvement BASHKE porte un programme de transformation pour Tirana qui entend répondre à l’ensemble de ces problématiques. La mise en place d’une administration non corrompue, la suppression des dépenses publiques inutiles et l’introduction des politiques fiscales progressistes permettraient de transformer Tirana en une ville où il y aurait plus de parcs et de terrains sportifs, de l’eau potable accessible à tou.te.s, un transport en commun de qualité régi par une entité publique et contrôlé par les citoyen.ne.s, plus de vingt nouvelles écoles et de nombreux centres culturels, une entreprise publique qui garantirait la construction de logements à bas prix pour les citoyen.ne.s.
SM : A l’heure actuelle l’économie de Tirana est concentrée sur les secteurs non productifs (tels que l’immobilier, les services, le tourisme). Quel est le modèle de développement que le Mouvement BASHKE propose pour Tirana ? Quels sont les secteurs productifs qui ont un potentiel de développement ?
Tirana devrait exploiter ses avantages dynamiques comparatifs, c’est-à-dire les ressources dont elle ne dispose peut-être pas à l’heure actuelle mais qui pourraient être créées dans un avenir proche grâce à la planification économique. Si aujourd’hui Tirana investissait dans l’éducation, dans les activités récréatives pour la jeunesse, elle aurait le potentiel de se transformer demain en un centre d’excellence régionale dans les domaines de l’ingénierie, de la médecine etc. De la même manière, le secteur des services pourrait se développer davantage et fournir des services plus complexes. Un autre secteur à haut potentiel est celui de l’économie manufacturière – tout d’abord l’industrie textile, qui n’opère aujourd’hui que dans les maillons les plus faibles de la chaîne productive internationale, ensuite l’agriculture, l’industrie alimentaire, l’agrotourisme, qui auraient le potentiel de se développer si les pouvoirs publics investissaient dans l’infrastructure agricole et routière dans les zones rurales situées aux alentours de Tirana. Si elle était gouvernée sur les principes du développement durable et de la participation citoyenne démocratique, Tirana pourrait transformer ses services publics et administratifs en des services plus complexes, elle pourrait avoir une vie culturelle riche en partie reliée à son développement économique.
SM : Quel est l’électorat que vise le Mouvement BASHKE ? Quelles formes et moyens de communication avez-vous choisis pour vous adresser à vos électeurs ? Quels sont les arguments que vous utilisez pour les convaincre de voter pour le Mouvement BASHKE ?
Nous demandons le soutien des classes et des groupes sociaux défavorisés. Nos espoirs se portent vers les travailleurs, les jeunes, les retraités, les femmes, les cadres moyens, les commerçants, etc. Ayant été dès le départ discriminés et exclus des grands médias, nous avons choisi d’aller à la rencontre directe des citoyens en faisant du porte-à-porte, en étant présents dans les endroits névralgiques de la ville (les rues principales, les marchés etc.). Enfin, nous avons fait le choix d’investir les réseaux sociaux de manière très active, bien que certains d’entre eux ont restreint l’accès par des frais d’utilisation.
Nous demandons aux habitant.e.s de Tirana de nous confier leur vote – non seulement leur vote mais aussi leur soutien actif – en montrant que pendant 12 ans nous avons fait preuve de stabilité et de courage politique. Nous nous sommes attaqués à l’oligarchie économique et aux gouvernements successifs corrompus et avons défendu sans compromis les droits des travailleurs et des gens ordinaires. Nous insistons également sur notre incorruptibilité et notre potentiel de mobilisation qui s’étend territorialement de jour en jour.
Programme et objectifs politiques au niveau national
SM : Quel est le programme politique du Mouvement BASHKE au niveau national ?
Notre manifeste politique se présente comme une synthèse de nos idées en faveur du développement économique durable, de la démocratisation des institutions et des organismes sociaux, de l’émancipation de genre, de la protection de l’environnement et d’une politique étrangère basée sur la solidarité et la paix entre les peuples. Bien que nous attribuions un rôle central à la question du travail et des travailleurs nous estimons qu’elle est directement liée au sort des autres groupes sociaux défavorisés.
SM : Quel est le modèle de développement que le Mouvement BASHKE propose face à la crise économique et à l’émigration de masse qui frappent l’Albanie depuis plusieurs années ?
L’Albanie devrait réorienter son développement économique vers la production, vers une production qui deviendrait progressivement plus complexe, qui produirait davantage de valeur, tout en garantissant le respect des droits des travailleurs et leur participation directe à la prise des décisions au travail. Le modèle de développement actuel basé sur l’accumulation par l’expropriation et l’argent du crime organisé ne peut pas perdurer. Ce modèle produit inévitablement du chômage, de la sous-traitance, des salaires extrêmement bas, des conditions de travail dégradées et par conséquent l’absence d’une perspective pour l’avenir. C’est la raison pour laquelle des milliers de jeunes décident de quitter l’Albanie tous les ans. Le développement économique durable et la démocratisation de l’État et de la société sont les conditions préalables d’une montée en puissance réciproque.
SM : Quels liens entretenez-vous avec les syndicats et la société civile ?
Avant que Organizata Politike (précurseuse et fondatrice du Mouvement BASHKE) entame une coopération avec les travailleurs de divers secteurs pour créer de nouveaux syndicats indépendants, la vie syndicale en Albanie était au point mort. Les anciens syndicats sont atrophiés, sans adhésion démocratique, sans réelle activité de terrain. Ils demeurent les fiefs de leurs présidents, des clients fidèles des partis politiques et sont totalement soumis aux patrons des grandes entreprises. Avec notre soutien politique, juridique et organisationnel apporté aux travailleurs, quatre nouveaux syndicats indépendants et démocratiques ont été créés dans le secteur des mines, pétrolier, textile et des centres d’appels, ces dernières années. Nous avons fait face à beaucoup de difficultés car les patrons des entreprises privées ont un pouvoir absolu et le gouvernement est réduit à un instrument facilement corruptible entre leurs mains. Néanmoins, ces nouveaux syndicats ont réussi à progresser et à remporter quelques victoires considérables. Forts de cette expérience et de la coopération avec ces nouveaux syndicats, nous avons décidé ensemble la création du Mouvement BASHKE. Certains de leurs représentants sont aujourd’hui candidats au conseil municipal de Tirana. Nous partageons une expérience similaire avec les organisations étudiantes telles que le Mouvement pour l’Université ou les collectifs qui luttent pour les droits des femmes, la justice environnementale, etc.
SM : Pensez-vous qu’un parti politique pourrait à lui seul faire face au système corrompu et oligarchique qui s’est installé en Albanie au cours des dernières décennies ? Quelles seraient selon vous les conditions politiques et sociales qui permettraient au Mouvement BASHKE de réaliser ses objectifs politiques ?
Les conditions politiques et sociales d’un changement existent déjà. L’Albanie traverse une triple crise. Economique, car sa croissance demeure très faible alors que l’inflation augmente en même temps que le chômage. Politique, car les anciens partis ont perdu toute légitimité et ne se maintiennent au pouvoir que par des moyens de chantage et des relations clientélistes. Idéologique, car le néolibéralisme en tant que doctrine dominante a perdu son hégémonie parmi les masses sociales, déçues par les privatisations de masse et la dégradation des services publics. Dans ces conditions, le Mouvement BASHKE est une intervention stratégique dans un contexte politique qui devient de plus en plus fécond. Evidemment, cela ne veut pas dire qu’un tour d’élections serait suffisant pour transformer l’Albanie. Mais la possibilité existe que dans les prochaines années le Mouvement BASHKE se retrouve au cœur d’un mouvement politique et social de grande ampleur qui se bat pour la démocratisation de l’État et l’émancipation sociale.
SM : Quel est le positionnement du Mouvement BASHKE concernant la perspective de l’adhésion de l’Albanie à l’Union Européenne ?
L’Albanie attend son intégration à l’Union Européenne depuis trois décennies. Cette perspective demeure très populaire dans la société albanaise, la plupart du temps car elle est considérée comme une opportunité pour trouver du travail dans les pays développés de l’Europe Occidentale. Par le passé, l’UE a été l’une des promotrices principales des réformes néolibérales, bien qu’elle ait poussé en même temps pour l’application des réformes anti-corruption et de la transparence au sein des gouvernements. Ces deux exigences se sont avérées incompatibles puisque la corruption endémique est le résultat direct des réformes néolibérales. En principe, le Mouvement BAHSKE reste favorable à l’intégration de l’Albanie dans l’Union européenne. Néanmoins, nous reconnaissons le déficit démocratique de la structuration actuelle, la faible solidarité économique et sociale entre les États membres. Pour ces raisons, nous espérons que les peuples d’Europe contribuent activement à ce que l’UE devienne une entité démocratique, porteuse de la solidarité entre les peuples.
Note
[1] Certaines classes font cours le matin et d’autres l’après-midi (note de la traductrice).