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On sait mieux où va la France - Jean-François Bayart

Lien publiée le 2 juillet 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

On sait mieux où va la France - Le Temps

OPINION. J’ai été accusé d’exagérer lorsque j’ai évoqué le basculement de la France; malheureusement la suite ne me donne pas tort, argumente le professeur de l’IHEID Jean-François Bayart

Une boutique détruite à Montreuil, après une nuit d'émeutes. 1er juillet 2023.  — © JULIEN MATTIA / keystone-sda.ch

Où va la France? demandai-je le 8 mai, dans Le Temps.Aujourd’hui, on le sait mieux. Vers l’explosion sociale, vers son inévitable répression policière puisque la fermeture des canaux démocratiques contraint la protestation à la violence émeutière, et vers l’instauration d’un régime paresseusement qualifié d’«illibéral» (c’est le sociologue du politique qui écrit, peu convaincu par cette notion valise qui pourtant fait florès).

Reprenons les faits. La France brûle. Pour un homme qui se faisait fort de l’apaiser et clignait de l’œil à la banlieue lors de sa première campagne électorale, le constat est amer. Il vient après le mouvement des Gilets jaunes et une succession de mouvements sociaux de grande intensité. Tout cela était prévisible et fut prévu, comme était attendu l’embrasement des quartiers populaires, tant était connue la colère sociale qui y couvait. Tellement redouté, même, qu’Emmanuel Macron, Elisabeth Borne et Gérald Darmanin ont immédiatement compris la gravité et le caractère inacceptable de l’exécution extra-judiciaire de Nahel – le mot est fort, j’en conviens, mais de quoi s’agit-il d’autre au vu de la vidéo?

Les paroles d’apaisement furent vaines. Car la mort de Nahel, loin d’être une simple bavure, était programmée. Elle est la conséquence mécanique de la démission du pouvoir politique, depuis trente ans, sous la pression corporatiste de la police qui n’a cessé de s’affranchir des règles de l’Etat de droit bien que lui ait été concédée, de gouvernement en gouvernement, une kyrielle de lois liberticides, jamais suffisantes, sous couvert de lutte contre le terrorisme, l’immigration et la délinquance. Jusqu’à la réécriture de l’article 435-1 du Code de la sécurité intérieure, en 2017, qui assouplit les conditions d’emploi des armes à feu par les forces de l’ordre. Annoncé, le résultat ne se fit pas attendre. Le nombre des tués par la police a doublé depuis 2020 par rapport aux années 2010. Le plus souvent pour «refus d’obtempérer à un ordre d’arrêt» :5 fois plus de tirs mortels dans ces circonstances. Nahel est mort de cette modification du Code de la sécurité intérieure.

Et l’avocat du policier meurtrier de justifier son client: Nahel n’obtempérait pas et il n’y avait pas d’autre moyen de l’arrêter que de tirer. A-t-on besoin d’un avocat pour entendre une insanité pareille alors qu’il suffit de tirer dans les roues? On se croirait à Moscou ou Minsk, où des hommes politiques promettent à Prigojine une «balle dans la tête». Aux yeux de certains, le refus d’obtempérer semble désormais passible de la peine de mort. Une grammaire s’installe, qui brutalise les rapports sociaux, et dont on voudrait faire porter la responsabilité à l’«ultragauche», aux «éco-terroristes», à La France insoumise, alors qu’elle émane d’abord de certains médias et des pouvoirs publics, sous influence de l’extrême droite.

Une violence policière qui est aussi le prix du retrait de l’Etat

Comme l’ont démontré depuis des années nombre de chercheurs,la violence policière est devenue la règle dans les «quartiers», et le refus des autorités politiques de prononcer ce vilain mot aggrave le sentiment d’injustice. Mais la vérité oblige à dire que ladite violence policière est aussi le prix du retrait de l’Etat qui a asphyxié financièrement le tissu associatif de proximité et démantelé les services publics en confiant à ses flics une mission impossible: celle de maintenir la paix sociale dans un Etat d’injustice sociale, prompt à l’injure publique à l’encontre de la «racaille». Tout cela sur fond de dénonciation hystérique du «wokisme» et de vociférations sur les chaînes d’information continue des syndicats de police, dont les membres sont de plus en plus nombreux à porter sur leur uniforme la Thin Blue Line prisée de l’extrême droite suprémaciste américaine.

Bien sûr, l’Etat ne peut laisser sans réagir la banlieue s’embraser. L’ «ordre républicain» est en marche, avec son lot d’arrestations, de blessés, peut-être au prix de l’état d’urgence ou d’un couvre-feu national, «quoi qu’il en coûte», à un an des Jeux Olympiques. Le piège s’est refermé. Quel «Grand débat national» (ou banlieusard) le magicien Macron va-t-il sortir de son chapeau pendant que les chats de Marine Le Pen se pourlèchent les babines?

Certains lecteurs de ma tribune «Où va la France? » se sont offusqués de la comparaison que j’établissais entre Macron et Orban, voire Poutine ou Erdogan. C’était mal me comprendre. Il ne s’agissait pas d’une question de personnes, bien que les qualités ou les faiblesses d’un homme puissent avoir leur importance. Il s’agit d’une logique de situation, qui me faisait écrire que la France «bascule». Or, depuis la parution de cette tribune, les signes d’un tel basculement se sont accumulés. Que l’on en juge, en vrac.

Pour reconquérir l’opinion le président de la République, fébrile, sans jamais se départir de sa condescendance à l’égard de «Jojo» – c’est ainsi qu’il nomme dans l’intimité le Français moyen – ce «Gaulois réfractaire»: «Mon peuple», disait-il en 2017, en monarque frustré – sillonne le pays, court-circuite le gouvernement et multiplie les effets d’annonce, au point que Le Monde titre: «Emmanuel Macron, ministre de tout». On pourrait ajouter: «et maire de Marseille».

Anticor mis à l’index, dissolution des Soulèvements de la Terre…

La justice refuse à l’association Anticor (lire «anticorruption»), à l’origine de la plainte qui a conduit à la mise en examen du secrétaire général de l’Elysée, le renouvellement de son «agrément», lequel lui permet de se porter partie civile devant les tribunaux. Cela sent un peu les eaux troubles du Danube, non?

Le mouvement des Soulèvements de la Terre a été dissous sous la pression de la FNSEA, le grand syndicat de l’agro-industrie dont les militants ou les responsables multiplient les menaces et les violences contre les écologistes, en toute impunité, quitte à faire oublier que dans l’histoire il a à son actif nombre d’assauts contre des préfectures. Le décret de dissolution justifie notamment la mesure par le fait que les militants des Soulèvements de la Terre lisent l’essai d’Andreas Malm Comment saboter un pipeline et mettent en mode avion leur téléphone portable quand ils vont manifester. Olivier Véran, le porte-parole du gouvernement, va jusqu’à les accuser d’intentions homicides à l’encontre des forces de l’ordre, contre toute évidence. Orwell n’est pas loin.

Vincent Bolloré, le grand argentier de la révolution conservatrice en France, fait nommer un journaliste d’extrême droite, un ami d’Eric Zemmour, comme rédacteur en chef du Journal du Dimanche,l’un des principaux hebdomadaires du pays. Le piquant de la chose est que ledit journaliste s’était fait congédier par un autre hebdomadaire, d’extrême droite celui-ci, Valeurs actuelles, qui lui reprochait sa radicalité.

Laurent Wauquiez, président de la méga région Auvergne-Rhône-Alpes, prive de subvention un théâtre dont le directeur avait osé critiquer sa politique.

La Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement s’alarme de la hausse des requêtes des services secrets en matière de surveillance du militantisme politique et social.

Richard Ferrand, ancien président de l’Assemblée nationale, l’un des plus proches conseillers d’Emmanuel Macron, lâche un ballon d’essai sur la possibilité d’une révision constitutionnelle qui autoriserait à celui-ci un troisième mandat, pendant que d’autres préparent une candidature de Jean Castex-Medvedev. Sommes-nous à Dakar ou à Moscou?

Tout cela en deux petits mois. Oui, la France bascule. Nul doute que l’explosion sociale dans les banlieues accélérera le mouvement. Mais peut-être faut-il rappeler la définition du «point de bascule» que donnent les experts du GIEC: le «degré de changement des propriétés d’un système au-delà duquel le système en question se réorganise, souvent de façon abrupte, et ne retrouve pas son état initial même si les facteurs du changement sont éliminés».

Le climat politique en France en est bien là, et Macron, qui dans son immaturité se voulait «maître des horloges» et se piquait de séduire la banlieue par diaspora africaine interposée, n’est que le fondé de pouvoir d’une situation qui échappe à son entendement, mais qu’il a contribué à créer. Comme, par ailleurs, les droites de gouvernement, à l’échelle européenne, de l’Italie à la Suède et à la Finlande, se compromettent de plus en plus avec l’extrême droite, la comparaison que certains m’ont reprochée est hélas politiquement pertinente, et même nécessaire.