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Hugo Blanco (1934-2023)
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Par Pepe Mejía
Hugo Blanco Galdos, l’un des leaders historiques et une référence obligée dans l’histoire des mouvements paysans et indigènes d’Amérique latine, est décédé le dimanche 25 juin.
Chez Hugo Blanco, nous retrouvons trois caractéristiques essentielles: le respect, l’affection et l’admiration, au-delà des sigles et des idéologies. Au cours de sa longue vie, il a connu la prison, l’exil, la déportation, l’enlèvement et la détention. Il n’était pas un père exemplaire, comme il l’a reconnu à maintes reprises, mais il a consacré toute sa vie à lutter pour un monde durable, écosocialiste, contre les exploiteurs et pour que la meilleure façon d’affronter le capitalisme soit de s’organiser.
Ernest Mandel et Hugo Blanco
Hugo Blanco, né à Cusco le 15 novembre 1934, était très conscient des principes de la culture indigène.
Le bien vivre. Le bonheur, disait Hugo, ne consiste pas à accumuler de l’argent ou des biens, ni à posséder des choses «modernes», mais à vivre en paix, sans «stress».
Il s’oppose à l’individualisme qui gouverne le monde d’aujourd’hui. Il défendait la solidarité communautaire, le «moi collectif». Les questions qui concernent la communauté ne sont pas résolues par un individu ou un groupe de personnes, mais par la communauté dans son ensemble. Pour Hugo, les accords se font par consensus, jamais à la majorité.
Pachamama [la «mère Terre»] est toujours présente dans son discours. La nature est un être vivant. Comme toutes ses composantes, y compris les collines et les rivières. «Nous ne sommes qu’une partie d’elle. Nous devons vivre en son sein, en harmonie avec ses autres composantes. Nous devons profondément l’aimer et la respecter.»
Il a fait sien le «commander en obéissant» lancé par les zapatistes. Lui qui avait été député et sénateur [début des années 1990] avait l’idée que le service public n’est pas d’être servi mais de servir.
Dans son parcours écosocialiste, l’organisateur des saisies de terres à La Convención et à Lares, préambule à la réforme agraire par le bas, considérait que la lutte fondamentale était la défense de la forêt contre les déprédations criminelles des entreprises transnationales, principalement dans le secteur des hydrocarbures.
Pour Hugo et les peuples indigènes, les autres agresseurs sont les entreprises forestières, l’exploitation minière et la construction de barrages hydroélectriques. Il a organisé et soutenu l’organisation populaire contre ces entreprises.
Pour ces peuples et communautés indigènes et paysannes, les extracteurs d’hydrocarbures empoisonnent l’eau des rivières, qui sont sacrées et constituent l’un des éléments fondamentaux de la vie en Amazonie. Ils fournissent non seulement de l’eau mais aussi du poisson, l’une des bases de l’alimentation des populations de la jungle.
Contre les institutions au service du capital
Le pouvoir exécutif et le parlement sont inconditionnellement au service des transnationales et ont émis plusieurs lois pour légaliser la déprédation et le pillage. Les forces de police et la marine sont également au service des prédateurs, nous a dit Hugo. Il a été très clair sur le fait que le problème du réchauffement climatique doit être résolu par l’humanité dans son ensemble et non par une poignée de potentats.
«C’est à la collectivité de décider si une mine ou une usine doit être ouverte ou non. Pour ce faire, il faut bien sûr en finir avec le capitalisme, remettre la production entre les mains de la société dans son ensemble, et ne pas la confier à un État vertical, comme ce fut le cas avec le système bureaucratique corrompu de l’Union soviétique, dont la putréfaction interne l’a fait s’écrouler.» [1]
Il y a plus de 15 ans, il abordait une question particulièrement pertinente aujourd’hui. C’est à la collectivité de décider des commodités «modernes» dont nous devons nous passer pour éviter l’extinction de l’espèce, et non aux entreprises ou au «marché» [2].
Adepte invétéré des réalités d’autres pays, notamment en Europe, il fait remarquer ce qui suit: «Ces derniers temps, un courant écosocialiste émerge positivement au sein de la population urbaine. Malheureusement, le complexe de supériorité à l’égard des indigènes, semé par l’idéologie capitaliste dominante, empêche les camarades urbains de comprendre qu’ils adhèrent en fait à deux des principes moraux pour lesquels les peuples indigènes d’Amérique et probablement du monde entier se battent depuis plus de 500 ans dans leur lutte concrète contre la colonisation imposée, hiérarchique et prédatrice. C’est l’ennemi qui a compris l’importance du mouvement indigène. En 2000, la CIA déclarait: “L’Amérique latine doit faire face à une nouvelle menace: les mouvements de résistance indigènes.”» [3]
Tout au long de sa vie militante, il nous a exhorté à continuer à lutter contre le capitalisme, dont l’essence, comme nous le voyons tous les jours, est la dictature de l’argent, sur l’autel duquel il sacrifie l’humanité, la nature et les enfants des capitalistes eux-mêmes. Pour cela, nous devons affronter les gouvernements qu’il utilise comme instruments.
Hugo Blanco a placé les mouvements indigènes au centre de la lutte anti-systémique. «Pour cela, ils doivent surmonter les préjugés de supériorité créés par les oppresseurs et promus par la société de consommation.» Plus vite la signification profondément anti-systémique des luttes indigènes sera comprise, plus elles seront soutenues par les non-indigènes.
En ce qui concerne la démocratie parlementaire et la participation de la soi-disant gauche, Hugo a toujours été très clair. En 1990, il m’a dit: «Il est certain que les riches ne nous permettront pas de gouverner, ils ordonneront aux officiers à leur service de faire un coup d’Etat contre le gouvernement légalement élu.»
Les élections ne sont pas le facteur principal de l’affrontement
Pour l’infatigable combattant, les élections ne sont pas le facteur principal de l’affrontement entre les riches et les pauvres. L’essentiel reste l’organisation, la lutte et la préparation de l’autodéfense des organisations de masse (ouvriers, paysans, quartiers, etc.). La force des riches, c’est leur argent. La force de ceux qui sont au bas de l’échelle, c’est que nous sommes plus nombreux. Pour que notre force soit efficace, il faut agir ensemble, il faut s’organiser.
Il considère qu’il est illusoire de croire en la pérennité des gouvernements issus du vote populaire. La menace d’un coup d’Etat est toujours présente, nous a-t-il dit. «Les forces armées sont le principal bastion sur lequel les oppresseurs s’appuient pour maintenir leur domination de classe. Elles ne peuvent servir de garantie au maintien d’un gouvernement des exploités contre les exploiteurs. C’est une illusion excessivement naïve.»
Contre les positions réformistes
Depuis ses débuts dans l’organisation des syndicats paysans, il a maintenu une confrontation permanente avec les positions les plus réformistes. Dans la lutte paysanne à La Convención et à Lares, il y avait deux lignes. Une ligne réformiste menée par le Parti communiste à travers la Fédération des travailleurs de Cusco. Elle privilégiait les procédures légales par rapport à la mobilisation des masses. Ils n’ont pas ignoré la mobilisation, mais ils l’ont reléguée au second plan.
L’autre ligne était la ligne révolutionnaire, influencée par le Partido Obrero Revolucionario [POR – organisation trotskyste créée au milieu des années 1940] et plus tard par le Frente de Izquierda Revolucionario [FIR]. Cette ligne comprenait, entre autres, Hugo Blanco et Luis Zapata, qui rejoindra plus tard la guérilla de l’ELN [Ejército de Liberación Nacional créée en 1962].
Cette ligne donnait la priorité à la mobilisation de masse: cessation du travail, marches, rassemblements, grèves, préparation de l’autodéfense armée, etc. Elle n’exclut pas le «légalisme», mais lui accorde peu d’importance.
Pour Hugo, la réforme agraire n’est qu’une redistribution des terres, «car une véritable réforme agraire doit inclure l’enseignement agricole, la fourniture de semences et d’engrais, la planification de la production au service de la population, les crédits, la commercialisation, etc.» [4]
«Aujourd’hui, les principales luttes menées par le mouvement indigène et paysan en général ne sont pas seulement pour leur propre bénéfice, mais pour le bénéfice de l’humanité dans son ensemble. Il s’agit de la défense de l’environnement, à une époque où la survie de l’espèce est menacée par la détérioration accélérée de l’environnement. Les ruraux luttent pour la défense du sol, de l’eau, de la forêt, de la vie. Le succès de ces batailles et de celles des peuples opprimés du monde entier déterminera la défaite du système gouverné par les grandes entreprises transnationales qui conduit à l’extinction de l’espèce humaine. Ces entreprises ne cherchent qu’à gagner le plus d’argent possible en un minimum de temps, sans se soucier du sort des hommes et de la nature, sans se soucier du sort de l’humanité. La grande majorité des gouvernements ne sont que des serviteurs de ces entreprises, c’est pourquoi la lutte pour la vie est aussi une lutte politique contre les gouvernements fantoches.» [5]
Conversations avec Arguedas
Il y a une partie de la trajectoire d’Hugo qui a personnellement attiré mon attention et qui continue à le faire. Au cours de plusieurs conversations, nous avons évoqué la correspondance qu’il a entretenue avec l’écrivain José María Arguedas [1911-1969, écrivain ethnologue péruvien, qui a insisté sur les «deux cultures» du Pérou, celle des Andes quechua et celle hispanique; il s’est suicidé en 1969] alors que Hugo était emprisonné sur l’île d’El Frontón à Callao [condamné à 25 ans de prison en 1966 après avoir été arrêté en 1963; une campagne internationale a empêché son exécution et a abouti à sa libération en 1970 et à sa déportation au Mexique en 1971].
«Frère Hugo, mon cher, cœur de pierre et de colombe.» C’est ainsi qu’Arguedas commençait l’une des lettres qu’il envoyait à Hugo Blanco.
Hugo m’a dit que José María Arguedas lui avait demandé la permission de lui rendre visite dans la prison d’El Frontón. Dans une seconde lettre, Hugo dit à Arguedas qu’une visite éphémère à El Frontón ne serait pas satisfaisante pour la grande affection qu’il avait pour lui. Le 25 novembre 1969, Hugo Blanco écrit à Arguedas, quatre jours avant la balle qui a mis fin à sa vie. «Tu comprendras combien cette réponse me pèse.»
Dans l’une des lettres qu’il adresse à Arguedas, Hugo lui raconte comment, enfant, il a connu un leader paysan mutilé par six balles tirées par les hommes de main du propriétaire terrien. Hugo lui raconte les conversations qu’il a eues avec le leader paysan et la promesse d’engagement à vie qu’il lui a faite. Cette promesse a été l’un des moteurs de la vie d’Hugo.
Hugo et Arguedas ont parlé d’amour, de faim, de pauvreté, de rêves, de désirs, de mort, de «nous», de tristesse?
«Combien de temps et jusqu’où t’écrirai-je? Tu ne pourras pas m’oublier, même si la mort m’attrape, écoute, homme péruvien, fort comme nos montagnes où la neige ne fond pas, que la prison renforce comme la pierre et comme la colombe. Voici que je t’écris, heureux, au milieu de la grande ombre de mes infirmités mortelles. La tristesse des mystiques, des égoïstes, ne nous atteint pas; la forte tristesse du peuple, du monde, de ceux qui connaissent et sentent l’aube, nous atteint. Ainsi la mort et la tristesse ne sont ni mourir ni souffrir, n’est-ce pas, mon frère?» [6]
Condamné à mort par deux organisations terroristes opposées – le service national péruvien de renseignement et Sentier lumineux – il a déclaré avoir pris les armes précisément pour lutter contre le terrorisme. «Les autorités l’ont accusé d’être un terroriste. Elles avaient raison. Il a semé la terreur parmi les propriétaires terriens et le peuple.» [7]
Hugo nous raconte comment le mouvement de saisie des terres a commencé. Les paysans décident de ne plus travailler gratuitement pour les propriétaires terriens. Les propriétaires terriens ont commencé à se promener armés et à tirer en l’air, menaçant de les tuer. Lorsque les paysans se sont plaints à la police, celle-ci a répondu que les propriétaires avaient le droit de les tuer comme des chiens. Le seul moyen qui restait aux paysans était l’autodéfense contre le terrorisme des propriétaires terriens. Le gouvernement a ordonné une attaque contre nous et nous avons dû nous défendre.
Un ministre lui a envoyé un cercueil en cadeau
Hugo Blanco a d’innombrables anecdotes. Beaucoup sont étonnantes, mais toutes sont vraies.
En 1980, il est député du Partido Revolucionario de los Trabajadores (PRT), la section péruvienne de la Quatrième Internationale. En 1983, un juge provincial propose d’ouvrir des négociations avec le Sentier lumineux. Face aux attaques contre ce juge, Blanco défend la position de négociation lors d’une session parlementaire. [Hugo Blanco, durant les années 1980-1985, était comme député membre de la Commission des droits humains de la Chambre des députés.]
«C’est précisément avec nos ennemis que nous devons parler. Par exemple, je n’aurais aucun problème à parler avec des assassins comme Hitler, Pinochet ou le général Noel, a déclaré Blanco, faisant référence à l’officier militaire imposé par le gouvernement comme chef politique de la région d’Ayacucho [un des bases de Sentier lumineux]. «Qu’il retire cette offense, il a dit que le général Noel est un assassin», a rugi un député de droite. «Oui, c’est vrai, il a raison, lui a répondu Hugo Blanco. Je retire le terme d’assassin, le général Noel n’est pas un assassin, c’est un génocidaire.»
Hugo a été suspendu pendant quatre mois. Le lendemain, il a commencé à vendre du café moulu près du Congrès. Un journaliste s’est approché de lui et lui a dit: «Ecoute, tu n’as pas honte de vendre du café moulu dans la rue? et Hugo a répondu: «Ecoute, à quelques rues d’ici, les autres parlementaires vendent le pays, demande-leur si cela ne leur fait pas honte.»
«Il a dormi à la belle étoile et dans des cellules occupées par des rats. Il a fait quatorze grèves de la faim. Lors de l’une d’entre elles, alors qu’il n’en pouvait plus, le ministre de l’Intérieur a fait un geste d’amour et lui a envoyé, en cadeau, un cercueil.» [8]
«Et quand une perceuse lui a ouvert le crâne parce qu’une veine avait éclaté, Hugo s’est réveillé en paniquant, pensant que les chirurgiens avaient changé d’avis. Mais non. Il était toujours, le crâne recousu, le même Hugo.» [9]
Sur les gouvernements progressistes
Pour Hugo, les gouvernements progressistes ont des attitudes de rébellion contre les intérêts du grand capital, mais ils ne rompent pas avec le système antidémocratique et capitulent devant les transnationales, qui utilisent le boycott économique pour reprendre le pouvoir total.
Mais il avait aussi un message pour les partis communistes: «L’unité est possible sur la base d’une véritable indépendance de classe, sans compromis ni accords avec les forces bourgeoises, c’est sur ces bases qu’il faut faire pression sur le PC pour qu’il rompe avec sa stratégie erronée de recherche d’alliés dans les partis bourgeois et dans les généraux soi-disant de gauche.» [10]
Dans toutes les conversations que j’ai eues avec Hugo, il a toujours abordé le thème zapatiste. Il insistait sur l’horizontalité et l’internationalisme. Mais aussi la formation continue, l’entraide, l’accompagnement.
Pour Hugo, il serait sain de revenir à notre morale originelle, ce qui ne veut pas dire revenir à la vie primitive: solidarité humaine profonde, liens intimes avec la nature, vivre sans les pressions de la société de consommation, penser à nos descendants.
Grand défenseur de la feuille de coca, «pour nous c’est la feuille sacrée», a-t-il déclaré. La feuille de coca est présente lors du baptême indigène, accompagne l’Indien lors de son mariage et est toujours présente lors de son enterrement, de l’ouverture d’une maison ou d’une transaction importante. Lorsque deux marcheurs se rencontrent sur la route, l’un invite l’autre à boire de la coca et ils s’assoient pour parler comme de vieux amis.
Pour Eduardo Galeano, «Hugo Blanco a parcouru son pays de long en large, des sierras enneigées à la côte sèche [frontière maritime entre le Pérou et le Chili], en passant par la jungle humide où les indigènes sont chassés comme des bêtes sauvages. Et partout où il est passé, il a aidé ceux qui étaient tombés à se relever et ceux qui se taisaient à parler.» (Article publié sur le site Viento Sur, le 28 juin 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
Hugo Blanco, qui a commencé son activité politique par des grèves scolaires contre la dictature au Pérou dans les années 1940, a rencontré l’étudiante militante gréviste Greta Thunberg à Stockholm en 2019. Après leur discussion, elle a posté cette photo sur Facebook.
Notes
[1] “Salvemos a la humanidad. Retomemos las raíces indígenas”, Hugo Blanco. Página 18. Ediciones Lucha Indígena. Mayo 2009.
[2] Ídem.
[3] “Salvemos la humanidad. Retomemos las raíces indígenas”, Hugo Blanco. Página 19. Ediciones Lucha Indígena. Mayo 2009.
[4] “La verdadera historia de la reforma agraria”, Hugo Blanco, Página 5. Ediciones Lucha Indígena. Abril 2009.
[5] Ídem.
[6] Carta de José María Arguedas a Hugo Blanco.
[7] Comentario de Eduardo Galeano. “Nosotros los indios. Hugo Blanco”, Página 17. Ediciones La Minga. Herramienta.
[8] Comentario de Eduardo Galeano, “Nosotros los indios. Hugo Blanco”, Página 17. Ediciones La Minga. Herramienta.
[9] Ídem.
[10] Trabajadores al poder. Hugo Blanco. Página 65. Eris Editorial S.A.
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Certains révolutionnaires réussissent, toute leur vie durant, à se jouer de la répression, de la prison, des condamnations à mort et de l’exil. Ils continuent, jusqu’au bout et inlassablement, à lutter pour la grande cause du genre humain. Hugo Blanco était de ceux-là. Il est mort à Uppsala, en Suède, le 25 juin, à l’âge 88 ans.
Dans les haute-vallées des Andes péruviennes, à 11.000 kilomètres de la capitale suédoise, comme ailleurs, en Amérique latine, on porte le deuil de celui qui fut, plus d’un demi-siècle, le porte-voix des plus pauvres, des laissés-pour-compte et des oubliés. Pendant plusieurs décennies, la vie d’Hugo Blanco s’est confondue avec l’engagement des marxistes révolutionnaires latino-américains héritiers de Léon Trotsky, de leurs débats, de leurs paris, de leurs espérances et de leurs espoirs déçus, sans jamais baisser les bras, envers et contre tout.
Hugo Blanco naît le 15 novembre 1934 au Cuzco, l’ancienne capitale de l’Empire inca avant l’arrivée des Espagnols, dans une famille relativement aisée mais clairement engagée aux côtés des petites-gens. Son père, avocat, défend les paysans, que les grands propriétaires traitent comme des bêtes de somme. Ses frères, qui sont militants de l’Alliance populaire révolutionnaire américaine (Apra), l’organisation nationaliste de Haya de la Torre, ont dû s’exiler pour échapper à la prison. C’est en les rejoignant, à La Plata, en Argentine, où il commence des études d’agronomie, qu’il entre en contact avec les militants trotskystes du Parti ouvrier révolutionnaire (Por) de Nahuel Moreno. Il sait que sa vie sera du côté des exploités et des opprimés, où qu’ils soient.
Pour cela, il est prêt à brûler les étapes de ce qui est présenté, alors, comme le seul modèle révolutionnaire possible : d’abord la révolution agraire, démocratique et anti-impérialiste, puis, dans un second temps, le socialisme, toujours renvoyé aux calendes grecques, sans que cet horizon soit jamais défini ni réellement défendu stratégiquement, que ce soit par l’Apra ou par le Parti communiste péruvien (Pcp) qui n’a plus grand-chose à voir avec celui qu’avait fondé trente ans auparavant José Carlos Mariategui, l’un des « pères » du marxisme indo-américain. Blanco n’a que vingt ans mais il a déjà fait le bilan des limites du nationalisme bourgeois « apriste », défendu par ses frères, ainsi que du communisme dans sa déclinaison officielle, stalinienne et pro-soviétique. Il embrasse ainsi la cause de la Quatrième internationale. Pour militer, il arrête ses études et « s’établit » dans l’une des grandes usines frigorifiques de conditionnement de viande de la banlieue de La Plata, à Berisso, mais dès que la situation politique au Pérou le permet, il choisit de retourner à Lima, pour aider à la reconstruction du Por péruvien.
« La terre ou la mort ! »
Le Por étant dans le viseur de la police, à la suite notamment d’une manifestation anti-impérialiste contre la venue de Nixon, alors vice-président des Etats-Unis, en 1958, sous l’influence, également, de la Révolution cubaine, véritable coup de tonnerre qui retentit dans toute l’Amérique latine, la direction de son organisation décide de transférer Blanco dans sa province natale. A partir de 1959, au Cuzco, il travaille comme vendeur de journaux, organisant le premier syndicat du secteur, mais c’est en direction des paysans pauvres et sans-terre qu’il va se tourner, corps et âme.
Malgré la vigilance des autorités politiques - qui surveillent de près ce qu’il se passe dans les campagnes - en lutte ouverte contre la direction régionale du Parti communiste - qui défend son emprise sur les organisations paysanne et qui pourchasse les trotskystes avec la même détermination que la police du président Manuel Prado Ugarteche -, Blanco et les militants qu’il recrute vont gagner la confiance des leaders paysans locaux, notamment dans les hautes vallées du piémont andin des provinces de Lares et de Concepción. C’est là que vivent des dizaines de milliers de familles, dans le plus grand dénuement, sur un relief accidenté « à 4000 mètres au-dessus du niveau de la faim », pour reprendre le célèbre vers du poète bolivien Eliodoro Aillon Terán.
Bientôt, Blanco et ses camarades dirigeront la Fédération des paysans du département du Cuzco. C’est l’époque d’une lutte sans merci contre les grands propriétaires. Les paysans déclinent, en quechua, l’ancien mot d’ordre d’Emiliano Zapata, pendant la Révolution mexicaine, et repris par les « barbudos » cubains, qui viennent de chasser le dictateur Batista : « Otaq hallp’a, otaq wañuy », « la terre ou la mort ! ». Blanco y rajoute le programme de la Quatrième Internationale, décliné suivant la ligne du Por et du courant du trotskysme auquel il est alors rattaché, en posant la question de l’autodéfense paysanne, de l’alliance de classe entre travailleurs des villes et des campagnes, la perspective d’un gouvernement ouvrier et paysan et la révolution latino-américaine et mondiale comme horizon.
Pour récupérer les terres qui sont les leurs et qui ont été spoliées au cours de la Conquête puis de la colonisation espagnole - la République indépendante n’ayant jamais que consolidé la mainmise des grands propriétaires et des multinationales étrangères sur le foncier au détriment des petits paysans, dans les Andes comme sur la côte et dans l’Amazonie péruvienne - Blanco construit des syndicats, défend la méthode de l’action directe, constitue des milices paysannes et se lance à l’assaut des haciendas. Depuis les hauteurs de Chaupimayo, quartier-général des révolutionnaires, les militants lancent la réforme agraire dans le département du Cuzco. Ils s’appuient, pour ce faire, sur un réseau de double pouvoir, selon Blanco, fondé sur une administration alternative des communautés paysannes. Pendant près de trois ans, c’est une véritable guerre qui est livrée contre les « hacendados », protégés par la police et les gardes blanches.
Déjouant la traque de l’armée, tendant des embuscades aux forces de répression, organisant des assemblées dans les « ayllus », les communautés paysannes autochtones, dès qu’ils le peuvent, la lutte est âpre. En 1962, plusieurs milliers de paysans marchent sur le Cuzco. Blanco est néanmoins finalement capturé le 15 mai 1963. Mais même si la direction des milices d’auto-défense de la Fédération paysanne départementale est décapitée, l’esprit de révolte et de lutte pour la dignité perdure et ira en se consolidant, au cours des années suivantes, avec la multiplication des occupations de terres dans le département de Cuzco, de Puno et ailleurs dans les Andes péruviennes.
« Hugo Blanco ne doit pas mourir ! »
Grâce à une intense campagne menée à échelle internationale, portée, entre autres, par Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et des dizaines d’autres intellectuels, Blanco réchappe à la peine de mort et la sentence qui est prononcée à son encontre est commuée en une peine de 25 ans d’emprisonnement. Sa popularité est telle qu’il continue malgré tout à être élu aux instances de direction de la Fédération paysanne du Cuzco, malgré son incarcération dans la prison-bagne de l’île du Frontón, au large de Lima.
Blanco est finalement libéré à la suite de l’amnistie décrétée par le gouvernement bonapartiste de gauche du général Velasco Alvarado, en 1970. Mais ce dernier s’empresse d’expulser celui qui, dans toutes les vallées andines, continue à être considéré comme le représentant incontesté des luttes paysannes. Alvarado entend mener à bien une réforme agraire, initiée un an plus tôt, mais « par en haut ». Le gouvernement veut des organisations paysannes inféodées au régime, et non des syndicats autonomes et lutte-de-classe, luttant aux côtés des travailleurs urbains pour un socialisme authentique. D’abord exilé au Mexique, Blanco est envoyé en Argentine, où la dictature militaire l’arrête. Une nouvelle campagne lui permet de gagner le Chili de l’Unité populaire. Il continue à militer, avec les trotskystes, aux côtés, notamment, des Cordons industriels, à partir d’octobre 1972, pour affronter la réaction et les hésitations du gouvernement de gauche d’Allende, qui finira renversé par ceux en qui le président et le PC chilien avaient déposé leur confiance, l’armée d’Augusto Pinochet.
Nouvel exil et retour au Pérou
C’est une autre longue histoire d’exil qui recommence, en Argentine, à nouveau, puis en Suède. Tout au long de ces années, Blanco prend part aux débats qui parcourent le Secrétariat unifié de la Quatrième internationale (SU). L’un des principaux points d’achoppement porte sur la question latino-américaine et la ligne politique qui est déployée sur place par les organisations révolutionnaires membres du SU. D’un côté, la direction majoritaire, portée par Ernest Mandel, Livio Maitan et la direction de la Ligue communiste, préconise une stratégie largement axée sur la lutte armée. De l’autre, la minorité, avec à sa tête le courant dirigé par Moreno et le Socialist workers party étatsunien, défend une stratégie axée sur la perspective de la grève générale et de l’insurrection, les éléments d’auto-défense - comme ceux portés par Blanco au Pérou, dans les années 1961-1963 - n’étant jamais que subordonnés à cette perspective générale. Le débat se poursuivra, par la suite, notamment dans le cadre de la poussée révolutionnaire en Amérique centrale qui aboutira, entre autres, au renversement de Somoza, au Nicaragua, par le Front sandiniste de libération nationale (Fsln). Parallèlement, Blanco continue à militer en direction de la région, en solidarité avec les luttes contre les dictatures qui, une à une, sous la houlette des Etats-Unis et avec la complicité des Etats d’Europe occidentale, ont pris le pouvoir depuis la moitié des années 1960.
Entretemps, à partir de 1976, le régime militaire péruvien commence à vaciller sous les coups d’une vaste mobilisation et la dictature cherche une issue en orchestrant une « transition contrôlée ». C’est dans ce cadre que Blanco est élu député de l’Assemblée constituante au nom du Front ouvrier, paysan et étudiant et populaire (Focep), qui fera 12% des voix aux premières élections libres de 1978. Blanco, malgré la répression et l’exil, est le député de gauche qui réunira le plus de suffrages sur sa candidature, son élection lui permettant de revenir au Pérou. Utilisant l’Assemblée constituante comme une tribune, ce qu’il fera également par la suite en tant que député du Parti révolutionnaire des travailleurs (Prt), jusqu’au milieu des années 1980, il relaie les luttes ouvrières et paysannes et la cause populaire. Elu sénateur en 1990, le coup d’Etat d’Alberto Fujimori, en 1992, le contraint à nouveau à l’exil.
A la fin des années 1980, Blanco commence à prendre ses distances vis-à-vis des différents courants du trotskysme organisé au sein desquels s’inscrivait jusqu’alors sa trajectoire politique. Par la suite, Blanco évolue vers des positions distinctes, inspirées, entre autres, du néo-zapatisme mexicain de l’Ezln, proche, un temps, du chavisme vénézuélien et des idées défendues par Evo Morales, premier président indigène élu de Bolivie. Défenseur jusqu’au bout de la cause des nations autochtones, de leurs luttes contre la déprédation des multinationales, en défense de l’environnement et contre le pillage extractiviste, Blanco a partagé les dernières années de sa vie entre « ses » terres du Cuzco, d’où il continuait à animer le périodique Lucha indígena, les tournées internationales, en Europe et ailleurs, pour relayer les combats qui lui tenaient à cœur, et la Suède, où vivent deux de ses filles et où il s’est finalement éteint, non sans avoir pris parti, au cours des derniers mois de sa vie, pour la résistance péruvienne contre le gouvernement putschiste de Dina Boluarte.
« Kutimunqan p’unchay ! / Notre jour viendra ! »
En novembre 1969, dans la correspondance qu’il échange en quechua avec le grand écrivain péruvien José María Arguedas, depuis la prison de haute-sécurité où il est incarcéré, Blanco décrit en ces termes la prise de la ville du Cuzco par les milices paysannes, en octobre 1962 : « Quelle joie a dû être la tienne quand tu nous a vus descendre de la puna et entrer dans le Cuzco, sans courber l’échine ni être humiliés [les paysans quechuas étant généralement discriminés en ville, lorsqu’ils s’y rendent, NdT], en criant de par les rues, "A mort les grands propriétaires ! Vive les hommes qui travaillent de leurs mains !". En entendant notre cri, on avait l’impression que les petits-bourgeois métis hispanophones du Cuzco [Mistichakunataqh] voyaient des fantômes et ils couraient se réfugier dans leur trou, comme des rats. Alors depuis la porte de la cathédrale, avec un haut-parleur, nous leur avons fait entendre la seule vérité qui existe, celle qu’ils n’avaient jamais entendue en espagnol ; nous la leur avons dite en quechua. Ce sont les "maqt’as" [les paysans quechuas pauvres, NdT] qui la leur ont fait entendre, ceux-là mêmes qui ne savent ni lire, ni écrire, mais qui savent combattre et travailler. Les "maqt’as", vêtus de leur poncho ont failli faire voler en éclat la Place d’Armes [symbole de la ville coloniale espagnole, construite sur les ruines de la vieille capitale inca, NdT]. Mais je peux t’assurer, petit père, que ce jour-là reviendra, et pas seulement sous la forme de ce que je viens de te raconter, mais plus grandiose encore. De grands jours viendront, et tu les verras. Ils sont clairement annoncés ».
Sans frontières ni patrie, si ce n’est la cause des exploités et des opprimés, Blanco est mort, et c’est la révolution qui perd l’un de ses militants. A celles et ceux qui ont croisé son chemin ou qui s’identifient aux combats qui ont été les siens, il faudra les reprendre là où il les a laissés. Pour qu’à nouveau, « un jour prochain », celles et ceux « qui travaillent et savent lutter » puissent prendre d’assaut, une bonne fois pour toute, tous les Cuzcos qui soient, dans les Andes comme dans le monde entier.