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Les apories de l’État néo-libéral
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Les apories de l’État néo-libéral – Le Comptoir
La « jeune » génération ne semble rien attendre de l’État alors même que les questions d’intérêt public n’ont jamais été aussi sensibles, préoccupantes, dramatiques mêmes, pour notre existence mais aussi notre capacité à y répondre collectivement. Ainsi, s’il y a un bien un moment historique dans lequel le rôle de l’État devrait être le plus légitime qui soit, c’est bien le nôtre. Or, pour beaucoup, il y aurait peu à attendre de l’État. Tel est le point de départ de la réflexion et du travail d’Anne-Laure Delatte : comprendre pourquoi l’action publique suscite à ce point la défiance.
Le propos de la chercheuse n’est pas seulement d’ailleurs d’examiner l’action de l’État au sens strict, mais de la fonction étatique même, en particulier quand elle s’est « autonomisée », à l’instar de la politique monétaire pilotée par la banque centrale européenne (BCE). L’ouvrage d’A.-L. Delatte traite donc à la fois de l’État tel que nous le connaissons (et qui a gardé la maîtrise de sa politique budgétaire et fiscale) et d’institutions publiques dites « régaliennes », telle que la BCE. En fixant souverainement les conditions du crédit et en octroyant, tout aussi souverainement, des prêts au secteur public et privé dans une logique de « teneur » de marché (ou de « régisseur »), la BCE joue un rôle majeur en matière d’allocation de ressources [1].
La vérité effective de l’État
Le grand mérite de ce travail est de regarder ce que fait réellement l’État. Pas de ce qu’il dit par la voix du gouvernement, mais de ce qu’il fait. Paraphrasant Machiavel, on pourrait dire que son livre va « droit à la vérité effective de la chose » et délaisse « l’imagination qu’on s’en fait » (Le Prince). Regarder réellement ce que fait l’État implique de regarder les chiffres, c’est-à-dire les « bons » chiffres, ceux qui ne se donnent jamais directement, mais qu’il faut construire en fonction des (bonnes) questions qu’on se pose. Or, la question posée est bien au cœur du pacte social puisqu’elle consiste à identifier qui paie les impôts et qui en bénéficie, autrement dit, en langage plus technique, sur quelles catégories repose le prélèvement fiscal et qui sont les bénéficiaires de la dépense publique ? À ce stade, pour bien cerner l’objet du livre, il faut entrer un court instant dans la technicité des finances publiques et faire trois remarques.
1/ Le propos de Delatte n’est pas d’aborder la question de tous les « prélèvements obligatoires ». Ceux-ci comprennent les impôts et les cotisations sociales. Les impôts alimentent le budget de l’État et des collectivités territoriales, les cotisations sociales permettent de financer les régimes de sécurité sociale. Dans les faits c’est plus complexe puisqu’un impôt comme la contribution sociale généralisée (CSG) finance la sécurité sociale. Mais retenons que son travail concerne prioritairement l’impôt prélevé par l’État et l’identification des bénéficiaires des dépenses publiques [2].
2/ Les dépenses publiques examinées par A.-L. Delatte sont des dépenses dites économiques. Elles correspondent à « l’argent public consacré à soutenir l’activité marchande » (subventions, aides à l’investissement, crédit d’impôt, etc.) et qui sont « versées directement aux entreprises et aux ménages ».
3/ Concernant ces dépenses, le livre aborde à la fois les dépenses budgétaires (par exemple une subvention, une aide à l’investissement) et les dépenses dites « fiscales » lorsque l’État se prive d’une recette en exonérant le contribuable d’une partie de l’impôt qu’il devrait payer. Les médias, le grand public, appellent cela des « niches » fiscales. Plutôt que de verser de l’argent, l’État oriente les comportements économiques en créant des incitations à effectuer tel investissement ou employer tel type de personnels. Le travail de Delatte met en lumière le bloc des dépenses fiscales qui concerne des dizaines de milliards d’euros (il est en effet passé de 65 Md€ en 2007 à 154 Md€ en 2021 – dont près de 100 Md€ pour les entreprises). Or, la connaissance de ces dépenses est beaucoup moins documentée que les dépenses budgétaires alors même que ce sont des dépenses publiques d’autant plus « sensibles » qu’elles ne sont pas directement visibles et qu’elles résultent d’une décision de l’État [3] d’exonérer un redevable de tout ou partie de l’impôt qu’il doit payer.
La première leçon que A.-L. Delatte retire de l’examen des dépenses publiques « économiques » est que depuis 2010 ce sont les entreprises qui sont gagnantes en termes fiscaux et budgétaires.
Premier bénéficiaire des mesures d’urgence face au Covid et du plan de relance (48 Md€ sur 200 Md€ [4]), les entreprises sont derrière les ménages en termes d’impôts (contribuant à hauteur de 5,9% du PIB alors que les ménages contribuent à hauteur de 24%), mais nettement devant en termes de dépenses publiques puisque les dépenses à destination des entreprises sont passées de 83 Md€/an sur la période 1995-2009 à 189 Md€/an sur la période 2010-2020 quand celles des ménages sont passées de 81 Md€/an à 115 Md€ sur les mêmes périodes [5]. Même s’il n’est pas « anormal » que les premiers bénéficiaires des mesures covid soient les entreprises dans la mesure où les effets du confinement ont été massivement économiques, et qu’il n’est pas « anormal », non plus, du point de la structure des prélèvements obligatoires tels qu’ils existent en France, que les ménages soient davantage contributeurs en termes d’impôts car la TVA et l’impôt sur le revenu sont les impôts qui ont le plus fort rendement (leur caractère régressif socialement pour l’un [6] et progressif en trompe l’œil [7] pour l’autre étant bien évidemment éminemment discutable et critiquable !), il apparaît clairement que la progression des dépenses au profit des entreprises témoigne du fait que l’État assume sans ambiguïté depuis plusieurs décennies une politique de l’offre [8], ouvertement « pro business », en se mettant clairement au service du marché (on y revient plus tard). De ce point de vue, le travail rigoureux d’objectivation des chiffres, dont A.-L. Delatte nous fait partager avec enthousiasme la méthodologie et la recherche (ce qui n’est pas l’un des aspects les moins passionnants du livre ! [9]) appelle une conclusion clairement établie.
« Depuis 2010 ce sont les entreprises qui sont gagnantes en termes fiscaux et budgétaires. »
Creuser notre tombe climatique
Mais là n’est peut-être pas encore l’essentiel. Car l’auteure entreprend ensuite de mesurer concrètement vers quels secteurs de l’économie le financement public se dirige. Le constat est cinglant : l’action publique est « climaticide ». D’une formule plus frappante encore, elle affirme que « quand les Français paient des impôts, ils creusent leur tombe climatique ». Pour parvenir à cette conclusion, qui se fonde sur l’évaluation de « l’empreinte carbone des subventions publiques », l’auteure a distingué quatre secteurs d’activités classés du plus polluant au moins polluant et a apparié les montants de subventions publiques reçues par les entreprises avec les données d’Eurostat [10] relatives à leurs émissions atmosphériques. Le constat est sans appel : les secteurs les plus polluants captent autant de subventions que les trois autres secteurs réunis. Il en va de même pour les prêts accordés par la BCE à l’économie [11]. Mais il n’y a au fond rien de vraiment étonnant à cela : dans le modèle néo-libéral, l’État s’efface devant la « neutralité » du marché. Si le marché est le mécanisme indiscutable de la meilleure allocation des ressources et que les entreprises les plus polluantes sont celles qui réalisent les plus grands profits, leur poids économique et leur puissance d’influence explique qu’elles soient à même de capter la plus grande part du soutien financier public.
La question fondamentale qui se pose alors c’est de savoir si cette action publique peut être radicalement infléchie du fait de l’entrée de notre civilisation dans l’ère des catastrophes climatiques et environnementales. Lorsque Delatte relève que « la crise climatique est le révélateur impitoyable des contradictions majeures de l’action publique contemporaine », elle pose la question la plus aigüe qui soit. Car si la contradiction entre le discours que l’État tient sur l’urgence climatique et la réalité du financement qu’il accorde aux entreprises est au cœur de l’action publique, peut-on et doit-on faire confiance à l’État pour se sortir de cette contradiction et accorder action publique et urgence climatique ? À ce stade, selon l’auteure, la réponse est plutôt non et la force du livre est précisément de mettre en perspective l’analyse dynamique de la dépense publique à travers l’idéologie qui imprègne le cœur de l’État. En effet, l’État, acquis à l’approche néo-libérale qui règne en maître depuis quarante ans, se considère comme le « régisseur » d’un marché qu’il doit faire fonctionner au mieux de son potentiel économique. Il n’a alors de cesse de permettre à ce dernier d’utiliser de manière maximale les ressources nécessaires à une production profitable, qu’il s’agisse de ressources naturelles ou de ressources humaines. Pour parvenir à ses fins, il remet en cause la légitimité et la dimension des droits sociaux dès lors qu’il les évalue à l’aune du marché. Partout il adapte le droit du travail à l’usage le plus flexible possible de la main d’œuvre.
Mais cet État-là n’est pas seulement « régisseur » du marché, il en est aussi son protecteur face aux tentatives de la société de contrôler, voire annuler, son extension. De ce point de vue, son rapport à la démocratie politique et sociale est hautement ambigu car pour les néo-libéraux [12] la question de la place du marché doit être située au-delà du débat politique, dans un espace de consensus qui est en réalité l’effet d’un consentement subi. Dans ce modèle, l’expert a raison, le peuple a tort (sauf quand son besoin de « sécurité » et de « protection » est avancé pour justifier des politiques ouvertement démagogiques et xénophobes mais jamais résolument sociales).
Mais selon le néo-libéralisme, l’État doit aller encore plus loin : régisseur et protecteur du marché, il est aussi l’opérateur par lequel la société doit devenir toujours davantage un marché et donc liquider en elle ce qui s’oppose encore à son fonctionnement le plus fluide possible. De là la « libéralisation » des marchés via des « réformes structurelles », la « modération » salariale, la baisse des indemnités des chômeurs, l’extension de la durée de travail pour bénéficier d’une retraite à taux plein, etc. L’État va si loin dans cette entreprise qu’il se prend lui-même dans le piège de la double pensée chère à Orwell : il ouvre en grand les vannes de la dépense publique et du crédit mais il stigmatise dans le même temps l’endettement, rappelant qu’une dette doit être toujours remboursée (en entretenant la confusion et le principal et les intérêts), tout en balayant d’un revers de main tout recours à une hausse de la fiscalité sur les hauts revenus et les profits [13] ! Pourtant il n’est pas nécessaire dans un premier temps d’augmenter les taux des impôts ou d’en inventer de nouveaux : il suffirait de rétablir une grande partie des assiettes mitées par les exonérations [14].
« Pour parvenir à ses fins, l’État néolibéral remet en cause la légitimité et la dimension des droits sociaux dès lors qu’il les évalue à l’aune du marché. »
C’est l’État qu’il faut repenser
Tel est le vrai « État profond » que Anne-Laure Delatte place au cœur de la contradiction de l’action publique. Contradiction désormais visible par tout un chacun, source d’une quasi irréversible défiance qui sape la légitimité de l’État. De là, de la part de ce dernier, ce raidissement autoritaire de qui se sait démasqué et se voit contesté, de là sa volonté sans faille de contrôler tous les outils par lesquels l’opinion se travaille. C’est pourquoi la question du « que faire ? » prend un tour radical. Si l’auteure ne croit pas à juste titre dans les dispositifs qui visent à renchérir le prix de la pollution pour les pollueurs, ou dans les « solutions » technologiques, via l’innovation « verte » (qui reste à ce stade coûteuse et peu rentable), elle met en avant la nécessaire sélectivité de la dépense publique (avant de chercher de nouveaux financements, il faut d’abord réallouer ceux qui existent en supprimant toutes les aides vers les industries polluantes), la promotion d’un autre régime de propriété afin de favoriser la « montée progressive des intérêts salariaux dans la direction » (des entreprises), un contrôle de « l’action publique monétaire » (mais quid de l’Europe ?), la levée du « verrou de la dette publique », ou encore un « nouvel ordre politique ». Lucide, elle admet néanmoins que ce qu’elle propose « semble avoir peu de chance d’aboutir », d’autant que sur le plan politique les perspectives ne sont pas réjouissantes, avec soit d’un côté la possibilité d’un rapprochement du « bloc bourgeois [15] » et de la « droite identitaire » face au « bloc de la gauche de rupture », soit, de l’autre, la disparition de ce dernier bloc. Dans les deux cas, la force politique capable de remettre en cause l’État néolibéral profond a du plomb dans l’aile !
C’est là où l’on parvient aux questions de fond posées par cet essai et dont les réponses sont décisives : peut-on infléchir l’action publique sans changer l’État tel que pensé et promu par la pensée néolibérale ? Qu’est-ce qu’infléchir l’action publique si on ne remet pas en cause le régime d’accumulation productiviste qui est l’essence du capitalisme ? Comment remet-on en cause ce régime sans renverser la domination du rapport social marchand sur la plus grande partie de la société ainsi qu’au sein de l’État lui-même ? Si le propos d’Anne-Laure Delatte est un puissant plaidoyer pour le « réencastrement [16] » de l’économie dans les fins poursuivies par la communauté politique, c’est bien l’État comme instrument de la communauté politique qu’il faut repenser. Puisque l’action publique va dans le mur, il est indispensable en effet de rebâtir l’État du plus grand nombre.
Nos Desserts :
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- Au Comptoir, lire notre article « La stratégie du « starve the beast » ou l’art de tuer la solidarité nationale »
- Notre analyse sur le processus de rationalisation industrielle des secteurs publics dès les années 1920
- Et une plongée dans les paradis fiscaux que sont la Grande-Bretagne et les États-Unis
- Anne-Laure Delatte intervenait dans l’émission Entendez-vous l’éco ? « Un interventionnisme made in France »
Notes
[1] Il sera essentiellement question dans cet article de politique budgétaire. Je rappellerai succinctement les conclusions que tire l’auteure de son analyse de la politique monétaire de la Banque centrale européenne.
[2] Lorsque l’auteure traite de la question des cotisations sociales c’est afin d’évaluer l’évolution des prélèvements sociaux sur les entreprises, les cotisations sociales à la charge des employeurs ayant diminué depuis plusieurs décennies (politique de baisse du « coût » du travail).
[3] Dans le cadre d’une Loi de finances votée par le Parlement.
[4] Hors prise en charge par l’État du chômage partiel. L’auteure relève par ailleurs que les aides ont bénéficié à des entreprises qui n’en auraient pas eu besoin et à des entreprises qui ont fait faillite indépendamment des effets de la pandémie. L’auteure estime que plus de 2% du PIB a été versé à des entreprises « qui auraient survécu de toute façon ».
[5] Le champ des dépenses publiques concerne ici les dépenses budgétaires, les dépenses fiscales et les exonérations de cotisations sociales.
[6] La TVA pénalise les ménages qui ont la plus faible propension à consommer.
[7] Voir les travaux de Gabriel Zucman, récent lauréat de la médaille John Bates Clarke, montrant l’écart extrêmement important entre le taux marginal d’imposition des plus hauts revenus et le taux réel d’imposition.
[8] On appelle politique de l’offre une politique publique qui vise à améliorer la compétitivité et la profitabilité des entreprises.
[9] Même si on regrette que l’éditeur ait fait figurer en noir et blanc les graphiques et tableaux, ce qui les rend souvent difficiles à déchiffrer.
[10] Service statistique de la Commission européenne.
[11] Voir le chapitre 4 « qui reçoit les liquidités de la Banque de France » (d’une grande clarté pour comprendre les enjeux et les modalités de la politique du crédit).
[12] Au sein d’une littérature abondante, voir notamment Quinn Slobodian, Les Globalistes, une histoire intellectuelle du néo-libéralisme, Seuil, 2022 et Barbara Stiegler, Il faut s’adapter : Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019.
[13] Voir les réponses négatives immédiates du gouvernement face aux propositions de financement de Jean-Pisani-Ferry dans son récent rapport sur « Les incidences économiques de l’action pour le climat » (mai 2023).
[14] A.-L. Delatte donne quelques exemples parlants dans son livre, à commencer par l’emploi d’un salarié à domicile (4,7 Md€) ou l’abattement fiscal sur la transmission des biens professionnels (3 Md€).
[15] Expression qu’elle emprunte à Bruno Amable et Stefano Palombarini (L’illusion du bloc bourgeois : alliances sociales et avenir du modèle français, Raisons d’agir, 2018).
[16] Référence explicite à Karl Polanyi et à la notion de « désencastrement » développée dans son ouvrage majeur et d’une très grande actualité La Grande transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps (1944).