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Christian Mahieux sur le bilan des grèves
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Partie 1
Depuis la mi-janvier 2023, plusieurs journées de grèves et de manifestations ont rassemblé des millions de personnes. A l’animation, une intersyndicale nationale qui réunit CFDT, CGT, FO, CGC, CFTC, UNSA, Solidaires et FSU [1]; une intersyndicale non révolutionnaire, avec une forte composante adepte du «dialogue social». C’est le projet de loi à propos des retraites et la volonté d’abattre le mouvement syndical qui a motivé cette unité d’action syndicale rarement connue. Cette unité ouvre des perspectives sur lesquelles nous devons travailler. L’impossibilité de construire une grève nationale interprofessionnelle reconductible est l’autre élément déterminant de la période. Quels enseignements en tirer? Nos pratiques syndicales sont (toujours) à réinterroger. Elles doivent l’être à partir de la réalité, pas de nos seules envies. Les violences policières, la haine et le mépris de classe de la bourgeoisie, la solidarité syndicale internationale, sont quelques autres sujets ici évoqués.
La loi du gouvernement et des patrons
Depuis 30 ans [2], les attaques contre les retraites sont nombreuses: 1993, 1995, 2003, 2007, 2010, 2013, 2018, 2019, 2023. Les objectifs communs: nous faire travailler plus, nous faire gagner moins, détruire un système de retraite qui, s’il n’est pas parfait à nos yeux, n’en est pas moins vécue par la bourgeoisie comme une anomalie au sein du système capitaliste. On retrouve les mêmes outils destructeurs au fil des années: calcul de la pension effectué sur un plus grand nombre d’années de salaire, allongement de la durée de cotisations nécessaire pour une retraite à taux plein, décote, report de l’âge légal, suppression de régimes plus avantageux que le régime général, dépossession des travailleurs et travailleuses de leurs caisses de retraite au profit de l’Etat, etc. Pour ce qui est de la situation actuelle, de nombreuses publications ont décortiqué le projet, devenu loi en mars. On peut résumer (donc ne pas tout reprendre) ainsi:
- Report de l’âge légal de départ en retraite à 64 ans. Les contre-réformes successives aboutissent à un retour en arrière de quasiment un demi-siècle [3] en matière sociale.
- Allongement de la durée de cotisations nécessaire pour bénéficier d’une retraite à taux plein: 43 annuités. C’est l’autre paramètre déterminant, car il ne suffit pas d’avoir 64 ans, il faudra avoir travaillé sans discontinuité toute sa vie. Impossible, si on tient compte d’éventuelles années d’études, de la précarité des contrats, des boulots non déclarés qui se généralisent et ne donnent pas lieu à cotisations sociales, etc.
- Maintien, voire aggravation, des inégalités femmes/hommes.
- Maintien, voire aggravation, des inégalités sociales, les personnes les plus aisées pouvant avoir recours à des systèmes de retraite complémentaire plus avantageux.
- Suppression des quelques régimes de retraite plus favorables que le système général qui existent encore: industries électriques et gazières, RATP, Banque de France. Un de ces régimes emblématiques était celui de la SNCF, sa fin a déjà été programmée par une loi de 2018.
La fin des régimes spéciaux, vraiment?
En France, ce sont l’Assemblée nationale et le Sénat qui décident les lois s’appliquant à la population. A toute la population? Non! Pas forcément à celles et ceux qui les imposent aux autres! Ainsi, les sénateurs et sénatrices touchent environ 2190 euros net de retraite après … un seul mandat de 6 ans. Les services du Sénat estiment la retraite moyenne de ces piliers de la République (!) à 3856 euros net. «Notre cotisation est égale à environ 15% de notre indemnité parlementaire» tente de justifier sénateurs et sénatrices. Certes, mais la réalité est qu’il leur reste une indemnité nette mensuelle de 5569 euros… qui s’ajoute, le plus souvent, à d’autres rémunérations. De l’Assemblée nationale, nombre de député·es donnent des leçons au Sénat: «nous avons réformé notre régime, il vous faut faire pareil». Mais ces représentantes et représentants de la République oublient de donner les détails de leur «réforme»: un·e député·e qui a fait un mandat de cinq ans touche, à ses 62 ans, 684,38 euros net de pension mensuelle, précise le site de l’Assemblée nationale. Au bout de deux mandats, il bénéficie donc d’une retraite de 1 368 euros net, soit l’équivalent de ce à quoi peut prétendre le reste la population, puisque la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (organisme officiel) indique que la retraite moyenne s’établit actuellement à 1400 euros net.
Cibler les «élu·es de la République» peut être taxé de populisme, voire de faire le lit de l’extrême droite. On objectera toutefois que la dite extrême droite bénéficie allègrement des avantages du système de démocratie dite représentative, à travers ses député·es, tant à l’Assemblée nationale qu’au Parlement européen. Il n’y a aucune raison de ne pas assumer cette critique de l’enrichissement et de l’hypocrisie de celles et ceux qui, du Parlement, font la loi. L’affaire des retraites des parlementaires est une manifestation de la haine de classe, du mépris de classe. C’est ceci qu’il faut mettre en avant! Non seulement la minorité d’exploiteurs et leurs serviteurs se goinfrent toujours plus mais, en plus, ils et elles nous méprisent au plus haut point. Ils et elles pérorent à propos de travailleurs et travailleuses qui arrivent à la retraite après plus de quatre décennies d’exploitation, de fatigue, d’usure, de salaire de misère, mais empochent une retraite équivalente à la nôtre après un ou deux mandats pour lesquels… on leur a juste demandé de nous représenter.
De très grosses manifestations…
L’intersyndicale nationale a appelé à quatorze journées nationales de grèves et manifestations: 19 janvier, 31 janvier, 7 février, 11 février, 16 février, 7 mars, 8 mars, 11 mars, 23 mars, 28 mars, 6 avril, 13 avril, 1er mai, 6 juin. Passons par-dessus la bataille des chiffres qui oppose traditionnellement, services de police, syndicats et médias à propos du nombre de manifestants et manifestantes[4]. Quelle que soit la référence prise, la participation est exceptionnelle, jamais connue depuis des années. C’est le cas dans les métropoles, mais aussi dans une multitude de villes, partout en France. On retrouve là une caractéristique du mouvement des Gilets jaunes: un ancrage local fort, dans toutes les régions. Ainsi, le 31 janvier, le nombre de manifestant·es à Tarbes (région Occitanie) ramené à l’échelle de Paris aurait représenté 6 millions de personnes; il y avait 5200 personnes dans les rues de Saint-Gaudens (département de la Haute-Garonne), ville de 11 500 habitant·es. On pourrait multiplier les exemples. Au total, un million, deux millions, deux millions et demi, là n’est plus l’essentiel. Les manifestations sont d’une ampleur non égalée depuis très longtemps; personne ne le nie.
Mais ça ne suffit pas; c’est l’écrasement des syndicats qui était recherché
Le niveau du rapport de force nécessaire à la victoire ne peut s’apprécier qu’au cas par cas à un instant donné. Aussi important que soient le débat et la lutte à propos des retraites, nous sommes confronté·es à une offensives des capitalistes et de leurs représentant·es qui dépasse ce cadre. Il y a une volonté de laminer le mouvement syndical; sans distinction. D’où ce mépris gouvernemental envers l’intersyndicale prise dans sa globalité, mais aussi dans sa diversité. Que le gouvernement ignore Solidaires est habituel, qu’il s’oppose à la CGT aussi; qu’il méprise la CFDT l’est beaucoup moins. Par rapport à de précédentes luttes d’ampleur qu’a connues le pays, il est une évolution qu’il faut prendre en compte: celle de la caste politique au pouvoir. Pour les technocrates comme Macron et ses ministres, le gouvernement n’est qu’un moment dans une vie professionnelle faite de cabinets de conseil pour entreprises, de conseils d’administration, de directions d’entreprises publiques, etc. Ils et elles se moquent du coup d’arrêt à la «carrière politique» qui peut résulter d’une défaite sociale. D’où leur cynisme face au rejet massif de leur projet de loi. Qui plus est, Macron lui-même en est à son second mandat et n’est pas rééligible. Ils et elles n’en sont que plus disponibles pour mener frontalement les batailles décidées par le patronat; lequel peut ainsi disparaître du paysage, attendant tranquillement que le boulot soit fait par ses serviteurs!
On peut parler de mobilisation exceptionnelle et insuffisante. Exceptionnelle par le nombre de manifestantes et manifestants, par la durée, par la révolte populaire, et aussi par le fait que des grèves ont touché durant tous ces mois de nombreuses entreprises privées, dans divers champs professionnels. Insuffisante, car, comme nous le disons depuis le début «les manifestations ne suffiront pas»; or, cela reste le mode d’action privilégiée de beaucoup. Le blocage de l’économie, l’arrêt des moyens de production, c’est-à-dire la grève, demeure difficile à généraliser; que ce soit dans la durée bien sûr, mais même lors des «journées nationales». Les raisons sont connues, en premier lieu les insuffisances syndicales quant à l’organisation interprofessionnelle locale. Cela tient à l’antisyndicalisme militant du patronat: absence de droits dans les plus petites entreprises, remise en cause des droits dans les autres, détournement à travers des institutions de représentatives du personnel de plus en plus institutionnelles et de moins en moins représentatives, répression antisyndicale partout. Mais cela provient aussi de choix propres aux organisations syndicales: quand on veut changer radicalement la société et qu’on pense que la grève générale est le moyen d’y parvenir, alors on ne peut marginaliser la dimension interprofessionnelle du syndicalisme dans l’activité quotidienne. Le recul idéologique au sein de notre classe sociale, qui se traduit par le fait qu’une partie exonère le patronat de ses responsabilités dans l’exploitation capitaliste pour se concentrer sur le seul gouvernement, doit aussi être pris en considération. La propagande du Rassemblement national va d’ailleurs dans ce sens.
Si ce constat est nécessaire pour avancer, il convient de redire aussi le caractère puissant de ce mouvement de masse. Sans revenir sur les énormes manifestations dans l’ensemble des territoires, il faut noter les blocages, les rassemblements, qui ont perduré notamment à partir de mars. Ils ne remplacent pas la grève, car ils ont un effet plus faible sur l’économie, sur la production et donc sur les profits des capitalistes. Mais ils mettent en action, ensemble, des équipes syndicales CGT, Solidaires, FSU, voire FO ou CFDT des mêmes villes, des mêmes quartiers dans les grandes agglomérations. A court terme, cela renforce la confiance populaire envers le mouvement et les organisations syndicales qui l’organisent; à long terme, cela induit une dynamique positive pour le mouvement syndical.
Mais que faire entre deux manifestations?
C’est la question que se posent, sincèrement, nombre d’équipes militantes. D’où la série de manifestations de soirée, dites «retraites aux flambeaux»; d’où les discussions et parfois initiatives à propos de caisses de grève [5]; d’où des «A.G.» de villes qui réunissent les militantes et militants de diverses organisations; d’où les casserolades de ces derniers mois. Une succession de manifestations ne suffira pas à gagner. Parce que cela ne bloque pas l’économie mais aussi parce qu’elles rassemblent les personnes déjà mobilisées, à des degrés divers. Or, faire pencher le rapport de forces entre notre faveur suppose de gagner celles et ceux qui n’ont pas rejoint le mouvement collectif de protestation: les salarié·es d’entreprises où la grève n’est pas à l’ordre du jour, celles et ceux qui sont dans des secteurs où ils et elles pensent ne «pas pouvoir» faire grève; là où il y a besoin de sentir le soutien concret des équipes syndicales de la grosse boîte d’à côté, parfois sur le même site (sous-traitance), besoin de compter sur les échanges avec les équipes syndicales du coin et leur présence. Les distributions de tracts et discussions qu’organisent les Unions locales/départementales CGT, Solidaires ou d’autres sont essentielles pour construire une grève nationale interprofessionnelle. A travers «Comment s’occuper entre deux dates de mobilisation?», Baptiste Pagnier, militant de l’Union départementale CGT de Paris, développe fort pertinemment ce sujet dans le numéro de mars de la revue La Révolution prolétarienne [6]. On y ajoutera que le soutien aux grèves déjà existantes devrait être une évidence. En Ile-de-France par exemple, des dizaines de travailleurs de filiales de La Poste (Chronopost, à Alfortville dans le Val-de-Marne; DPD au Coudray Montceaux, en Essonne) sont en grève depuis plus d’un an et demi. Ils sont présents à toutes les manifestations parisiennes depuis le 19 janvier; à l’inverse, trop peu d’équipes syndicales sont présentes à leurs manifestations et leurs piquets de grève, les invitent dans leur propre entreprise, ou aux portes de celle-ci, pour populariser la grève. Vingt mois de lutte, c’est peu courant, mais dans toutes les régions il y a des grèves sur lesquelles il faut s’appuyer et qu’il faut appuyer!
Mettre en avant le délai entre deux dates nationales est aussi un thème récurrent pour certains courants politiques, qui veulent surtout attirer par des discours et écrits mimant la radicalité. Cela tourne souvent autour de «c’est dès maintenant qu’il faut appeler à la grève générale», «n’attendons pas l’intersyndicale». Mais justement, que fait l’intersyndicale? Eh bien, déjà le 12 février, par exemple, l’intersyndicale appelait «les travailleurs et les travailleuses, les jeunes et les retraité·es à durcir le mouvement en mettant la France à l’arrêt dans tous les secteurs le 7 mars prochain. L’intersyndicale se saisira du 8 mars, journée internationale de luttes pour les droits des femmes pour mettre en évidence l’injustice sociale majeure de cette réforme envers les femmes.» Que demander de plus à une intersyndicale rassemblant CFDT, CGT, FO, CGC, CFTC, UNSA, Solidaires et FSU? Alors que l’unité d’action syndicale est un élément déterminant pour la participation de beaucoup de salarié·es, quel intérêt de dépenser temps et énergie à critiquer une intersyndicale qui propose une telle perspective pour début mars? Mieux vaut en faire un point d’appui; comme dans les secteurs professionnels où, par exemple à la SNCF, SUD-Rail et CGT ont maintenu le cadre intersyndical avec UNSA et CFDT, sans que cela empêche leur appel à la grève reconductible à compter du 7 mars, d’ailleurs repris ensemble par les quatre fédérations.
L’appel lancé par la fédération des syndicats SUD-Rail après plusieurs jours de grève reconductible dans le secteur ferroviaire, le 10 mars, illustre clairement ce que soutenir une grève interprofessionnelle veut dire: c’est y participer et contribuer à l’étendre!
«Les cheminotes et cheminots s’adressent à vous:
Inutile de réexpliquer tous les méfaits du projet de loi sur les retraites. Les énormes manifestations dans tout le pays montrent son rejet par l’immense majorité de la population. Mais le patronat, les actionnaires et donc le gouvernement ont décidé l’épreuve de force les manifestations ne suffisent pas. Il faut une grève interprofessionnelle.
Au lendemain du 7 mars, l’intersyndicale rassemblant CFDT, CGT, FO, CGC, CFTC , UNSA, Solidaires, FSU et organisations de jeunesse l’a clairement dit elle “soutient et encourage tous les secteurs professionnels à poursuivre et amplifier le mouvement”. Vous voulez nous soutenir? Alors il faut rejoindre la grève. Vite, pour gagner vite.
Nous, cheminotes et cheminots , sommes en grève reconductible depuis une semaine. Il en est de même dans quelques autres secteurs. Nous ne voulons pas d’une grève par procuration: pour nous aider à tenir, il faut que les autres secteurs s’engagent dans la grève et le blocage du pays! Le meilleur moyen de soutenir celles et ceux qui sont en grève, c’est d’organiser la grève là où vous travaillez. Le meilleur moyen de gagner vite, c’est d’agir ensemble.»
Lors du congrès de la CGT, fin mars, Pierre Germain-Bonne, délégué du syndicat des territoriaux d’Échirolles (département de l’Isère), disait la même chose: «Les camarades sur les piquets de grève, ils ont besoin de soutien et… de grévistes supplémentaires. Ils n’ont pas besoin de chèques de solidarité pour les caisses de grève. Des chèques on en reçoit, ce matin on a encore eu 6 000 euros pour la caisse de grève de l’Isère mais il va falloir nous trouver des salariés [grévistes] à qui filer de l’argent.»
«Durcir le mouvement en mettant la France à l’arrêt dans tous les secteurs»
La question de la grève reconductible a été en débat dans plusieurs collectifs syndicaux. Elle est présente largement au-delà des cercles qui se contentent de la réclamer sans jamais l’organiser [7]. Mais justement, c’est bien de l’organiser qu’il s’agit. Certes, l’intersyndicale nationale n’était pas unanime sur le sujet. Mais plusieurs organisations étaient sur cette position et c’est une avancée indiscutable par rapport à ce qu’on a connu dans le passé, lors de mouvements sociaux similaires. Dans ce genre de situations, il faut s’appuyer sur l’unité intersyndicale de refus de la contre-réforme et mettre en avant les appels à la grève, «reconductible», «partout où c’est possible», «généralisée», de plusieurs organisations nationales interprofessionnelles. Dès le 11 février, CGT, UNSA, FO, CGC, Solidaires ont appelé à la grève reconductible à la RATP, à compter du 7 mars; comme CGT et SUD-Rail dans le secteur ferroviaire; et la CGT pour la collecte des déchets et ordures ménagères; et les appels sectoriels du même type se sont vite additionnés [8]. L’intersyndicale de l’éducation (FSU, UNSA, FO, CFDT, CGT, CGT, SNALC, SUD), appelait à ce que le 7 mars «les grèves massives permettent de fermer totalement les écoles, collèges, lycées et services.» Dans l’Enseignement supérieur et la recherche aussi, toutes les organisations syndicales appelaient pour le 7 mars «à ce que les grèves massives conduisent à fermer totalement les établissements universitaires et les organismes de recherche. L’intersyndicale appelle les personnels à se mobiliser en masse le 8 mars.»
L’intersyndicale n’a pas prononcé les mots «grève générale»? Certes, mais si l’objectif est de construire cette grève générale, pas seulement de dire qu’on y a appelé, qu’est-ce qui est le plus utile: un appel avec les deux mots souhaités, d’une ou deux organisations seulement? Ou un appel à «mettre à l’arrêt le pays» immédiatement suivi d’un autre à «poursuivre et amplifier le mouvement» comme l’ont fait ensemble CFDT, CGT, FO, CGC, CFTC, UNSA, Solidaires, FSU?
Un palier a été fixé par l’intersyndicale CFDT/CGT/FO/CGC/CFTC/UNSA/Solidaires/FSU au 7 mars, avec l’appel à «mettre la France à l’arrêt». Au soir de cette journée, le message des mêmes organisations interprofessionnelles nationales était très clair: «[l’intersyndicale] soutient et encourage tous les secteurs professionnels à poursuivre et amplifier le mouvement». Contrairement à ce qui a pu se produire lors de mouvements similaires du dernier quart de siècle, cette fois-ci, l’intersyndicale n’est nullement un frein; n’en déplaise à quelques commentateurs «radicaux» mais non-grévistes ou à quelques «révolutionnaires» dont le propre secteur ne brille pas le nombre de grévistes.
L’unité, la construction de la grève, des priorités en lien avec nos objectifs
L’unité est très visible aussi dans les différentes actions décidées localement à travers tout le pays: diffusion de tracts aux portes d’entreprises ou dans des lieux publics, blocage de péages, de ronds-points ou de routes, soutien aux occupations de sites de production, etc. Il y a une relation dialectique entre le maintien de l’intersyndicale nationale dans la durée et les mots d’ordre portés par chacune des forces syndicales. L’effet sur le réel – et c’est ça qui compte – se traduit par le niveau important de la mobilisation sociale. Il y a un grand intérêt à ce que l’unité d’action syndicale, mais aussi des cadres de réflexions intersyndicaux, demeure. Ce sera nécessaire face à la volonté de destruction du syndicalisme.
Lors du mouvement de 2019, beaucoup ont restreint leur grève aux journées nationales d’action, et dans une bonne partie du secteur privé (et pas seulement), il n’y a même pas eu de vraie tentative de faire grève. Il faut dépasser cela, ne pas organiser «la grève par procuration» comme le font celles et ceux qui annoncent des caisses de grève plutôt que d’organiser la grève. Entre le 11 février et le 7 mars, il y avait presqu’un mois permettant, compte tenu du climat général, aux équipes syndicales de consacrer leur temps exclusivement à la construction de la grève: dans leur établissement tout d’abord et aussi autour, dans le cadre interprofessionnel local. «On arrête tout, le boulot autant que possible (grève, heures de délégation, repos, …), les réunions d’instances, et on organise des AG, des tractages ciblés, des réunions d’information, des caisses de grève, on prend le temps de faire le tour des syndicats des boîtes à proximité en proposant de l’aide éventuellement et de se coordonner avec les syndicats du même secteur professionnel. Les outils syndicaux (fédérations, unions départementales et locales) servent à cela, les contacts horizontaux les font vivre [9].» Si on veut une grève générale, on ne peut pas se limiter à son entreprise ni à son secteur professionnel. Les liens interprofessionnels locaux sont indispensables pour gagner. Mais c’est aussi le long terme qui se joue ici: les périodes comme celles que nous vivons depuis janvier amènent du monde nouveau au syndicalisme, les contacts sont très nombreux, les adhésions augmentent … Il faut structurer tout cela, créer ou redynamiser les Unions locales interprofessionnelles; là encore, on peut citer ce qui est fait par diverses équipes militantes: casser la croûte ensemble, avant ou après les manifs; établir un calendrier de diffusions de tracts vers des quelques entreprises choisies; formaliser des désignations de représentant·es de section syndicale; renforcer les permanences syndicales interprofessionnelles… Bref, faire en sorte d’être, à l’avenir, plus efficace et donc plus utile aux travailleurs et travailleuses pour défendre leurs revendications immédiates et créer les conditions de l’émancipation sociale.
Construire la grève, ça signifie multiplier les discussions sur le lieu de travail. C’est là, entreprise par entreprise, service par service, que ça se gagne et se construit. Les Assemblées générales au plus près des lieux de travail permettent que le maximum de grévistes prenne leur grève en main. Elles sont moins spectaculaires mais plus efficaces que les «AG» interprofessionnelles de villes quand celles-ci ne reposent pas sur des grèves de masse dans les entreprises et services [10]. Faire émerger la parole de chacune et chacun est essentiel; ça suppose que les salarié·es soient en confiance pour s’exprimer. Les «AG» organisées dans des périmètres trop importants n’installent pas la démocratie dans la grève. Y compris dans les secteurs en grève reconductible, on note un recul de l’auto-organisation, un affaiblissement de la pratique des Assemblées générales de grévistes. Il ne s’agit ni de le cacher ni de s’en satisfaire. C’est un problème auquel est confronté le syndicalisme prônant l’émancipation sociale, la rupture avec le capitalisme, l’autogestion, la socialisation des moyens de production et d’échanges. La faiblesse des outils interprofessionnels locaux revient aussi à la surface, comme lors de chaque mouvement social d’ampleur; il faudra essayer d’en tirer les enseignements, en cohérence avec les constats, si on veut que les choses changent.
Il a été dit que la CFDT avait joué un rôle central dans l’intersyndicale nationale. Trop central? Peut-être, mais elle est la première organisation en termes d’adhérent·es, la première selon les résultats aux élections professionnelles. On peut ne pas s’en satisfaire. Autre exemple, en partie lié au précédent d’ailleurs: il y a 10 ans, c’est le secteur des transports qui avait le taux de syndicalisation le plus fort; lors de la dernière étude sur le sujet, en 2019, les activités financières et d’assurance avaient pris cette place, grâce à une forte progression, tandis que le taux dans les transports baissait. Compte tenu du type de syndicalisme majoritaire assez différent mené dans chacun de ces deux secteurs, on peut également ne pas s’en satisfaire. Mais dans les deux cas, le constat est inutile s’il ne débouche pas sur des actions pour remédier à la situation: des moyens pour la syndicalisation, là où nous décidons de le faire, à partir d’analyses des réalités locales.
Seule la vérité…[11]
La difficulté de ce mouvement a été la mise en œuvre de grèves reconductibles. Les cheminotes et cheminots l’ont tenté, à l’appel des fédérations CGT, UNSA, SUD-Rail et CFDT. Mais la (relative) faiblesse apparaît sur deux plans:
- Dès le 7 mars, le pourcentage de grévistes [12] était inférieur à ce qu’on a connu lors de grèves antérieures, motivées aussi par des attaques contre les retraites. 41,29% le 7 mars 2023, alors que c’était 61% le 24 novembre 1995, 62,40% le 12 mai 2003, 61,47 le 14 novembre 2007 (et 71,90%, le 14 octobre), 50,50 le 5 décembre 2019.
- En partie de ce fait, mais aussi pour d’autres raisons (dont la faiblesse des assemblées générales et une volonté forte de «ne pas y aller seul·es»), la reconduction a été difficile. Au deuxième jour de la grève, il y avait 18,99% de grévistes, 11,93 au troisième, 8,40% au quatrième. En 2007, on était à 42,80% le deuxième jour, à 30,31% une semaine après; en 2019, le 7 décembre il y avait 44,51% de grévistes, 40,40% le 8… La seconde semaine de grève de mars 2023 s’est faite avec des chiffres oscillant entre 4 et 6% (hormis un «temps fort» à 15,61%); on est tombé entre 2 et 6% la troisième semaine (excepté pour la journée du 23: 26,98%). Par rapport à cela, Tony Fraquelli note, lors de l’entretien précédemment cité, «dès le mois de février, on [les quatre fédérations] a appelé à deux journées d’action alors qu’il n’y avait qu’une journée à l’appel des confédérations. Et on s’est aperçu que c’était très fort la première journée, une grève majoritaire chez les cheminot·es, mais que le lendemain, malgré l’appel interfédéral, la grève était devenue minoritaire.» [13]
Indépendamment des chiffres précis, les syndicalistes, les grévistes perçoivent cette réalité en temps réel. Les patrons et le gouvernement aussi. L’enthousiasme est nécessaire pour animer une grève et il peut amener à ne pas s’étendre sur les chiffres. Mais taire la réalité vis-à-vis des grévistes du secteur ne sert à rien … D’autant qu’ils et elles l’appréhendent fort bien. Le problème se pose plutôt dans les liens avec d’autres secteurs professionnels: «chez xx la grève continue», «A xx, l’AG a reconduit le mouvement»; mais s’il n’y a pas d’outil syndical interprofessionnel local où on peut partager «la vérité des prix», bien des équipes syndicales risquent de bâtir leurs analyses du mouvement sur des illusions. A cet égard, les bulletins quotidiens La grève, comme ceux publiés par l’Union syndicale Solidaires, la fédération SUD-Rail et sans doute d’autres structures syndicales, sont des outils fort pertinents, tant pour la circulation de l’information que pour la dynamique de construction de la grève.
Il est bien entendu que cet exemple donné à travers la grève à la SNCF ne remet pas en cause le travail des camarades cheminots et cheminotes. Bien au contraire! Nul sentiment du genre «c’était mieux avant»; là n’est pas du tout la question, il s’agit seulement d’analyser la situation pour progresser, nous renforcer. Et c’est aussi l’occasion de saluer tous les grévistes, avec une dédicace spéciale à Sébastien Noris: «Sébastien est cheminot; depuis plus de 25 ans, il travaille et milite à l’atelier TGV de Villeneuve, dans le Val-de-Marne. Le gouvernement et sa police l’ont mutilé d’un œil. Sébastien anime la section syndicale SUD-Rail de son établissement: 92% des voix aux élections dans le collège Exécution , 73% dans le collège Maitrise. Qui parmi celles et ceux qui veulent nous imposer leur loi peut revendiquer une telle assise démocratique? La mutilation de manifestantes ou manifestants est effroyable quelle que soit la victime; bien entendu. Mais cette indication à propos de Sébastien a pour objet de montrer, une fois encore, la grande hypocrisie de leur “démocratie” bourgeoise.» [14] (Voir la partie II)
Christian Mahieux, cheminot retraité, est membre de SUD-Rail et de l’Union interprofessionnelle Solidaires Val-de-Marne, il coanime le Réseau syndical international de solidarité et de luttes (www.laboursolidarity.org). Coopérateur des éditons Syllepse (www.syllepse.net), il participe à Cerises la coopérative (www.ceriseslacooperative.info) et à La révolution prolétarienne (www.revolutionproletarienne.wordpress.com).
Cet article est paru dans la revue de l’Union syndicale Solidaires, Les Utopiques n°23 (éditions Syllepse, 2023).
Notes
[1] Outre l’intersyndicale nationale ainsi définie, CNT-SO et CNT appelaient aussi aux manifestations et grèves. De même, par exemple LAB au Pays basque ou STC en Corse; c’est d’ailleurs le cas de toutes les organisations syndicales implantées dans les dernières colonies françaises: USTKE en Kanaky, UGTG en Guadeloupe, CDMT en Martinique, etc.
[2] Illustration du caractère perpétuel de la lutte de classe en régime capitaliste, on pourrait remonter au-delà de ces 30 ans. Par exemple en 1987, avec la suppression de l’indexation des pensions des retraité.es sur les salaires des cotisant.es d’où une forte baisse; des esprits taquins pourraient mentionner 1982, avec l’ordonnance du 26 mars (la retraite à 60 ans)… qui invente le principe de la décote.
[3] Il y a 40 ans, l’âge légal avait été ramené de 65 à 60 ans.
[4] Notons toutefois qu’avec les participations très fortes dès le 19 janvier, les organisations syndicales avaient l’opportunité de repartir sur des annonces plus réalistes que celles faites au fil des ans pour alimenter le jeu «selon la police, selon les syndicats»; tout le monde sait à quel point la situation est devenue absurde, notamment dans certaines villes.
[5] A propos des caisses de grève, et de la nécessité de ne pas se poser la question quand la grève est là, mais bien avant et dans une perspective à long terme: Christian Mahieux, «Faut-il en faire des caisses?«, Les utopiques n°13, Editions Syllepse, printemps 2020. Et aussi, le dossier disponible sur le blog de la revue La Révolution prolétarienne.
[6] www.revolutionproletarienne.wordpress.com
[7] Certains courants politiques excellent dans cet exercice. Leurs représentants et représentantes détournent temps et moyens du syndicat pour dire tout le mal qu’ils et elles pensent du syndicalisme.
[8] On parle-là des vrais appels: pas de ceux lancés par des structures syndicales qui ne représentent rien dans les entreprises, ni par celles qui font de l’esbrouffe. A ce titre, citons l’habituel jeu de la fédération CGT des Ports et Docks: «pas de grève illimitée dans les ports» mais une «grève reconductible des heures supplémentaires» explique-t-elle dans une réunion des fédérations CGT, alors que depuis des semaines, elle multiplie les postures «dures», appelant régulièrement à la grève reconductible dans des communiqués non diffusés aux salarié·es.
[9] Sur le blog de la revue : Retours sur la grève pour les retraites (2019-2020).
[10] Dans un entretien publié sur le site www.contretemps.eu, le 13 avril 2023, Tony Fraquelli, cheminot et militant CGT, aborde un autre aspect, tout aussi important: «Ce qui m’inquiète, c’est que la façon dont cette lutte a été menée chez les cheminots va avoir des conséquences concrètes pour des années. Parce qu’on est en train de sortir, même dans la tête des plus jeunes camarades par exemple, d’un syndicalisme de classe et de masse, où on porte nos revendications jusqu’à la grève pour bloquer les moyens de production, pour faire aboutir nos revendications par des grèves de masse. Et on est passé à un syndicalisme de classe, où l’important c’est surtout d’afficher la grève, quitte à ce qu’on ait seulement une poignée de militants en grève qui font des coups d’éclat, pour bloquer et faire voir la grève. Ce qui est l’important, pour eux, c’est ce qu’on donne à voir. C’est passé par exemple par l’envoi de délégations de quelques cheminots pour bloquer des incinérateurs, ou bloquer le périphérique. Je prends l’exemple d’une séquence que j’ai vu très concrètement ici, au départ de Montreuil (Seine-Saint-Denis). La fédération du commerce commande un bus, ils partent à 50 de la rue de Paris [siège de la CGT], vers la gare de Versailles où ils envahissent les voix sous la bannière des cheminots… Sur le retour, quelques-uns reviennent dans leurs bureaux, d’autres font un tour sur le périphérique où ils bloquent la circulation pendant un quart d’heure. Tout cela ne dure pas longtemps, ne mobilise pas beaucoup de monde, mais tout est passé sur Facebook et Twitter. Ce n’est pas cela nôtre syndicalisme de combat. Cette façon de faire va avoir des conséquences malheureusement, en termes de démobilisation, et de manière de construire les luttes au-delà des mouvements nationaux. Le risque, ce sont des discours et actions incantatoires, c’est un genre de syndicalisme qui convient tout à fait à la Fédérations Syndicale Mondiale. […] Dans ce syndicalisme de classe mais pas de masse, ce qui compte c’est d’être “radical”, et les masses ce n’est pas grave; de toute façon si elles ne sont pas avec nous, c’est qu’elles sont perdues. Donc on se trouve avec des grèves ultra-minoritaires. C’est lié aussi à la question des caisses de grève, il y a de ce point de vue des choses assez hallucinantes. C’est le cas d’un syndicat que je connais, et ne nommerai pas, qui ont fait des demandes de caisse de grève à InfoCom-CGT, et à la FI, et se sont retrouvées avec plusieurs dizaines de milliers d’euros pour seulement une poignée de militants en grève. C’est sûr qu’on peut tenir longtemps comme ça! Mais on ne construit rien.»
[11] «Seule la vérité est révolutionnaire»; l’intérêt n’est pas de savoir qui l’a dit en premier, mais de constater que nombre de militants et militantes du mouvement ouvrier l’ont répété… sans forcément s’y tenir!
[12] Tous les chiffres mentionnés sont ceux des statistiques «officiels» de la SNCF. Qu’on les tienne pour exacts ou minorés, ils le sont dans la durée et les tendances évoquées ici ne sont donc pas remises en cause. Il s’agit des chiffres tous collèges confondus, sachant que les taux sont toujours bien plus importants parmi le collège exécution ou les agents de conduite.
[13] En se référant aux mêmes sources le taux de grévistes était de 26,09% le 7 février et de 9,06% le 8.
[14] «Haine, mépris et violence de classe», Cerises la coopérative n°46, avril 2023.
Partie 2
Le sujet des retraites [voir la partie I] illustre comment lier défense des revendications immédiates et alternatives au système capitaliste. L’immédiat, c’est le refus de la contre-réforme. Il est juste de dénoncer le recul de l’âge légal de départ en retraite, de refuser l’accroissement du nombre d’annuités pour avoir une retraite à taux plein, d’expliquer le scandale des «25 meilleures années» appliquées au régime général qui entraîne des pensions beaucoup plus faibles qu’elles ne le sauraient si la base était par exemple «les 6 meilleurs mois», de revendiquer une vraie prise en compte des pénibilités, de réclamer des mesures instituant l’égalité entre les femmes et les hommes, etc.
Des retraites à la lutte anticapitaliste
Rapidement, tout ceci renvoie au partage des richesses; bien des pancartes, slogans, banderoles, affiches, tracts, mettent en exergue les centaines de milliards des actionnaires, la fraude fiscale, etc. De là deux questions: «Qui créent ces richesses?» et «Comment sont-elles réparties?»; on en arrive à: «Celles et ceux qui les produisent par leur travail ne disposent que d’une petite part» tandis que «Elles sont accaparées par les actionnaires, les patrons, c’est-à-dire celles et ceux qui ne les produisent pas». Il ne s’agit pas de dire que les scandaleux profits capitalistes doivent financer nos retraites, puisque ce sont nos cotisations qui le font, ce qui signifie que nous devrions les gérer nous-mêmes, sans les patrons, sans l’Etat. Mais globalement, les capitalistes nous coûtent cher! Cela renforce la crédibilité de recherche d’alternatives.
Le montant des retraites est un autre exemple. Le scandale des pensions de misère est largement dénoncé, de même que la fausse promesse de revalorisation liée à la contre-réforme. A juste raison. D’autres questions surgissent aisément: «La bataille pour que le montant de la retraite soit indexé sur les meilleurs salaires touchés précédemment est bien compréhensible; mais une fois en retraite, qu’est-ce qui justifie les différences de “rémunération” puisque tout le monde fait alors le même travail (ou, plus exactement, n’en fait pas quand on prend celui-ci dans sa définition liée au salariat?)» Bien sûr, cela permet de revenir sur la notion de «salaire différé», et donc sur le scandale de l’étatisation du système de retraite, la confiscation par l’Etat d’une part de la rémunération de notre travail. Mais il ne faut pas pousser beaucoup pour que cette problématique des différences entre les niveaux de pensions de retraite ramène à la discussion sur le fondement réel de la hiérarchie des salaires.
Dans les manifestations, nombreux sont les slogans dénonçant la nature du travail subordonné, ceux soulignant la perte de sens au travail, le décalage entre cette contre-réforme et les enjeux sociaux et écologiques, le rôle que jouent les personnes retraitées dans la société… Un récent numéro de Cerises la coopérative [15] interrogeait: «N’y a-t-il pas dans ces expressions multiples bien plus que le seul rejet de l’allongement d’un temps de travail qu’il faut caractériser comme subordonné? N’y a-t-il pas déjà l’expression implicite du rejet du rôle des actionnaires, celui de la seule valorisation économique à travers le marché, et finalement le refus de considérer comme seul travail utile l’activité valorisant le capital? Parmi les conditions permettant de penser la victoire du mouvement et le recul du gouvernement, l’explicitation de tous ces éléments implicitement ou explicitement contenus dans les mobilisations et les expressions n’en est-elle pas l’une des plus importantes? […] n’est-il pas urgent et possible de prolonger l’état d’esprit visiblement d’une majorité de femmes et d’hommes, en explorant ensemble d’autres perspectives, d’autres échanges sur le travail et l’activité, sur l’urgence de se dégager de la seule valorisation du capital, de discuter de la sortie de la subordination, de l’urgence d’en finir avec les actionnaires et leur toute-puissance, de revenir sur la différence entre cotisations et impôts, sur le salaire socialisé, sur l’organisation et la maîtrise de l’ensemble de ses temps de vie, etc.»
«La Sécu, elle est à nous» crie-t-on dans les manifestations. Reconnaissons qu’on nous l’a volé depuis bien longtemps. Si tant est que ce fut le cas dans le passé, qui pense aujourd’hui que la Sécu, donc la retraite mais pas seulement la retraite, est gérée par celles et ceux qui, par leurs cotisations, la font exister, c’est-à-dire les travailleurs et les travailleuses? Pourtant, quoi de plus simple à concevoir? Le rapport présenté par Henri Raynaud au Comité confédéral national de la CGT, en janvier 1947 [16], insistait sur trois enjeux: une caisse unique, un taux unique de cotisation interprofessionnelle, la gestion ouvrière sans patrons et sans tutelle étatique. Les moments de luttes sont des moments où la prise de conscience de l’exploitation, des oppressions, s’accélère. Il est d’autant plus important de mettre en avant des revendications faisant apparaître au grand jour les contradictions du système capitaliste, son incapacité à se réformer au point de satisfaire les besoins collectifs et de garantir l’avenir de la planète. Quelques discussions entre grévistes, quelques débats en assemblées générales suffisent pour faire émerger ces réflexions et bien d’autres. Partant de là, il est plus facile de faire partager l’idée que l’avenir des retraites ne dépend pas de questions techniques, mais qu’il est lié à la remise en cause du système capitaliste.
Le social fait la politique
Autre leçon de la période: comme lors de chaque moment de fortes luttes collectives de notre classe sociale, l’extrême droite n’est plus du tout au centre des discussions. Organiser la lutte de classes, dans les faits, est bien le meilleur moyen de la faire reculer. D’où les tentatives du Rassemblement national (RN) de revenir dans le paysage médiatique avec la motion de censure à l’Assemblée nationale. Quant à la gauche, elle court derrière le mouvement; ses leaders reprennent les mots d’ordre syndicaux à leur compte, mais tout le monde sait que ce n’est pas eux qui ont permis au mouvement actuel et à ses perspectives d’exister.
Il faut insister: le syndicalisme est politique, il n’a pas à se mettre au service de fractions partidaires et/ou philosophiques, respectables par ailleurs. Le syndicalisme rassemble celles et ceux qui décident de s’organiser ensemble sur la seule base de l’appartenance à la même classe sociale. Ensemble, ils et elles agissent alors pour défendre leurs revendications immédiates et travailler à une transformation radicale de la société. L’oppression liée au système capitaliste, oppression économique issue des rapports de production et du droit de propriété, est commune à toutes celles et tous ceux «d’en bas». C’est là que se joue l’affrontement de classe. Cela n’empêche pas, bien au contraire, de considérer qu’il y a d’autres formes d’oppressions, qu’il ne s’agit pas de hiérarchiser, ni entre elles, ni vis-à-vis de l’oppression économique. Les luttes contre les oppressions et pour l’égalité, la liberté, etc., font aussi de la politique. La répartition des rôles qui veut que le parti s’occupe de politique et le syndicalisme du social est une impasse. Les syndicats sont, ou du moins devraient être, l’outil d’organisation autonome de la classe ouvrière.
La crise de leur «démocratie» bourgeoise
Le gouvernement s’est appuyé sur sa majorité relative et sur la droite de l’Assemblée nationale. Ce n’est pas une surprise. Durant quelques semaines, la «représentation nationale» a fait … de la représentation, du théâtre; sans surprise, là non plus. L’opposition a agi pour retarder l’adoption du texte, le gouvernement a fait de même pour en accélérer la validation. Chaque groupe a fait mine de s’offusquer des moyens utilisés par l’autre camp: multiplication d’amendements d’un côté, vote bloqué de l’autre. Il ne s’agit que du jeu institutionnel normal, tel que prévu par la Constitution de la 5e République française; cette république au service de la bourgeoisie, bâtie sur le massacre des Communeux et Communeuses de 1871.
C’est dans cette logique que, plutôt que de soumettre son projet de loi au vote des député·es, et d’en risquer ainsi le rejet, le président de la République a eu recours à l’article 49-3 de la Constitution. Il s’agit de considérer par défaut que le texte en question est adopté, sauf si une motion de censure est votée dans les jours qui suivent par une majorité de députées. Il y a bien sûr une nouvelle arnaque arithmétique et démocratique derrière ce choix: alors que l’approbation ou le rejet d’une loi s’apprécie à la majorité relative (les abstentions et les absences font baisser le seuil à atteindre, il suffit d’avoir plus de «pour» que de
«contre»), la motion de censure qui suit la mise en œuvre de l’article 49-3 nécessite la majorité absolue du nombre de député·es; en l’occurrence 287. Cela renverse, de fait, la nécessité de majorité sur le texte: incapable de recueillir les suffrages qu’il lui aurait fallu pour le faire valider, le gouvernement imposait aux oppositions parlementaires de recueillir 287 votes pour qu’il soit rejeté à travers la motion de censure. Comme prévu, cela n’a pas été atteint, il y en a eu 278 (plus que le nombre de voix qu’aurait recueilli le gouvernement dans le cas d’un vote ordinaire le 16 mars)
Il faut mentionner que depuis que l’article 49-3 existe, les gouvernements dits de gauche comme les gouvernements dits de droite y ont eu recours avec entrain: avant cette 100e édition, depuis 1962 on avait compté 56 «49-3 de gauche» et 33 «49-3 de droite». Depuis 1962, concrètement depuis 1981, aucun gouvernement comportant les forces de gauche criant au scandale depuis la décision Macron/Borne du 16 mars 2023 n’a esquissé de réforme visant à abolir cette possibilité constitutionnelle. Il n’en reste pas moins que la décision du président de la république d’utiliser cette méthode a contribué à relancer la révolte dans le pays. Le 49-3 venait en réalité couronner l’ensemble de l’œuvre: délais restreints pour l’examen du texte, vote bloqué sur l’ensemble du texte au Sénat, et surtout mensonges éhontés depuis la présentation du texte. La palme revenant à l’affaire du minimum de retraite à 1200 euros pour tous et toutes: les premières déclarations portaient sur 2 millions de personnes concernées, de reniement en reniement, le ministre du travail en est arrivé à 10’000 par an. Autre exemple avec les régimes spéciaux de retraite, source de tant de maux selon le gouvernement: ceux, outrageusement avantageux, des parlementaires ne sont pas touchés! Il y a une exaspération démocratique dans le pays, en premier lieu parmi les exploité·es du système capitaliste. Ce n’est pas sans lien avec ce qui fondait une bonne part du mouvement des Gilets jaunes, avec le mépris affiché lors de la crise sanitaire de la COVID où tout et son contraire fut raconté par le pouvoir.
La principale leçon a tiré de la séquence parlementaire est qu’elle marque, une nouvelle fois, le fossé qui existe entre les «représentantes et représentants du peuple» et … le peuple. En toute légalité, dans le plus grand respect des règles de la démocratie dite représentative, le Parlement a adopté une loi rejetée par l’immense majorité de la population. Les mouvements, organisations et collectifs se réclamant de l’émancipation sociale doivent prendre l’offensive sur cette question.
Il faut assumer la remise en cause du jeu dit démocratique, qui renie les bases mêmes de la démocratie. Le système en place est fait pour protéger les intérêts des patrons, des actionnaires, des profiteurs, des capitalistes; il est illusoire de penser que les outils mis en place pour le pérenniser permettront de le dépasser! Il ne sert à rien de répéter «en agissant comme ça, Macron fait le lit du Rassemblement national». Oui, l’extrême droite en profitera … s’il n’y a pas d’alternatives portées publiquement. Notre camp social, celui de celles et ceux qui ne vivent pas de l’exploitation d’autrui, doit reprendre l’offensive en termes de propositions d’organisation d’une société autogestionnaire, égalitaire, écologique… démocratique, si on en revient au vrai sens du mot.
Violences policières
Surtout depuis le 16 mars, on reparle de poubelles brûlées, de vitres cassées. Certes, dans la période que nous connaissons, ce ne sont pas là des marques de radicalité si on entend par ce terme la perspective de rompre plus vite avec le capitalisme. Mais la colère est grande et très partagée; tant pis si quelques poubelles en font les frais! «Nous avons dit plusieurs fois qu’à force de ne pas se sentir écoutés, les gens allaient avoir envie de se radicaliser. Nous le sentions venir, même chez nos militants qui ne sont pas des anarchistes»: ce sont là les propos du président de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC)!
La manière dont le pouvoir utilise ces quelques faits pour parler de «violence» est inacceptable. La violence est dans le fait de vouloir faire perdre deux ans de retraite à des millions de personnes! Elle est aussi dans la répression policière qui s’est fortement renforcée au fil des semaines. A Paris, l’Union départementale Solidaires avait déclaré l’intention d’organiser un rassemblement devant l’Assemblée nationale, le jour du vote. La veille, la préfecture de police a interdit cette manifestation! Il a fallu un référé liberté devant le Tribunal administratif pour que l’interdiction soit levée. Des milliers de personnes s’y sont retrouvées dès l’annonce du 49.3. Dans la soirée, la police a interpellé plus de 200 personnes! Manifestations, rassemblements et répression policière se sont répétés dans de nombreuses villes et les jours suivants. Dans un communiqué du 20 mars intitulé «L’autorité judiciaire n’est pas au service de la répression du mouvement social», le Syndicat de la magistrature résume bien la situation: «L’interdiction de la manifestation sur la place de la Concorde à Paris ce 18 mars, s’est ainsi soldée par une multitude de placements en garde à vue, sans élément pour caractériser une infraction. Sur 292 interpellations, 283 ont donné lieu à un classement sans suite. Cette utilisation dévoyée de la garde à vue illustre les dérives du maintien de l’ordre […]» L’exemple cité concerne Paris, mais les mêmes méthodes – interdiction de rassemblements ou manifestations, interpellations sans motif et violences policières – ont été utilisées dans bien d’autres villes et dans la durée; jusqu’aux interdictions du port de la casserole, objets de dérision dans le monde entier…
La jeunesse en lutte
La contre-réforme attaque notre classe sociale. Elle sert les intérêts du patronat et des actionnaires. A peu près tout le monde l’a compris. Inutile de perdre trop de temps et d’énergie à en discuter les détails. C’est de projet de société dont il s’agit. Pour beaucoup de jeunes, «la retraite, c’est loin», certain·es disent «la retraite, on n’en aura pas». Mais ce qu’ils et elles comprennent, c’est qu’après la retraite, pourquoi pas l’assurance maladie? Et puis les congés payés? Et puis le contrat de travail? Et puis le salaire? Il faut faire le lien entre les revendications les plus locales qui traînent depuis des mois ou des années, le refus de la contre-réforme sur les retraites et la possibilité d’un autre futur. La large participation de jeunes aux manifestations interprofessionnelles, mais aussi quelques actions au sein même de lycées et d’universités sont à noter. Ces dernières sont insuffisantes; là aussi, c’est en grande partie la conséquence de présences et activités syndicales en recul; c’est donc à cela qu’il faut s’attaquer pour être plus efficaces.
A propos de la jeunesse, il est remarquable que le président de la République préfère différer ce qui est une de ses marottes depuis des années. En janvier déjà, Macron voulait annoncer la «généralisation» du Service national universel (SNU). Il a reculé. On a ensuite parlé de mars; puis la secrétaire d’Etat en charge du dossier a évoqué une décision en juin. Le gouvernement n’abandonne pas son projet militariste d’asservissement de la jeunesse [17]. Mais, compte tenu de la mobilisation des jeunes, dans le cadre du mouvement contre le projet de loi sur la retraite et aussi pour l’amélioration de leurs conditions d’études et de vie, il a craint que cette annonce de généralisation et/ou obligation du Service national universel soit l’élément déclencheur d’un mouvement de contestation encore plus fort!
De la lutte anticapitaliste et féministe aux retraites
Un début de grève reconductible le 7 mars obérait-il la journée internationale pour les droits des femmes du 8 mars? Au contraire, cela permettait de resituer clairement cette journée, mais plus globalement les luttes féministes, dans un cadre anticapitaliste, en lien avec la lutte des classes. Ce n’est pas toujours «naturel», y compris dans les milieux syndicaux; mais c’est un enjeu important que de rendre très visible ces liens, de ne pas considérer comme secondaires les différents systèmes d’oppression, dont le patriarcat, mais au contraire d’inscrire les luttes s’y opposant dans celle pour l’émancipation totale. L’exemple est donné par les collectifs militants qui organisent des tournées et permanences syndicales dans les secteurs les plus féminisées. D’un point de vue historique, rappelons que, si à l’origine de la grève de novembre/décembre 1995 en France il y eut les sections syndicales qui lancèrent assemblées générales et grève reconductible le 24 novembre, le lendemain se tint une très grande manifestation féministe, pour les droits des femmes, leurs revendications, leurs libertés.
Grève par procuration, référendum, Conseil constitutionnel
En termes de grève reconductible nationale, il y a eu la SNCF, les raffineries, l’énergie. D’autres secteurs ont été touchés, mais pas nationalement (nettoiement), ou pas sous forme d’un mouvement reconductible qu’on peut qualifier de masse. Face aux difficultés à étendre la grève, une partie des forces sociales tentent de trouver des solutions ailleurs. C’est d’abord le retour de la «grève par procuration»: la mise en avant des caisses de grève dans ce type de période participe de cette stratégie. Autant la constitution de tels outils, dans la durée, est une nécessité pour le mouvement syndical, autant faire mine d’y penser que lorsqu’un mouvement qu’on veut général a démarré n’a pas de sens: hormis les personnes en retraite ou au chômage, qui doit alors donner aux caisses de grève, si ce n’est celles et ceux qui devraient être en grève? La question de la constitution de vraies caisses de grèves est importante. Il est dommage de la caricaturer en agissant de la sorte.
L’opposition parlementaire a déposé des recours auprès du Conseil constitutionnel; qui pensait que celui-ci invaliderait en totalité le texte? Il aurait pu le faire de manière suffisante à ce que le gouvernement en prenne prétexte pour «renouer le dialogue» comme disent les tenants de l’harmonie sociale: mais c’est oublier que l’objectif gouvernemental, le mandat des capitalistes, des patrons, des actionnaires, n’était pas de discuter mais d’écraser les organisations syndicales. Comme le soulignait le constitutionnaliste Dominique Rousseau, «le Conseil constitutionnel reconnaît ainsi que des ministres ont délivré des “estimations erronées” lors des débats parlementaires, que plusieurs procédures ont été utilisées “cumulativement” pour accélérer l’adoption de la loi et que l’utilisation combinée des procédures mises en œuvre a un “caractère inhabituel”», mais il valide.
Deux mots à propos du référendum d’initiative partagée visant à s’opposer au report de l’âge légal au-delà de 62 ans. Validé par le Conseil constitutionnel, il aurait eu l’avantage de geler la loi durant neuf mois; mais ensuite il faut 4,7 millions de signatures pour valider la démarche. Une démarche qui aboutit à la tenue du référendum … sauf si le Parlement examine lui-même la demande dans les 6 mois qui suivent. Retour à la case départ.
L’international
Sans surprise, la dimension internationale de ce qui se passe actuellement en France est presque ignorée du mouvement social. Comme pour l’activité interprofessionnelle, c’est la conséquence de l’insuffisance de prise en compte de l’internationalisme dans le syndicalisme, globalement. Les organisations syndicales reçoivent des messages de soutien de leurs homologues d’autres pays. Quelques présences internationales dans les manifestations s’organisent, à l’image de ce que les organisations membres du Réseau syndical international de solidarité et de luttes ont fait, à plusieurs reprises ces derniers mois. Des actions transfrontalières ont aussi eu lieu. La manifestation parisienne du Premier mai a accueilli plusieurs délégations syndicales venues de divers pays européens [18].
C’est important mais encore trop symbolique. En Europe, et au-delà, toutes les populations ont été la cible d’attaques des capitalistes contre les retraites; toutes sont aussi confrontées à ce qui sous-tend la colère populaire également au cœur du mouvement actuel en France: la misère qui s’étend, la précarisation des emplois, la destruction des services publics, le déni de démocratie, le mépris de classe. Pour en rester à des pays proches géographiquement, il y a eu ces derniers temps, ou il y a encore, d’importantes grèves en Grande-Bretagne, dans l’Etat espagnol, en Grèce, en Belgique, en Allemagne, au Portugal; et la liste est loin d’être exhaustive. Une des clefs pour la victoire sociale est aussi dans l’action syndicale internationale.
«La lutte continue». Grâce à qui?
Grâce aux millions de personnes qui participent aux manifestations; mais s’il n’y avait eu que ces journées d’action, la crise politique provoquée par le refus massif du projet de loi gouvernemental n’aurait pas cette ampleur. Cela, c’est aux grévistes qu’on le doit. Des grèves difficiles, des grèves insuffisantes, mais des grèves qui font que cette loi n’est peut-être pas près d’être mise en œuvre, que la période d’instabilité politique institutionnelle ouvre des perspectives, à condition de ne pas s’enfermer dans les dites institutions. Sans les grévistes, le gouvernement n’aurait pas eu besoin de recourir au 49-3; sans les grévistes, la question du référendum n’aurait pas été mise dans le débat public; sans les grévistes, le groupe parlementaire LIOT n’aurait pas déposé d’amendement à l’Assemblée nationale pour annuler le passage à 64 ans…
Nous n’avons pas gagné puisque le gouvernement a transformé son projet de loi en loi. Mais redisons que l’objectif de nos adversaires de classe était autre: il s’agissait de détruire le mouvement syndical (voir les deux graphiques en fin d’article, avant les notes). Ils ont échoué. Les dizaines de milliers d’adhésions nouvelles au cours de ce semestre de luttes l’illustrent. Maintenant, il nous faut «faire quelque chose» de ce renouveau syndical, l’inscrire dans la durée. Des décisions politiques organisationnelles sont indispensables: (re)donner des moyens importants aux Unions locales (UL) interprofessionnelles, établir des plans de travail (tournées, permanences, etc.) qui correspondent aux objectifs décidés collectivement, poursuivre le travail syndical commun…
On le comprend, ceci n’engage pas que «le national», loin de là. C’est à chaque syndiqué·e, chaque militant·e, chaque section syndicale, chaque collectif de syndicat de décider, d’agir pour développer une pratique syndicale conforme aux ambitions de transformation sociale, de lutte d’ampleur, de grève générale. Cela passe par un tissu militant plus étendu et plus solide. La formation syndicale est sans doute une des priorités; les outils interprofessionnels locaux aussi.
Nous faisons le constat de notre difficulté à construire une grève nationale interprofessionnelle? Alors, il faut qu’une partie des moyens syndicaux, notamment en temps, de chaque militante et militant serve au développement d’Unions locales, pour que le syndicalisme soit présent dans bien plus d’entreprises et services, et s’adresse à tous les travailleurs et travailleuses, quel que soit leur statut. Le renforcement des collectifs syndicaux locaux interprofessionnels, mais aussi dans les entreprises et les services est nécessaire? Des décisions doivent être prises et appliquées quant à la répartition du temps passé avec les patrons et avec les collègues. La remise en place des CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) et des Délégué.es du personnel doit être une priorité revendicative, une exigence vis-à-vis de celles et ceux qui font les lois.
Nous notons une trop faible participation aux assemblées générales de grévistes? Au quotidien, il est nécessaire de récréer la confiance collective, grâce au syndicat; il faut que chacune et chacun sente que sa parole, ses réflexions, ses idées, sont prises en compte. Dans les secteurs où des dispositifs antigrèves ont été mis en place, combattons-les unitairement; partout où il faut une «déclaration individuelle d’intention de se mettre en grève», cette manœuvre individualise la grève et contribue à ce que l’AG soit perçue comme inutile puisqu’il faut se décider … deux jours avant. Cependant, l’AG n’est pas la réponse unique à des situations disparates. Dans beaucoup d’entreprises, il s’agira de ce qu’on peut plutôt qualifier de «discussions entre collègues»; c’est aussi important, même si c’est moins mythique!
L’unité syndicale est importante? Organisons-nous pour qu’elle perdure, dans les villes, dans les entreprises; par des diffusions de tracts ensemble, par des rassemblements ensemble, par des fêtes ensemble, par des débats ensemble, par l’établissement de «cartes ouvrières» ensemble, par des luttes ensemble. Car l’unité ne saurait se traiter seulement par le prisme de l’intersyndicale nationale! Pour autant, sur ce plan, des initiatives pourraient être prises; la dynamique des intersyndicales femmes, des intersyndicales mises en place depuis un certain temps à propos d’activités internationales, ce qui s’est fait aussi contre l’extrême droite, tout cela pourrait être amélioré bien sûr, mais aussi étendu à d’autres sujets.
Le patronat s’applique depuis des années à casser les collectifs de travail, pour affaiblir nos résistances et nos luttes revendicatives; sans ce sentiment de collectif, ce sentiment d’appartenir à une classe sociale même si ce n’est pas explicitement dit, il est difficile de construire des mouvements… collectifs!
Notre syndicalisme doit répondre à ces attaques, à partir de ce que vivent et de comment vivent (et travaillent) les salarié·es d’aujourd’hui. La majorité sociale qui s’exprime dans le pays depuis mi-janvier ouvre des perspectives politiques nouvelles. Que les grévistes et les manifestant·es veillent à ne pas se faire confisquer ce qu’ils et elles ont construit. Au contraire, il faut le faire fructifier! (Contribution envoyée par l’auteur, Christian Mahieux, le 15 juin 2023; elle est publiée dans la revue Les Utopiques, numéro 23, Ed. Syllepse, comme indiqué au bas de la 1re partie)
Notes
[15] www.ceriseslacooperative.info
[16] La défense de la Sécurité sociale. Rapport présenté par Henri Raynaud, secrétaire de la CGT au comité confédéral national les 14 et 15 janvier 1947, Editions syndicalistes, 2016.
[17] Extrait d’un récent communiqué du Collectif Non au SNU:
«Qu’est-ce que Service national universel que le gouvernement veut rendre obligatoire pour les jeunes de 15 à 17 ans?
- Une opération de soumission de la jeunesse: uniforme, drapeau, hiérarchie, ordres, … il s’agit d’inculquer un esprit d’obéissance aux règles, un respect absolu des normes. Règles et normes qui, pour la plupart, ne visent qu’à perpétuer les inégalités et injustices inhérentes à l’organisation actuelle de la société.
- La remise en cause des droits des travailleurs et travailleuses: avec le SNU, chaque année, 800 000 jeunes sans droit seront utilisé·es pour remplacer des emplois aujourd’hui occupés par des employé·es qui ont un salaire, la possibilité de s’organiser syndicalement, des droits individuels et collectifs.
- Des dépenses considérables: l’Etat va budgéter une dépense annuelle supplémentaire d’un milliard et demi d’euros, pour rendre obligatoire le SNU. Le budget des armées est déjà de 44 milliards d’euros pour 2023. En voilà une masse d’argent qui pourrait être bien plus utile à la collectivité que confiée aux mains des militaires!
- Le renforcement de la militarisation: encadrement militaire, levée du drapeau, chant guerrier, uniforme, parcours du combattant, etc. contribueront à l’endoctrinement des jeunes.
La propagande vise à banaliser le rôle de l’armée, alors que celle-ci est en pointe dans la répression, sur le territoire français, dans les colonies et diverses régions du monde.
Il faut que les jeunes s’engagent, dit le gouvernement. Mais c’est déjà le cas! Contre le racisme, pour que cesse la destruction de la Terre, pour défendre leur droit à étudier, pour le partage des richesses et contre l’exploitation, pour le droit au logement, pour l’égalité des droits et contre les discriminations, etc. Comment peut-on parler d’apprendre la citoyenneté, lorsqu’on confie l’encadrement à l’armée?»
[18] Dont par exemple les Commissions ouvrières espagnoles (CCOO) qui, avec l’UGT, le patronat et le gouvernement signent depuis des années tous les accords remettant en cause les droits à la retraite et organisant le départ en retraite à 67 ans. Accords ensuite transformées en loi par les gouvernements successifs de droite ou de gauche (PS et Podemos pour le plus récent épisode).